La Presse Anarchiste

Un symbole social

Pour la seconde fois depuis le vote néfaste du 24 juillet 1873, la Chambre est appe­lée à don­ner son avis sur la désaf­fec­ta­tion, récla­mée par quelques-uns de ses membres, de la Basi­lique du Sacré-cœur. La ques­tion peut paraître, à pre­mière vue, étroite et pure­ment sec­taire, mais si l’on consi­dère l’ha­bile et tor­tueuse réac­tion catho­lique qui s’ac­cen­tue de jour en jour, elle n’en est pas moins au fond d’une impor­tance capi­tale, d’une poi­gnante actualité. 

Il ne s’a­git pas d’en­le­ver un édi­fice au culte catho­lique, mais de sous­traire la France à l’emprise sacer­do­tale et papiste sou­cieuse de conser­ver sa proie de consciences et de vies. Comme on va le voir, la ques­tion s’élargit. 

Il s’a­git cette fois de savoir défi­ni­ti­ve­ment si la France de 1897 se consi­dère tou­jours comme la fille aînée de l’É­glise, ou au contraire si elle se suf­fit à elle-même pour se créer sa foi et son idéal ; il s’a­git de savoir si le vote qui pros­terne aux pieds du Saint-Père la France repen­tante et gémis­sante de ses péchés, doit faire plus long­temps obs­tacle à l’ef­fort spon­ta­né de cha­cun vers l’in­dé­pen­dance et l’hu­ma­ni­té. Papisme ou libre pen­sée, telle est l’al­ter­na­tive encore une fois posée : il serait temps de se déci­der pour l’une ou pour l’autre, si l’on veut évi­ter dans l’a­ve­nir des mal­en­ten­dus dont la gra­vi­té s’ac­cen­tue de jour en jour. 

Rap­pe­lons briè­ve­ment les ori­gines du « Vœu natio­nal » dont la Basi­lique consti­tue l’emblème et la réa­li­sa­tion sur le plan matériel. 

Au cours des vicis­si­tudes de l’in­va­sion et de la Com­mune, quelques âmes chré­tiennes appar­te­nant au cler­gé, ou y tou­chant de près, en pré­sence d’une si épou­van­table suc­ces­sion de troubles et de déroutes, sen­tant le sol de la patrie cha­vi­rer sous leurs pas, eurent l’ins­pi­ra­tion dont sont sai­sis, en pareille cir­cons­tance, les fidèles de toutes les reli­gions. Loin de pui­ser au fond d’eux-mêmes les forces néces­saires pour résis­ter à l’a­néan­tis­se­ment et de ne cher­cher que dans la viri­li­té pure­ment humaine le remède néces­saire aux désastres, offrant tout ce qui sub­sis­tait en eux de confiance à la pitié infi­nie de leur Dieu, ils firent un vœu. Ce vœu éma­né tout d’a­bord de quelques-uns, plus tard col­lec­tif, conte­nait la pro­messe de l’é­rec­tion d’un temple au Sacré-cœur de Jésus, s’il dai­gnait sus­pendre le flot de sa colère déchaî­né sur les Francs depuis trop long­temps impies et rebelles à sa voix. 

Telle est l’o­ri­gine du « Vœu » ; il émane de consciences som­brées dans le péril atroce du moment, épou­van­tées de l’a­ve­nir gros de nuages et de sang, n’o­sant se faire aucune idée du futur, se deman­dant même par­fois si les races n’al­laient pas être englou­ties dans quelque uni­ver­selle confla­gra­tion. Il fut donc engen­dré par la ter­reur, non pas égoïste, mais celle de tous les êtres chré­tiens ou faibles en pré­sence des maux de la terre. Nous trou­vons bien là l’une des prin­ci­pales croyances catho­liques, dans ce muet appel des injus­tices ter­restres à la jus­tice céleste. 

C’est le vingt-neuf jan­vier 1871 que la Semaine litur­gique de Poi­tiers publiait le « Vœu au Sacré-cœur de Jésus pour obte­nir la déli­vrance du Sou­ve­rain Pon­tife et celle de la France ». Le pro­jet pris en main par les Jésuites grou­pa de suite un cer­tain nombre d’adhé­rents, jus­qu’à ce que l’œuvre parut pré­sen­ter assez de sur­face pour être sou­mise à l’ar­che­vêque de Paris qui, un an plus tard, l’ap­prou­va offi­ciel­le­ment et en prit même la direc­tion. Le pro­jet subit entre les mains de l’ar­che­vêque Gui­bert une modi­fi­ca­tion dans son prin­cipe même ; de condi­tion­nel il devint abso­lu, c’est-à-dire qu’il gar­dait tou­jours son carac­tère d’ab­so­lue remise en Dieu de tous les espoirs chré­tiens, mais il per­dait en même temps cette appa­rence de mar­chan­dage que conte­nait au début le projet. 

C’est alors que la for­mule du « Vœu » fut rédi­gée en son entier par l’ar­che­vêque, revue ensuite par le pape lui-même, telle qu’elle sub­siste aujourd’hui. 

