La Presse Anarchiste

L’homme en amour

[[Pre­mier cha­pitre d’un livre en pré­pa­ra­tion chez Ollendorff.]]

Peut-être je suis un homme très vieux. Je porte en mes os l’homme que j’é­tais déjà dans le loin­tain de la race. Oui, alors déjà j’é­tais pos­sé­dé de ce mal ; mon sang âcre­ment brû­lait. Et j’ai à peine trente ans. 

Il y avait à la mai­son un beau vieillard vert, une espèce de géant qui tou­chait le pla­fond en levant les bras. Tout l’hi­ver il maillait des filets là-haut dans sa petite chambre sans feu. C’é­tait un homme très doux qui aimait la pêche et la chasse. Vers le temps de l’au­tomne, il s’en allait à notre mai­son des bois. Nous avions tou­jours du gibier en abon­dance. Et un jour j’en­ten­dis rire une des ser­vantes : « Le Vieux encore une fois est allé faire un enfant. » Je n’ai com­pris que plus tard. 

Le Vieux ren­trait un peu hon­teux quand com­men­çaient à tom­ber les pre­mières neiges. Mon père lui par­lait rude­ment, très rouge, et tout de suite se tai­sait à l’ap­proche de mon pas. Ma mère déjà était par­tie vers les stèles, à l’autre extré­mi­té de la ville. 

Avec le temps les voix s’a­pai­sèrent. Je revois le beau vieillard me cares­sant avec les grandes mains dont il nouait ses cordes à filets. 

Mes sou­ve­nirs ne vont pas plus avant. J’é­tais un petit gar­çon ; j’a­vais une sœur, de quatre ans mon ainée. Elle quit­ta la mai­son pour se marier. Ce fut un trouble inex­pri­mable pour moi. Je pas­sai toute une nuit rou­lé dans son lit en pleu­rant et res­pi­rant l’o­deur de ses che­veux. Elle ne fut plus qu’une femme et je me sen­tis jaloux de mon beau-frère. Alors nous vécûmes à trois un peu de temps, le Vieux, mon père et moi. Quel­que­fois, pen­dant l’ab­sence de celui-ci, un bruit étrange venait de la chambre là-haut. Le Vieux riait d’un rire que je n’ai enten­du à per­sonne, un rire comme le hen­nis­se­ment d’un che­val à la sai­son d’a­mour et tan­tôt l’une, tan­tôt l’autre des ser­vantes des­cen­dait en criant une injure. 

Puis on me mit en pen­sion chez les Jésuites. Au bout, d’un an, un matin d’hi­ver, mon père arri­va me deman­der au par­loir. Il me dit : « Ton grand-père est mort. » Je crus com­prendre que c’é­tait un débar­ras pour la mai­son. Celui-là était un homme d’un autre âge, un frag­ment d’hu­ma­ni­té encore voi­sine des faunes avec des goûts de rapts, inof­fen­sif au fond. Il eût dû vivre au coin d’un bois, près d’un fleuve, tra­quant la femelle et le gibier. À soixante-dix ans, étant allé à l’au­tomne, dans la mai­son des bois, il engros­sa la femme d’un de nos pay­sans : cela tout le monde le savait. Il y avait beau­coup de petits enfants aux alen­tours de la mai­son qui avaient son visage. 

Je crois que je l’ai aimé plus que je n’ai­mai mon père. Il avait l’air d’un grand buffle doux dans une étable domes­tique. Je m’a­mu­sais à tirer son gros nez et il m’ap­prit à tailler des sif­flets dans les roseaux. Il ne connais­sait que les petites indus­tries rus­tiques et fores­tières, appeaux, col­lets, filets, emman­chage des bêches, affû­tage des faux, etc. Il imi­tait le cla­pis­se­ment du renard, le groui­ne­ment du san­glier, le cra­què­te­ment de la cigogne. Et il avait man­gé, d’une goin­fre­rie d’ogre, une des solides for­tunes du pays. Je n’ou­blie­rai jamais la fière mine qu’il avait sur son lit, entre les chan­delles. Quand on l’eût mené au cime­tière, il y eut un grand silence dans la maison. 

