La Presse Anarchiste

Revue des Revues

Quelques mots sur les thès­es fon­da­men­tales de la théorie de K. Marx, par Nico­las *** (Russkoié Bogat­st­vo).

La pub­li­ca­tion récente de la tra­duc­tion du troisième vol­ume du Cap­i­tal, de Marx, a fourni à la presse péri­odique russe l’oc­ca­sion de pass­er une fois de plus en revue l’œu­vre du grand théoricien alle­mand. Le pre­mier vol­ume traduit en russe d’après la pre­mière édi­tion alle­mande, fut pro­hibé quelques années après son appari­tion et devint bien­tôt une rareté bib­li­ographique que l’on payait d’oc­ca­sion 70 francs l’ex­em­plaire. Mais les pages des péri­odiques russ­es avancés furent tou­jours ouvertes aux vul­gar­isa­teurs et com­men­ta­teurs de la théorie de Marx. 

Nico­las ***, l’au­teur des Esquiss­es de notre économie nationale après les réformes, pub­lie dans le Russkoié Bogat­st­vo, un mémoire inti­t­ulé : Quelques mots sur les thès­es fon­da­men­tales de la théorie de K. Marx, dans lequel il analyse le troisième vol­ume du Cap­i­tal, et cherche à répon­dre à ces deux ques­tions : 1° Marx est-il resté fidèle à la thèse de son pre­mier vol­ume ; 2° Com­ment a‑t-il élu­cidé dans cette dernière œuvre ses points de vue historico-philosophiques ? 

Et l’au­teur du mémoire con­clut que les reproches faits à Marx ne sont pas fondés ; que sa méth­ode d’analyse rigoureuse­ment sci­en­tifique, — d’après laque­lle en chaque ordre de choses il passe des lois générales aux mod­i­fi­ca­tions subies par elles dans l’or­dre con­cret — con­stitue un grand ser­vice ren­du par ce savant à la sci­ence de l’é­conomie politique. 

La doc­trine soci­ologique de K. Marx, par M. Philip­poff (Naoutch­noié Obozriénié, jan­vi­er et févri­er).

M. Philip­poff recon­naît à K. Marx le grand mérite d’avoir su com­bin­er dans son œuvre la pré­ci­sion math­é­ma­tique des déf­i­ni­tions de Ricar­do, avec la largeur des vues d’Adam Smith. 

Il voit en Sis­mon­di et en Rod­ber­tus Iaget­zov, les véri­ta­bles précurseurs de la doc­trine marx­iste, qui, selon lui, n’est qu’une sys­té­ma­ti­sa­tion sci­en­tifique des lois économiques énon­cées par ces deux maîtres et aux­quelles Marx, avec son esprit ana­ly­tique, don­na un développe­ment logique. Et il démon­tre que déjà Sis­mon­di s’é­tait opposé à l’ap­pli­ca­tion à l’é­conomie poli­tique de la méth­ode abstraite où la déduc­tion pré­domine sur l’in­duc­tion, et qu’il avait ten­té d’é­tudi­er les faits économiques non seule­ment dans leur rap­port avec l’époque de leur appari­tion, mais encore dans leur développe­ment historique. 

De là, dit-il, Marx n’avait qu’un pas à faire pour arriv­er à sa théorie de l’évo­lu­tion du régime cap­i­tal­iste. Il insiste sur ce fait établi par Sis­mon­di que tout régime, — et par­tant le régime cap­i­tal­iste, — ne saurait se cristallis­er et demeur­er sta­ble ; quel qu’il soit, il ne doit être con­sid­éré que comme une forme pas­sagère. Marx, avec son admirable logique, n’a fait que dévelop­per bril­lam­ment cette thèse de Sis­mon­di. De même la théorie de la valeur, basée sur le tra­vail doit son orig­ine à Ricardo. 

Par­mi les adhérents de Marx qui ont com­plété sa théorie, M. Philip­poff cite Engels, Kautz­ki et l’é­con­o­miste russe Zieber, l’un des meilleurs et des plus zélés com­men­ta­teurs de Marx en Russie. 

La doc­trine de Marx dans la vie et dans la lit­téra­ture, par M. Slonim­s­ki (Wiest­nik Europy, févri­er.)