La voi­ci dans toute son élo­quence ; et qu’on en retienne les termes pour les com­pa­rer tout à l’heure à ceux du docu­ment, offi­ciel celui-là, que je citerai : 

« En pré­sence des mal­heurs qui déso­lent la France, et des mal­heurs plus grands peut-être qui la menacent encore ; 

En pré­sence des atten­tats sacri­lèges com­mis a Rome contre les « droits de l’É­glise et du Saint-Siège, et contre la per­sonne sacrée du Vicaire de Jésus-Christ ;

Nous nous humi­lions devant Dieu et, réunis­sant dans notre amour l’É­glise et notre Patrie, nous recon­nais­sons que nous avons « été cou­pables et jus­te­ment châtiés. 

Et pour faire amende hono­rable de nos péchés et obte­nir de l’in­fi­nie misé­ri­corde du Sacré-cœur de Jésus-Christ le par­don de nos fautes, ain­si que les secours extra­or­di­naires qui peuvent seuls déli­vrer le Sou­ve­rain Pon­tife de sa cap­ti­vi­té et faire ces­ser les mal­heurs de la France, nous pro­met­tons de contri­buer à l’é­rec­tion à Paris d’un sanc­tuaire dédié au Sacré-cœur de Jésus. »

Il n’y a là nulle équi­voque pos­sible : le docu­ment est net­te­ment catho­lique et incon­tes­ta­ble­ment papiste. Si l’on y adhère on fait impli­ci­te­ment acte de foi au Christ et au Saint-Siège. Quant à cette alliance dans la for­mule — alliance ver­bale que nous retrou­ve­rons d’ailleurs sou­vent — de la France et de l’É­glise, nous dirons plus loin ce que nous en pensons. 

Après l’ap­pro­ba­tion cha­leu­reuse du pape, l’ar­che­vêque vou­lut obte­nir l’adhé­sion offi­cielle, col­lec­tive et natio­nale de l’É­tat. C’est là le centre même du débat qui va être encore une fois sou­le­vé devant la Chambre ; ce fut là en tout cas l’un des plus éton­nants coups de force de l’É­glise en ces der­nières années. 

Voi­ci dans quels termes, au cours d’une lettre en date du cinq mars 1873, l’ar­che­vêque de Paris pré­sen­ta la demande au ministre des cultes, M. Jules Simon : 

« La loi que je sol­li­cite aurait donc ce double objet : 

1° D’ap­prou­ver la pro­po­si­tion faite par l’ar­che­vêque de Paris d’é­ri­ger sur la col­line de Mont­martre, en un point déter­mi­né après une enquête, un temple des­ti­né à appe­ler sur la France la pro­tec­tion et la bon­té divines ; 

2° D’au­to­ri­ser l’ar­che­vêque à acqué­rir, tant en son nom qu’au nom de ses suc­ces­seurs, les ter­rains néces­saires, à l’a­miable et, s’il y a lieu, par voie d’ex­pro­pria­tion, après décla­ra­tion d’uti­li­té publique, à la charge par lui de payer le prix d’ac­qui­si­tion des ter­rains et les frais de construc­tion de l’é­di­fice, avec les res­sources mises ou à mettre à sa dis­po­si­tion par la pié­té des fidèles. »

Il est inutile, je pense, de faire remar­quer la pro­fonde habi­le­té et la pru­dence d’ex­pres­sion de cette requête, qui cache, sous son appa­rente modes­tie, le piège où allait se prendre l’As­sem­blée natio­nale. Je fais seule­ment remar­quer que non seule­ment dans la loi que sol­li­cite l’ar­che­vêque il n’est plus ques­tion du Sacré-cœur ni du Saint-Siège, mais que le « Vœu natio­nal » lui-même, ori­gine et fond de la demande, en est tota­le­ment absent. Ceci pour consta­ter que l’ha­bi­le­té la plus sub­tile est encore une ver­tu catho­lique sinon évangélique. 

Le rap­por­teur du pro­jet à la Chambre fut M. Kel­ler, qui ne dis­si­mu­la pas son adhé­sion au désir de l’ar­che­vêque et qui enga­gea vive­ment la Chambre à l’a­dop­ter. La dis­cus­sion vint le 22 juillet 1873 devant l’Assemblée. 

La droite et le centre étaient déci­dés à sanc­tion­ner l’au­da­cieuse demande, la trou­vant par­fai­te­ment conforme à leurs prin­cipes, et de plus du patrio­tisme le plus géné­reux et le plus éle­vé, ce qui devait ral­lier tous les suffrages. 

Il y eut, en somme, peu d’o­ra­teurs pour défendre la cause, en ce jour chan­ce­lante, de la libre pen­sée, de la digni­té humaine, avant tout, de l’in­dé­pen­dance abso­lue de l’É­tat vis-à-vis de l’É­glise. Ceux qui, en petit nombre, prirent la parole en ce sens man­quaient, il faut le dire, de pers­pi­ca­ci­té, et pas un n’at­ta­qua la ques­tion de fond, clai­re­ment et vigoureusement. 

M. de Pres­sen­sé oppo­sa des argu­ments géné­raux qui, certes, eussent été suf­fi­sants devant une repré­sen­ta­tion natio­nale plus indé­pen­dante que celle qui sié­geait alors. 