Ce gros nez du Vieux, je l’ai aus­si. Il paraît que c’é­tait le nez de la lignée. Mon père, cepen­dant, était mince de là et de tout le visage, une tête de robin aux yeux réflé­chis et froids. Il ne tua qu’une fois dans sa vie ; C’é­tait à la chasse avec le Vieux ; une bête rou­la sous ses plombs ; et ensuite il ne recom­men­ça plus. Mon grand-père m’a­vait lais­sé une canar­dière et deux cara­bines. Jamais je n’y vou­lus tou­cher. Le sang écu­meux et riche de la race ain­si devint un pâle ruis­se­let tran­quille en d’u­ni­formes sites. Sans les écarts où s’al­té­ra pour moi la nature, j’au­rais eu le goût des besognes régu­lières et méti­cu­leuses de mon père. Il par­lait peu, s’ha­billait de noir, ne sor­tait géné­ra­le­ment qu’à la nuit. Il était grave et timide, sans expan­sion. Il allait visi­ter deux fois le mois la stèle sous laquelle repo­sait ma mère. Je fus bien éton­né d’ap­prendre plus tard qu’il demeu­ra jus­qu’au bout le client d’une mai­son aux volets clos. Et sa vie fut un modèle d’ordre et de probité. 

Je tins de lui mes minu­ties d’es­prit et mes pau­vre­tés quo­ti­diennes. Il pra­ti­qua, je crois, un liber­ti­nage pru­dent avec l’in­to­lé­rance de la licence d’au­trui. Sa mère l’a­vait cou­vé long­temps avec une ten­dresse jalouse. Il eut une ado­les­cence lai­tée et tiède comme une fille. À deux ans on l’ha­billait encore de tuniques sans sexe défi­ni. Déjà le Vieux vivait d’une vie soli­taire et libre dans les bois. Ce ne fut qu’à la mort de ma grand’­mère qu’il lui fut rap­pe­lé qu’il avait un fils. Dans un petit chef-lieu de pro­vince, ayant à me cacher des autres et de moi-même, j’au­rais fait comme mon père, je me serais glis­sé à la nuit, le col­let de mon pale­tot remon­té jus­qu’aux yeux, dans les mai­sons à volets fer­més. J’ai pré­fé­ré habi­ter les grandes villes, je n’ai pas dû rele­ver le col­let de mon pale­tot. Je ne puis dire cepen­dant que j’ai écou­té les mou­ve­ments de la nature. 

L’homme de ma race a été plu­tôt le Vieux, celui qui à l’au­tomne par­tait subo­do­rer le gibier humain à la lisière des bois. Et sans doute il conti­nua lui-même la lignée des robeurs de proies chaudes. Mais tan­dis qu’ils allaient en plaine, d’une mine haute, moi je me suis tapi der­rière la haie et avec de sour­noises convoi­tises, j’ai regar­dé filer la bête qu’à pleins pou­mons ils relan­çaient. La Femme un jour entra en moi et depuis elle n’est plus par­tie. Je suis res­té le pos­sé­dé des nos­tal­gies de son trouble amour. 

Dans cette grande mai­son de mon père, il venait, au temps où ma sœur vivait encore avec nous des petites filles de son âge, presque des jeunes filles. Elles étaient tou­jours curieuses de connaître le frère, l’a­mi du même sang. Il y a là un attrait obs­cur des sexes où pour la pre­mière fois le petit homme et la petite femme futurs apprennent à se connaître. Il naît une contra­dic­tion de ne se croire que fra­ter­nels et de se dési­rer d’une ingé­nue ardeur amoureuse. 

J’ai­mai ain­si fol­le­ment une grande fille que je ne vis jamais que par un trou de ser­rure. Quel­que­fois ensemble, Ellen et elle se met­taient en tête de me cher­cher dans la mai­son. Je me sau­vais par l’es­ca­lier. Un jour elles mon­tèrent au gre­nier. Je me cachai dans un panier à linge. 

Et ensuite, à la pointe des pieds, je redes­cen­dais, j’al­lais me col­ler contre la porte, l’œil à la ser­rure ; je serais mort si tout à coup la porte s’é­tait ouverte. La grande Dinah enfin s’en retour­nait et je bai­sais lon­gue­ment la chaise sur laquelle elle s’é­tait assise. Elle aus­si se maria un peu de temps après Ellen. 