Cette troisième étude sur Marx n’est pas faite dans le même esprit d’im­par­tial­ité que la précé­dente. Évidem­ment l’au­teur a voulu com­bat­tre le social­isme alle­mand que dans ces derniers temps cer­tains prosé­lytes trop zélés du marx­isme cherchent à impos­er au mou­ve­ment social­iste en Russie, oubliant que Marx lui-même insiste sur ce fait que les lois économiques ne peu­vent être iden­ti­fiées avec les lois naturelles, atten­du que les pre­mières sont l’ex­pres­sion d’un régime économique don­né qui lui-même est pas­si­ble de mod­i­fi­ca­tions, et que les dif­férentes phas­es économiques, en leur développe­ment his­torique, sont en rap­port avec toute la masse des con­di­tions de la vie économique de tel ou tel peu­ple à une époque donnée. 

M. Slonim­s­ki com­mence par démon­tr­er que le lien que l’on croit exis­ter entre la théorie sci­en­tifique de Marx et son pro­gramme de social­isme pra­tique est une fic­tion. Il nie la base sci­en­tifique de la théorie de Marx et cri­tique la ter­mi­nolo­gie de plusieurs de ses thèses. 

Il lui con­teste aus­si le titre de créa­teur de la théorie de la plus-val­ue et il insiste sur ce fait que le terme de « mehrw­erth » lui-même a été pour la pre­mière fois intro­duit dans l’é­conomie poli­tique par Rod­ber­tus qu’il con­sid­ère avec Tüh­nen comme précurseurs de Marx véri­ta­bles ini­ti­a­teurs de la théorie des rap­ports entre le tra­vail et le cap­i­tal et par­ti­c­ulière­ment de celle des salaires. 

L’au­teur de l’ar­ti­cle va jusqu’à accuser Marx d’une sorte de pla­giat. Il repro­duit la cita­tion de Thü­nen faite par Marx dans son livre : « Si le cap­i­tal est le pro­duit du tra­vail de l’homme, il est incom­préhen­si­ble que l’homme eût pu être sub­jugué par son pro­pre pro­duit, le cap­i­tal. » Et plus loin : « Com­ment, alors, l’ou­vri­er qui est le créa­teur du cap­i­tal, pou­vait-il se trans­former en son esclave ? » Il con­va­inc ensuite Marx d’avoir inten­tion­nelle­ment retranché dans sa cita­tion cette con­clu­sion de Thü­nen : « C’est dans le vol de son pro­duit au pro­duc­teur que l’on doit chercher la source du mal », puis d’avoir pris cette thèse de Thü­nen comme base essen­tielle de son œuvre, le Cap­i­tal. Il démon­tre en même temps que dans son exposé Marx avait sim­ple­ment changé cer­tains ter­mes, comme par exem­ple « vente du tra­vail » par « vente de la force ouvrière ». Sou­vent il chi­cane Marx sur les mots dont celui-ci a défig­uré le sens et lui reproche d’avoir abusé des banal­ités. Il attribue l’au­torité de Marx à l’en­t­hou­si­asme d’En­gels affir­mant sans cesse la gloire de son ami. 

Par­mi les charges que M. Slonim­s­ki relève con­tre Marx, il insiste surtout sur ce fait que le chef des social­istes alle­mands por­tait dans l’or­gan­i­sa­tion poli­tique sa haine pour tous ceux qui ne pen­saient pas comme lui-même, son intran­sigeance et son ambi­tion, son besoin d’hu­m­i­li­er ou de jeter par dessus bord non seule­ment ses adver­saires mais encore ses core­li­gion­naires. Et il insiste sur le tem­péra­ment autori­taire de Marx. 

Plus loin, exam­i­nant le pro­gramme d’ac­tion du théoricien social­iste, M. Slonim­s­ki démon­tre qu’il ne s’é­tait pas don­né la peine de l’éla­bor­er au point de vue de son appli­ca­tion pra­tique. En effet, la société qui dans l’avenir opér­era la répar­ti­tion des biens entre ses mem­bres, c’est évidem­ment l’hu­man­ité entière. Or, Marx n’a pas même effleuré une foule de ques­tions qui doivent être soulevées à pro­pos d’un nou­veau plan de recon­struc­tion sociale, sans quoi, le plan ne peut-être tracé que d’après un idéal d’in­térêts vul­gaires et mesquins. Enfin, M. Slonim­s­ki met en doute les ser­vices que le pro­gramme poli­tique de Marx eût pu ren­dre à la cause social­iste et il conclut : 