« ne Assem­blée natio­nale, disait-il, est une assem­blée laïque qui traite de choses poli­tiques, les­quelles seules sont sou­mises à la loi de la majo­ri­té… Quel que soit le trouble que nos mal­heurs aient ame­né dans l’es­prit fran­çais, on ne ver­ra pas, non, on ne ver­ra pas, quatre-vingts ans après la Révo­lu­tion de 1789, une assem­blée poli­tique repré­sen­tant tous les citoyens, consa­crer, pour sa part, le pays à une dévo­tion aus­si par­ti­cu­lière et aus­si discutée. » 

Ce ne furent, mal­gré leur soli­di­té, ni les argu­ments juri­diques de M. Ber­tault prou­vant que l’on allait faire subir une entorse for­melle au droit, et que le domaine public ecclé­sias­tique n’exis­tait plus depuis 1817 ; ni l’éner­gie de M. Tolain qui, après avoir long­temps dis­cu­té la valeur du culte du Sacré-Cœur, et devant les explo­sions de colère que cette sacri­lège dis­sec­tion du vis­cère divin pro­vo­qua sur les bancs de la droite, ne put qu’a­jou­ter : « S’il était per­mis, s’il était pos­sible de carac­té­ri­ser d’un mot la ligne poli­tique que vous sui­vez, — je dirais que c’est la ligne poli­tique des Jésuites et de Loyo­la ! » — Ce ne furent, dis-je, ni ces accents de sin­cé­ri­té, ni ces objec­tions de logique et de droit qui pou­vaient enle­ver une quan­ti­té suf­fi­sante de voix à la majo­ri­té papiste. De même MM. Bar­doux et Édouard Lockroy firent des efforts inutiles pour empê­cher que la poli­tique fran­çaise ne com­mît cette faute grave dont elle res­sen­ti­ra bien­tôt les effets. 

Ce fut M. Cor­bon qui appro­cha le plus près de la véri­table ques­tion, de la ques­tion vitale de tout ce débat, sous une forme vigou­reuse et pas­sion­née : « Je pren­drai la ques­tion, disait-il, à un tout autre point de vue que celui auquel on l’a dis­cu­tée. Je viens exa­mi­ner l’u­ti­li­té morale, l’u­ti­li­té reli­gieuse qu’il peut y avoir à éta­blir une église à Montmartre.. 

« Lors­qu’il s’a­git d’é­ta­blir à Paris, dans ce grand foyer de la Révo­lu­tion et de la libre pen­sée, sur le point culmi­nant de la capi­tale, sur ce point qui se voit de tous côtés et de si loin, un monu­ment qui le cou­ronne et dans le quar­tier qui est, à vos yeux, l’un des centres les plus ardents de l’in­sur­rec­tion, l’ef­fet que vous atten­dez est celui-ci : Mettre là un sym­bole du triomphe de l’É­glise sur la Révo­lu­tion. N’est-il pas vrai que c’est là votre pen­sée ? Ce que vous cher­chez à éteindre dans la popu­la­tion en masse de Paris, c’est ce que vous appe­lez, ce que le par­ti mili­tant du catho­li­cisme appelle : « la pes­ti­lence révo­lu­tion­naire ». Ce que vous cher­chez à revi­vi­fier dans sa conscience, c’est la foi catho­lique. (Oui ! Oui !)

« Vous ne bâtis­sez pas des églises pour le plai­sir de faire des églises, vous ne faites pas de pèle­ri­nages pour le plai­sir de faire des pèle­ri­nages ; vous cher­chez à faire la guerre à l’es­prit moderne. (Excla­ma­tions à droite.)

« M. L’a­mi­ral La Ron­cière Le Nou­ry. — Non, à l’es­prit révolutionnaire ! 

« M. De Bel­cas­tel. — Le catho­li­cisme est de tous les temps ! 

« M. Cor­bon. — M. de Bel­cas­tel me dit que le catho­li­cisme est de tous les temps. Je lui demande bien par­don, il n’exis­tait pas avant d’exis­ter et il n’exis­te­ra plus quand il aura ces­sé d’être… Vous pou­vez me contre­dire, vous pou­vez me lan­cer des inter­rup­tions pour me trou­bler, mais ce que vous ne trou­blez pas, c’est le fait qui est gros comme le monde, qui est écla­tant comme le soleil, à savoir : que depuis deux ans, la libre pen­sée a fait d’im­menses pro­grès, et que les masses popu­laires en France se rangent du côté de la Révolution. » 

C’é­taient là d’éner­giques paroles assu­ré­ment, une vigou­reuse ten­ta­tive pour démas­quer l’in­si­dieuse et cau­te­leuse pro­po­si­tion archi-épis­co­pale. Mais la ques­tion n’é­tait pas ser­rée d’as­sez près ; il ne suf­fi­sait pas de démon­trer l’op­po­si­tion radi­cale et iné­luc­table du monde moderne et de l’É­glise. Il aurait fal­lu en ana­ly­sant à fond le pro­jet de loi et la for­mule du « Vœu natio­nal », démon­trer avec la même élo­quence et la même jus­tesse ce que nous allons tâcher d’ex­po­ser tout à l’heure. 