On nous avait appris la plus sévère décence. J’i­gno­rai tou­jours com­ment étaient faites les épaules de ma sœur. Sa chambre était éloi­gnée de la mienne ; une porte sépa­rait ma chambre de celle de mon père et cette porte n’é­tait jamais fer­mée. Quand il s’ha­billait, il tirait le paravent. Je n’ai jamais pu savoir s’il m’ai­mait. Il veillait scru­pu­leu­se­ment à l’ac­com­plis­se­ment de mes devoirs reli­gieux ; il m’embrassait rare­ment ; il sem­blait sur­tout pré­oc­cu­pé de faire de moi un jeune homme cor­rect, à l’a­bri des ten­ta­tions du péché. 

C’é­tait là un mot qui reve­nait sou­vent dans ses entre­tiens ; je l’en­ten­dais aus­si sur les lèvres du prêtre qui tous les mois me confes­sait. Et je ne savais pas ce que c’é­tait que le péché, je le redou­tais dans tous les mou­ve­ments spon­ta­nés de ma sensibilité. 

On m’ap­prit ain­si à me défier de la nature : elle ne s’en éveilla que plus acti­ve­ment. À douze ans je connus ma nudi­té, elle me devint la cause d’un secret plai­sir. Et il arri­vait que mon père, m’en­ten­dant sou­pi­rer, quel­que­fois entrait la nuit dans ma chambre et venait jus­qu’à mon lit. 

Je m’ha­bi­tuai à l’i­dée qu’il fal­lait répri­mer ma joie, mes élans, le bruit de ma voix, les mani­fes­ta­tions de l’être inté­rieur. Ellen, une fois fut répri­man­dée pour m’a­voir cares­sée trop ten­dre­ment. Ce jour-là, je pleu­rai des larmes que j’i­gno­rais encore, comme pour une bles­sure très pro­fonde de nos fibres vio­lem­ment sépa­rées, une chose hon­teuse au fond de notre fra­ter­ni­té et qui nous ren­dait étran­gers. Je ne res­sen­tis plus aux approches d’El­len qu’un sourd et inex­pli­cable malaise. Je me cachai d’elle comme de mon père. Mais à quelque temps de là, il me sur­prit une après-midi der­rière la porte, regar­dant la belle Dinah. Il me prit par le bras, m’en­traî­na par l’es­ca­lier, m’en­fer­ma dans ma chambre. Et je ne revis plus la grande fille : ce fut à par­tir de ce moment que je l’ai­mai si follement. 

Mon père fut ain­si l’une des causes de mon mal. Tant que j’ha­bi­tai avec lui, je vécus d’une vie soli­taire dans la mai­son et le jar­din. Il n’y avait point de tableaux aux murs, nulle aimable image qui eût pu me révé­ler la Beau­té ; et la porte de la biblio­thèque me res­tait défen­due. On ne par­lait jamais des organes de la vie qu’a­vec réti­cences ; il sem­bla qu’il fût hon­teux d’être un homme ; et peut-être l’a­mour, pour mon père, demeu­ra la fai­blesse humi­liante qu’il allait sou­la­ger dans la mai­son aux volets clos. Je ne connus donc l’har­mo­nie de la vie et la beau­té de mon corps qu’à tra­vers la dou­leur de les sen­tir mal­fai­sants, frap­pés de la répro­ba­tion divine et humaine. Mais alors déjà il était trop tard pour les aimer sans la pen­sée du péché. Et je fus l’en­fant qui, pour avoir tou­ché à sa chair, se croit voué à la damnation. 

Cela ne s’en alla jamais tout à fait. Il res­ta au fond de moi la rou­geur de la nudi­té de l’être et du nom par lequel on la nom­mait chez l’homme et chez la femme. En soi, cepen­dant, je n’y voyais rien de répu­gnant : ce n’é­tait qu’à la réflexion, en me rap­pe­lant les réti­cences dégoû­tées avec les­quelles on m’a­ver­tit d’i­gno­rer cer­taines par­ties de ma vie qu’elles m’ap­pa­rais­saient mon infir­mi­té vive. 

Elles étaient plu­tôt belles pour mes yeux et cepen­dant il était défen­du à mes yeux de les regar­der. La nature ne me les avait don­nées que pour ne point les connaître ; elles étaient comme une erreur et une défaillance de la créa­tion ; elles s’é­ter­ni­saient le remords vivant de Dieu, et quand je sus plus tard que tout le secret de la vie y rési­dait comme un alam­bic mer­veilleux des races, je me révol­tai. Mais la rou­geur ne fut pas dissipée. 