« Marx a sim­ple­ment créé une utopie, vul­gaire dans son essence et adap­tée à l’étroitesse de vues d’ou­vri­ers vul­gaires, à la con­cep­tion et aux rêves de gens pour qui l’idéal le plus élevé est la plus grande quan­tité pos­si­ble de pro­duits en échange de leur tra­vail. En met­tant à la base d’un pro­gramme poli­tique qui devait être mis en pra­tique, cette utopie vague mais pour­tant séduisante pour l’ou­vri­er, Marx rem­por­ta un grand suc­cès et devint l’in­spi­ra­teur et le chef du par­ti ouvri­er en Alle­magne ; mais en même temps il a stéril­isé l’ac­tiv­ité de ce par­ti auquel il avait imposé le renon­ce­ment à tout désir réfor­ma­teur et à toute ten­ta­tive en atten­dant l’avène­ment d’un avenir mal pré­cisé mais qui pour­tant doit amen­er le tri­om­phe de nou­veaux principes dans la vie sociale. En Alle­magne, les social-démoc­rates ont acquis une assez grande influ­ence dans la vie poli­tique du pays ; mais ils n’ont pris aucune part active dans les ques­tions imposées par l’é­conomie nationale et n’ont sug­géré aucune réforme, voire aucune amélio­ra­tion dans cette sphère. Ils déposèrent au Par­lement plusieurs pro­jets de lois, mais leur action poli­tique se résume à appuy­er ou à rejeter les mesures pro­posées par les autres par­tis ou par le gou­verne­ment lui-même. Cette stéril­ité des social­istes alle­mands dans la sphère des ques­tions économiques les plus larges intéres­sant la classe ouvrière, stéril­ité qui appa­raît plus frap­pante encore lorsqu’on les com­pare à l’ac­tiv­ité des organ­i­sa­tions ouvrières en Angleterre, tel est le résul­tat le plus frap­pant et le plus évi­dent de l’ac­tion de Marx et de ses adeptes en Allemagne. 

Bien que E. Slonim­s­ki se soit, lais­sé entraîn­er à l’ex­agéra­tion, son arti­cle mérite toute l’at­ten­tion du lecteur russe. 

Avec sa clair­voy­ance, Marx ne pou­vait man­quer de prévoir que dans un avenir peu éloigné, l’Alle­magne serait enser­rée par le régime cap­i­tal­iste, comme l’é­tait déjà l’An­gleterre, d’où il devait ray­on­ner dans toute l’Eu­rope, et qu’il y entraîn­erait les mêmes con­séquences. Il jeta le cri de « lutte des class­es » qui actuelle­ment est devenu le mot d’or­dre chez tous les social­istes mil­i­tants à l’Oc­ci­dent. Mais ce mot d’or­dre, est-il à l’or­dre du jour en Russie ? Sans doute le cap­i­tal­isme a pénétré dans l’in­dus­trie russe et fait des vic­times là comme ailleurs. Mais y a‑t-il lutte entre la classe ouvrière et la classe cap­i­tal­iste ? Ces class­es exis­tent-elles dans l’ac­cep­tion du mot ? Peut-on con­sid­ér­er comme la classe cap­i­tal­iste un nom­bre insignifi­ant de patrons ou d’en­tre­pre­neurs et comme classe ouvrière une infime par­tie de la pop­u­la­tion, qui est essen­tielle­ment agri­cole et pro­prié­taire de la terre qu’elle cul­tive ? Et encore les ouvri­ers des fab­riques ne sont-ils qu’en par­tie attachés à la pro­duc­tion cap­i­tal­iste : bon nom­bre d’en­tre eux sont des agricul­teurs et s’en retour­nent vers leurs champs avec les pre­miers jours du print­emps. Une des grèves qui tout récem­ment éclatèrent en Russie avait pour motif le désir du fab­ri­cant de retenir des ouvri­ers-paysans jusqu’à Pâques. 

Les cap­i­taux faisant défaut en Russie — il suf­fit de rap­pel­er que le taux ordi­naire de l’in­térêt est de 10 %, l’in­dus­trie est peu dévelop­pée. À part quelques grands cen­tres indus­triels, partout, dans les cam­pagnes, les familles pro­duisent tout ce qui leur est néces­saire à la maison. 

La sit­u­a­tion économique du peu­ple impose en Russie l’ex­a­m­en de prob­lèmes dif­férents et l’an­tag­o­nisme des class­es, même plus pronon­cé, serait paralysé par la néces­sité de faire face à l’en­ne­mi com­mun qui est l’ab­so­lutisme appuyé par la bureaucratie. 

D’autre part, la vie poli­tique étant entravée par l’ac­tion de ce gou­verne­ment, les meilleurs élé­ments de la société russe se por­tent vers les ques­tions sociales, sans être, pour cela, révo­lu­tion­naires. En effet, la plu­part des zem­stvos qui se com­posent des représen­tants de toutes les class­es tra­vail­lent dans l’in­térêt pop­u­laire aus­si bien dans l’or­dre des choses économiques que dans celui des choses morales. 

[/Marie Stromberg./]


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