Ain­si donc, mal­gré les objec­tions du par­ti radi­cal et les débats qui rem­plirent deux séances, la majo­ri­té catho­lique l’emporta de deux cent qua­rante quatre voix. Par ce vote l’As­sem­blée enga­geait la nation dans la voie la plus néfaste qu’elle pût suivre. [[Le fait d’une si forte majo­ri­té est tel­le­ment incon­ce­vable, que je découvre l’ex­pres­sion d’une sur­prise dans les phrases sui­vantes emprun­tées à une petite bro­chure de pro­pa­gande du Sacré-cœur de Mont­martre : « Tous les dépu­tés qui votèrent cette loi com­prirent-ils l’im­por­tance de leur acte ? Nous ne le savons. Mais il y a dans ce vote quelque chose de si extra­or­di­naire qu’on est obli­gé de s’é­crier : « Le doigt de Dieu est là ! » Une assem­blée fran­çaise qui, presque à l’u­na­ni­mi­té, déclare dans une loi qu’il est d’u­ti­li­té publique que la France élève au Sacré-cœur un temple, monu­ment de son repen­tir et garant de ses promesses ! » 

Mon éton­ne­ment passe de beau­coup celui de l’au­teur ano­nyme de cette excla­ma­tion. Mais au lieu de m’é­crier comme lui : « Le doigt de Dieu est là ! », je dirai plu­tôt : « L’in­con­ce­vable légè­re­té des hommes est là. »]] 

Voi­ci le texte de cette loi (24 juillet 1873 ; : 

« Art 1er. — Est décla­rée d’u­ti­li­té publique la construc­tion d’une église sur la col­line de Mont­martre, confor­mé­ment à la demande qui en a été faite par l’ar­che­vêque de Paris dans sa lettre du 5 mars 1873, adres­sée au ministre des cultes. 

Cette église, qui sera construite exclu­si­ve­ment avec des fonds pro­ve­nant de sous­crip­tions, sera à per­pé­tui­té affec­tée à l’exer­cice public du culte catholique. » 

« Art. 2. — L’emplacement de cet édi­fice sera déter­mi­né par l’ar­che­vêque de Paris, de concert avec le pré­fet de la Seine, avant l’en­quête pres­crite par le titre II de la loi du 3 mai 1841. » 

« Art. 3. — L’ar­che­vêque de Paris, tant en son nom qu’au nom de ses suc­ces­seurs, est sub­sti­tué aux droits et obli­ga­tions de l’ad­mi­nis­tra­tion, confor­mé­ment à l’ar­ticle 83 de la loi du 3 mai 1841, et auto­ri­sé à acqué­rir le ter­rain néces­saire à la construc­tion de l’é­glise et à ses dépen­dances, soit à l’a­miable, soit, s’il y a lieu, par la voie de l’expropriation. » 

« Art. 4. — Il sera pro­cé­dé aux mesures pres­crites par les titres II et sui­vants de la loi du 3 mai 1841 aus­si­tôt après la pro­mul­ga­tion de la pré­sente loi. »

Après cette consé­cra­tion défi­ni­tive de « l’ex-voto de la France », le ter­rain fut ache­té, le plan choi­si au concours et les tra­vaux com­men­cèrent. Dès lors ce fut un per­pé­tuel afflux de sous­crip­tions ; en 1891 elles attei­gnaient vingt-quatre millions. 

Et pour bien affir­mer aux yeux de tous le carac­tère natio­nal de la basi­lique, pour bien mon­trer à qua­rante mil­lions d’hommes dont leurs repré­sen­tants avaient por­té la volon­té à la Chambre que c’é­tait « l’a­vè­ne­ment du règne social du Sacré-cœur », on réso­lut de gra­ver au fron­ton du temple cette dédi­cace : « Sacra­tis­si­mo Cor­di Chris­ti Jesu Gal­lia pœni­tens et devota. » 

[|II|]

Après avoir par­cou­ru rapi­de­ment les diverses étapes de l’œuvre du « Vœu Natio­nal » je reprends main­te­nant les trois textes mis suc­ces­si­ve­ment sous les yeux du lec­teur, et je crois que leur exa­men com­pa­ré et l’é­tude de leurs dif­fé­rences dans la forme nous four­ni­ra de pré­cieuses conclusions. 

Que contient la pre­mière for­mule, celle du « Vœu. Natio­nal » pro­pre­ment dit ? Elle contient la pro­messe d’é­le­ver un sanc­tuaire au Sacré-cœur de Jésus pour qu’il délivre le Saint-Père de sa cap­ti­vi­té et pour qu’il fasse ces­ser les mal­heurs de la France jus­te­ment châ­tiée. Consi­dé­rant les désastres que la France avait subis comme le châ­ti­ment de son impié­té et de son éloi­gne­ment pro­gres­sif de Dieu, elle le sup­plie de sus­pendre sa colère pour que le Saint-Siège puisse recon­qué­rir son auto­ri­té et la France son calme, c’est-à-dire sa vieille foi chrétienne. 

Il y a donc trois choses : 1° une humi­lia­tion devant Dieu consi­dé­ré comme le juste auteur des ven­geances pro­vo­quées par l’ou­bli du culte qu’il exige ; 2° la demande de libé­ra­tion du Saint-Siège ; 3° la demande de bon­heur pour la France par le retour à la foi de ses pères. 