« Qu’il y ait au centre de toi, plus bas que le visage, mais plus près des bat­te­ments de ton cœur, un foyer d’ar­dentes effu­sions, le méca­nisme même de ta vie et de toutes les autres vies sem­blables à la tienne, fais que jamais ce mys­tère n’ap­proche de ta pen­sée. Il est d’au­tant plus abo­mi­nable qu’il résume, dans la beau­té de ses formes exté­rieures, dans sa grâce flexueuse de fleur, la struc­ture totale de ton corps. Tu n’y peux por­ter la main ni le regard sans l’or­gueil de t’y éprou­ver viril, en pos­ses­sion de la force qui per­pé­tue la sub­stance. Tu le sen­ti­ras vivre comme une part de ta vie aux impul­sions irré­sis­tibles, comme un être de muscles et de sang coexis­tant à ton être spi­ri­tuel. Et cepen­dant c’est la chose infé­rieure et innom­mable par laquelle, si tu t’y com­plais, tu te recon­naî­tras animal. » 

Ain­si par­lait le prêtre. C’é­tait aus­si le sens de ce qui se disait et se pen­sait autour de moi. Et plus tard je com­pris que l’exé­cra­tion du moyen âge pour l’œuvre saine de la vie et les organes qui en sont les agents sub­tils, lirait pas ces­sé de régner dans les socié­tés actuelles. Mais alors j’i­gno­rais encore l’ar­cane divin. Je savais seule­ment qu’en connais­sant ma chair, il en nais­sait un délice trouble, l’acre et étrange saveur de mordre en un fruit vert. C’é­tait la sen­sua­li­té aus­si de tou­cher, avec des papilles infi­ni­ment duc­tiles, un tis­su élec­trique, une soie fré­mis­sante et chaude. Mon corps ain­si s’at­tes­tait vivre et se réper­cu­ter aux centres ner­veux en dehors de ma volon­té. Il vivait d’une vie per­son­nelle et pro­fonde à tra­vers une durée d’ondes vibra­toires comme le son et la lumière, une pro­jec­tion de mes réso­nances par delà l’être conscient. 

Je res­sen­tais confu­sé­ment dans la secousse d’un ver­tige pas­ser le magné­tisme, la loi des atti­rances et des vibra­tions qui règle le méca­nisme universel. 

Un ins­tinct apprend ain­si l’en­fant à s’é­prou­ver ; il y est por­té aus­si natu­rel­le­ment qu’à boire et à man­ger ; l’ac­ti­vi­té de ses cel­lules, le jeu libre de ses éner­gies le met en contact avec ses organes. Et l’u­nique per­cep­tion de l’In­fi­ni qu’il soit don­né aux hommes de connaître dans le spasme de l’a­mour déjà est conte­nue dans le moment où, pour la pre­mière fois, il est pro­je­té en dehors de la vie par la brève sen­sa­tion où il s’é­tonne de tenir l’éternité. 

Pour­tant la rogue incom­pré­hen­sion des édu­ca­teurs conti­nue à qua­li­fier de vice hon­teux le tour­ment ingé­nu de cher­cher dans le pre­mier acte de la connais­sance. Il arri­ve­ra un temps où, au contraire, l’é­veil des sens sera uti­li­sé par les maîtres pour le déve­lop­pe­ment de l’être inté­gral, où, en lui appre­nant le res­pect de ses organes et les buts qui leur sont assi­gnés et par les­quels ils se conforment à l’é­vo­lu­tion du monde, ces mis­sion­naires de la vraie pré­di­ca­tion, ces ministres des secrètes inten­tions divines ne sus­ci­te­ront plus chez l’en­fant la déri­soire rete­nue de la honte et plu­tôt y sub­sti­tue­ront la notion d’un culte natu­rel, d’une reli­gion de l’homme phy­sique impli­quant des rites qui ne doivent pas être transgressés. 

Mais tout n’est-il pas à refaire dans une socié­té qui a exclu l’hom­mage à la Beau­té et qui a fait de la peur des formes cachées la loi des rap­ports entre l’homme et la femme ? La démence phal­lique, les révoltes de l’ins­tinct com­pri­mé dans les formes spon­ta­nées de l’a­mour est le mal des races, aux racines mêmes de l’être. Tous en souffrent et cepen­dant plus d’un, qui me don­ne­ra secrè­te­ment rai­son en lisant ces pages, s’é­ton­ne­ra devant le monde que quel­qu’un ait osé por­ter la main à l’arche sainte des pudeurs routinières. 

[/​Camille Lemon­nier/​]

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