Dans la demande de décla­ra­tion d’u­ti­li­té publique de l’ar­che­vêque au ministre des cultes, qu’al­lons-nous donc trou­ver ? Sans doute une pro­po­si­tion résu­mant le même vœu : du moins la bonne foi l’exi­geait ain­si. Puisque les fidèles du Sacré-cœur vou­laient obte­nir l’adhé­sion de l’É­tat, l’adhé­sion natio­nale à leur pro­jet, il fal­lait au moins que ce pro­jet fût pré­sen­té dans son inté­gri­té et dans sa vérité. 

Mais c’est dans cette cir­cons­tance que l’é­ton­nante habi­le­té des zéla­teurs catho­liques éclate et confond. Ce que le pré­lat demande à l’As­sem­blée par l’in­ter­mé­diaire du ministre, nous l’a­vons vu tout à l’heure : c’est la simple auto­ri­sa­tion d’é­le­ver une église « des­ti­née à appe­ler, sur la France, la pro­tec­tion et la bon­té divines ! » Tout a dis­pa­ru du « Vœu » pri­mi­tif ou plu­tôt tout est pru­dem­ment dis­si­mu­lé aux yeux de « la noble Chambre, si fidèle aux ins­pi­ra­tions et aux tra­di­tions chré­tiennes. » L’i­dée même du « Vœu » demeure tou­jours dans l’es­prit de ceux qui l’ont for­mu­lé, mais ils la cachent pour ne pas effrayer l’As­sem­blée. Il ne s’a­git plus, dans le nou­veau texte, ni de la déli­vrance du Sou­ve­rain Pon­tife, ni d’ex­pia­tion col­lec­tive, ni du Sacré-cœur. Je pense qu’il est inutile d’in­sis­ter, la dupe­rie est flagrante. 

En pour­sui­vant notre ana­lyse, nous trou­vons le texte de la loi, que cette Chambre auquel on ne deman­dait que de décla­rer « d’u­ti­li­té publique » l’é­rec­tion d’une église à Paris, eut la fai­blesse cou­pable de voter. L’u­ti­li­té publique est pure­ment et sim­ple­ment décla­rée pour la construc­tion d’une église « à per­pé­tui­té affec­tée à l’exer­cice public du culte catho­lique ». Le pauvre ves­tige du « Vœu natio­nal » que l’on pou­vait encore devi­ner sous la phrase de l’ar­che­vêque — « un temple des­ti­né à appe­ler sur la France la pro­tec­tion et la bon­té divines » — a main­te­nant tout à fait dis­pa­ru. De l’i­dée véri­table il ne sub­siste rien par suite des arti­fices suc­ces­sifs de la forme, et cepen­dant après le vote ne por­tant que sur ce point spé­cial de l’é­rec­tion d’une église, on va pro­cla­mer le triomphe col­lec­tif de cette idée, on pro­non­ce­ra le mot de « répa­ra­tion natio­nale » et l’on s’empressera de décré­ter cette for­mule : Gal­lia pœni­tens et devo­ta !

« Ain­si l’on voit la pro­gres­sion, dit M. J. C. Chai­gneau [[Au cours d’un excellent article publié dans le numé­ro de février de sa vivante revue, L’Hu­ma­ni­té inté­grale, article qui m’a enga­gé à écrire le mien et à résu­mer l’o­pi­nion que j’ai tou­jours pos­sé­dée sur ce monu­ment-sym­bole « qui est un age­nouille­ment natio­nal abso­lu ». Je rap­porte d’ailleurs le lec­teur à l’ar­ticle très ferme et très judi­cieux de M. Chai­gneau.]], et com­ment d’un simple acte de foi le clé­ri­ca­lisme arrive à fabri­quer le plus auto­ri­taire des ins­tru­ments de domi­na­tion. Il est un point d’une évi­dence incon­tes­table, c’est com­bien le texte de la loi dif­fère pro­fon­dé­ment du texte qui exprime le sym­bole réel de l’œuvre… Il y a là une res­tric­tion men­tale qui est un véri­table esca­mo­tage, et qui, pour toute conscience droite, entache le vote de nul­li­té. » Qu’y a‑t-il au fond de tout cela ? 

Une dupe­rie de la part de l’ar­che­vêque Gui­bert et une faute grave de la part de la Chambre. 

Il est incon­tes­table que si l’on avait pro­po­sé à l’As­sem­blée, avec la droi­ture qui manque géné­ra­le­ment à l’É­glise dans ses rap­ports avec l’É­tat, de décla­rer d’u­ti­li­té publique la for­mule du « Vœu natio­nal » dans son inté­gri­té, d’autres objec­tions que celles qui y ont été pro­duites se seraient éle­vées, du moins, je l’es­père, si réac­tion­naire que fût la Chambre de 1873. À part le groupe papiste, tou­jours prêt à défendre n’im­porte quelle niai­se­rie pour­vu qu’elle soit d’é­ti­quette catho­lique, je me demande quel dépu­té aurait eu la folie de contre­si­gner cette for­mule de bas­sesse et d’a­pla­tis­se­ment col­lec­tif ? La majo­ri­té de la Chambre se serait inévi­ta­ble­ment sou­le­vée contre une pareille offense à la nation et aurait aban­don­né le vœu à la seule sanc­tion des sec­taires catho­liques de France. 

Dire que la nation fran­çaise par le vote de ses repré­sen­tants a sanc­tion­né le « Vœu natio­nal », c’est un men­songe for­mel puisque la Chambre n’a pas été sol­li­ci­tée sur ce « Vœu ». 

Mais je m’é­tonne qu’au­cun repré­sen­tant n’ait su dévoi­ler ce sub­ter­fuge de l’ar­che­vêque et par la pro­duc­tion à la tri­bune du texte même du « Vœu natio­nal » n’ait clai­re­ment démon­tré à la Chambre qu’elle était dupée. Pour qu’au­cune voix n’o­sât por­ter ce fait à la connais­sance de tous, il fal­lut une igno­rance et un manque de juge­ment dont pro­fi­ta le par­ti catholique. 

Ce qu’au­cun dépu­té n’a su voir ou n’a osé dire en 1843, beau­coup le res­sentent aujourd’­hui. Mais du sen­ti­ment inté­rieur à la mani­fes­ta­tion exté­rieure, nous le savons par expé­rience, il y a un abîme, dans le monde par­le­men­taire sur­tout. Il fau­drait sur­mon­ter la foule des demi-inté­rêts, des indif­fé­rences et des conces­sions. Il fau­drait être rude et net, et ne pas voi­ler, sous des poli­tesses hors de sai­son, la claire et fatale vérité. 

Éclai­rés comme nous le sommes par toute l’ex­pé­rience des vingt quatre années qui nous séparent du vote réac­tion­naire, il serait temps de voir juste dans l’his­toire inté­rieure contemporaine. 

Le « Vœu natio­nal » vient d’être renou­ve­lé au cours de la céré­mo­nie de son vingt-cin­quième anni­ver­saire. Je demande si le vote lui aus­si sera renou­ve­lé et si la Chambre de 1897 sanc­tion­ne­ra la pro­fes­sion de foi papiste de celle de 1873. S’il ne fal­lait consi­dé­rer que l’hon­neur et la vita­li­té de la race, je ne pour­rais le croire. 

Je n’en fais ici ni une ques­tion de secte, ni de haine étroite, ni même d’anticléricalisme. 

Je dis seule­ment ceci : 

Est-il pos­sible qu’un État dont la consti­tu­tion est pure­ment laïque déclare d’u­ti­li­té publique et par consé­quent patronne une œuvre catho­lique et papiste ? M’emparant d’une phrase pro­non­cée par M. Jean Bru­net — avec un sens oppo­sé à celui que je lui donne — au cours de la dis­cus­sion du pro­jet de loi : « C’est un culte spé­cial et le fonc­tion­naire prin­ci­pal de ce culte qui prennent l’i­ni­tia­tive de la mesure et qui viennent vous dire, à vous, Assem­blée natio­nale : Sanc­tion­nez ce que nous vous pro­po­sons et appliquez‑y à notre pro­fit l’au­to­ri­té légale et supé­rieure de la France, » —je demande si l’É­tat peut, sans com­mettre la plus cou­pable des folies, sanc­tion­ner ce culte spé­cial, lui qui n’en pro­pose aucun par son prin­cipe même ; et si c’est à Rome ou dans les conci­lia­bules chré­tiens qu’il va cher­cher son mot d’ordre poli­tique. N’est-il pas pro­fon­dé­ment humi­liant de voir la pen­sée de l’É­tat s’as­so­cier à celle d’un arche­vêque et s’a­ge­nouiller devant un sym­bole de carac­tère aus­si antisocial ? 

Est-il d’u­ti­li­té publique que la nation fran­çaise, dont la consti­tu­tion est de base pure­ment laïque, se voue au cœur de Jésus et donne son adhé­sion for­melle au Saint-Siège ? Il s’a­git de savoir si la France pré­tend se vouer per­pé­tuel­le­ment au Christ et à son Église ou si elle entend se suf­fire à elle-même pour sa direc­tion morale et men­tale ; si elle veut recon­qué­rir « son ancien hon­neur de fille aînée de l’É­glise », faire le jeu de la papau­té et enfin si l’on peut éter­nel­le­ment tra­hir l’âme nationale. 

« On peut se deman­der, dit encore M. Chai­gneau, si ce vœu funeste, abri­té par une loi aveugle, par un acte natio­nal de légis­la­teurs dupés, ne plane pas, depuis un quart de siècle, comme un nuage sinistre, sur notre poli­tique étran­gère… La France de 1897 ne peut plus rati­fier par son indif­fé­rence le verbe odieux qui s’in­carne dans ce bloc de pierres… La France a le droit de rayer le vote désas­treux du 24 juillet 1873. Elle en a le droit d’au­tant plus incon­tes­ta­ble­ment que, en rai­son de ce qui vient d’être expo­sé, ce vote est mora­le­ment nul, puis­qu’il concerne un monu­ment fic­tif, tout dif­fé­rent de celui qu’é­rigent les sec­taires du pré­ten­du « Vœu national ». 

Si en exa­mi­nant la ques­tion du Sacré-cœur à ce point de vue légal, nous nous heur­tons au vote néfaste du Par­le­ment, en scru­tant l’es­sence du sym­bole lui-même, nous ren­con­trons d’aus­si incon­tes­tables objec­tions. Le culte du Sacré-cœur tel qu’il se mani­feste à Mont­martre est celui d’une reli­gion en déca­dence : c’est le culte de la dou­ceur, de l’af­fai­blis­se­ment, des effu­sions mys­tiques, du par­don et de la dou­leur. Jamais un culte aus­si bas n’au­rait pu triom­pher au temps de la plé­ni­tude catho­lique. Il emprunte quelque peu de son carac­tère à cer­taines reli­gions effé­mi­nées de l’A­sie. Il faut vrai­ment toute la force, tout l’art de dis­sol­vant du catho­li­cisme pour par­ve­nir à trans­por­ter le centre rayon­nant de la vie qu’est le cœur en un sym­bole aus­si pauvre et aus­si bas. De cet organe gon­flé de sang, de cet abîme bouillon­nant de vibra­tions et de pas­sions, d’une liber­té, d’une impul­si­vi­té, d’une richesse tout ins­tinc­tive, de cette source d’ac­tion, de viri­li­té, de cette région où la nature fait entendre ses voix char­gées d’o­rages ou d’es­poirs, de ce tumul­tueux abîme des plus vio­lentes éner­gies et des plus authen­tiques cla­meurs humaines, l’É­glise catho­lique est par­ve­nue à faire un triste néant mys­tique, un lamen­table mélange de bas­sesse et d’ab­sur­di­té, un odieux et pué­ril sym­bole autour duquel viennent s’a­ge­nouiller tous les sté­riles, tous les faibles, tous les déser­teurs de la vie. 

Édi­fier un pareil culte, c’est ce que l’ar­che­vêque Gui­bert appelle « la réno­va­tion spi­ri­tuelle de notre patrie », et M. Paul Féval « rache­ter l’âme de notre patrie » ! Que pen­sait-il donc faire d’autre pour la tra­hir, cette âme ? À moins de dire qu’elle fut vrai­ment « ache­tée » en ce cas. 

C’est par suite d’une concep­tion sem­blable de « la réno­va­tion spi­ri­tuelle de notre patrie » que nous voyons si fré­quem­ment dans tous les docu­ments qui entourent la fon­da­tion ou l’ex­pan­sion de l’œuvre du Sacré-cœur, l’É­glise et la France si sou­vent asso­ciées. Cette pré­oc­cu­pa­tion constante prouve une fois de plus l’ha­bi­le­té suprême et l’a­dresse de haut vol des rédac­teurs de man­de­ments et de lettres apos­to­liques. Ils unissent le salut de l’É­glise et celui de la France comme si ces deux puis­sances étaient syno­nymes et repré­sen­ta­tives l’une de l’autre. La res­tric­tion est à peu près celle-ci dans l’es­prit de ces sub­tils pré­lats : « Nous sommes d’une race qui est la race fran­çaise, mais nous sommes avant tout les fils res­pec­tueux de l’É­glise. Dans cette alliance de deux termes que nous sem­blons consi­dé­rer comme égaux ce que nous vou­lons c’est le triomphe de l’É­glise sur la France, ce n’est pas leur alliance puisque l’É­glise com­por­tant la toute véri­té doit tou­jours main­te­nir sa toute-puis­sance, encore moins, par consé­quent, la domi­na­tion de l’É­glise par la France. Et comme depuis le com­men­ce­ment du siècle, l’É­glise, en France du moins et comme orga­nisme, est fonc­tion­naire en quelque sorte et sou­mise en une cer­taine mesure à l’É­tat, nous ten­te­rons par tous les moyens de recon­qué­rir l’an­cienne et com­plète toute-puissance. » 

Voi­ci le cal­cul dans son édi­fiante et véri­dique sim­pli­ci­té. Le péril n’est pas grand, direz-vous ? Faut-il encore pour déjouer cette sim­pli­ci­té en avoir péné­tré le méca­nisme et savoir lire dans l’âme de nos « répu­bli­cains catho­liques » et de nos « démo­crates chré­tiens ». L’adhé­sion d’une par­tie du cler­gé à la Répu­blique n’a pas d’autre but que de res­sai­sir, par une feinte conces­sion au monde moderne, la direc­tion des consciences qui se dérobent len­te­ment à son étreinte glaciale. 

Voi­ci com­ment je me repré­sente le spec­tacle. Un vieillard, autre­fois tout-puis­sant, est cou­ché au fond de son palais, gémis­sant de l’é­loi­gne­ment des hommes qui, l’ayant déshé­ri­té d’une par­tie de sa puis­sance, ne sont plus sen­sibles à sa voix. L’a­mère mélan­co­lie de sa royau­té en détresse le rem­plit, il sent sur lui le froid de la mort len­te­ment s’a­mas­ser. Tout à coup il a une pen­sée : pour­quoi ne ten­te­rait-il pas un der­nier effort en se mon­trant aux hommes, qui ne veulent plus l’en­tendre, et en leur emprun­tant quelques-uns des mots nou­veaux qu’il entend par­fois sans les com­prendre. « Essayons, se dit-il, peut-être croi­ra-t-on encore en moi, si l’on me voit gal­va­ni­sé par un sem­blant de vigueur, et peut-être croi­ra-t-on encore à ma jeu­nesse éternelle… » 

Et il parle aux hommes qui le croyaient ense­ve­li désor­mais dans un éter­nel silence. Il leur par­don­ne­ra leur chan­ge­ment s’ils veulent croire à lui, car il est la seule véri­té et il veut leur bien Au fond de lui-même, il cherche de sa main déchar­née à res­sai­sir avi­de­ment cette foule indif­fé­rente pour en refaire sa chose. Il montre un visage calme et bien­veillant, mais son cœur est tor­tu­ré de la soif du pou­voir, mor­du du désir d’é­treindre tous ces pas­sants et de les pétrir à sa guise. Il des­cend de son seuil mais c’est pour y rame­ner l’im­mense trou­peau des esclaves enfuis. Il semble appa­raître enfin au jour, mais c’est pour ten­ter de recon­qué­rir la vie qui lui échappe, qu’il sent s’é­loi­gner de lui et pour la pos­ses­sion de laquelle il lut­te­ra, plein d’une rage achar­née, qu’il refoule au fond de lui-même. 

L’É­glise res­semble de nos jours à ce vieillard, qui se rac­croche à l’exis­tence d’une main déses­pé­rée. Tel est, sous le voile de l’al­lé­go­rie, le jeu de la poli­tique de Léon XIII et de ses fils, les Gay­raud, les Lemire, les Gar­nier, les Naudet. 

Vis-à-vis de l’in­dif­fé­rence et de l’in­clair­voyance à leur endroit de la plu­part de ceux qui nous entourent, je parle même des esprits pen­sants, la nou­velle tac­tique clé­ri­cale consti­tue un péril sérieux dont il est impos­sible de nier la portée. 

Ces nou­veaux lut­teurs du cler­gé entendent la réno­va­tion sociale, comme les pro­mo­teurs du « Vœu natio­nal » enten­daient le salut de la France dans leur for­mule. Dans l’es­prit des fon­da­teurs de l’œuvre, le vœu au Sacré-cœur est avant tout une expia­tion des révoltes contre le joug catho­lique et des crimes de libre pen­sée dont la France s’é­tait ren­due cou­pable et dont elle avait été jus­te­ment punie ; c’est l’a­mende hono­rable de la nation qui s’é­tait ouver­te­ment éloi­gnée de Dieu depuis la fin du siècle der­nier, et qui implore le par­don de ses offenses ; c’est bien plus la déli­vrance des cer­veaux enva­his par la pen­sée libre que la déli­vrance du ter­ri­toire enva­hi par l’é­tran­ger, puisque la cause spi­ri­tuelle, la libre pen­sée, a pro­duit l’ef­fet maté­riel, l’in­va­sion, si j’en crois cette phrase de l’ar­che­vêque Gui­bert : « En puni­tion d’une apos­ta­sie presque géné­rale, la socié­té a été livrée à toutes les hor­reurs de la guerre avec l’é­tran­ger vic­to­rieux. » C’est une péni­tence natio­nale de l’ir­ré­li­gion, et il n’y a qu’à lire tous les docu­ments pour se per­sua­der que c’est bien là le sens qu’on a vou­lu don­ner au « Vœu ». Ce que le catho­lique entend par « le salut de la patrie », c’est sa libération (

On voit dès lors de quelle impor­tance peut être le renou­vel­le­ment d’adhé­sion d’une Assem­blée natio­nale à un tel vœu qui, s’il était sin­cère et col­lec­tif, serait pure­ment et sim­ple­ment un suicide. 

Si l’on y songe un seul moment il est impos­sible de ne pas rayer spon­ta­né­ment ce qui « nous a été impo­sé, en de mau­vais jours de réac­tion, par une cote­rie toute puis­sante [[M. Fran­cisque Sarcey.]]. » 

Déjà, en 1880, le conseil muni­ci­pal adres­sa une péti­tion à la Chambre, en vue de faire dis­pa­raître le vote du vingt-cinq juillet 1873. Un pro­jet de loi fut même rédi­gé en ce sens par M. Delattre et pré­sen­té à l’As­sem­blée qui le lais­sa tomber. 

Cette fois, il est impos­sible que la Chambre montre la même incon­ce­vable indif­fé­rence. Adhé­rer encore une fois à ce sym­bole de réac­tion et d’an­tique ser­vi­tude spi­ri­tuelle, ce serait ratu­rer l’im­mense effort de la pen­sée moderne pour son indé­pen­dance, souf­fle­ter l’hu­ma­ni­té qui se lève, consciente de sa force, reje­tant une à une toutes les pesantes et funèbres défroques d’erreur. 

Encore une fois, c’est défi­ni­ti­ve­ment qu’il faut choi­sir entre le papisme et la pen­sée libre. 

[|III|]

Du som­met de la col­line de Mont­martre, par un clair matin, on jouit de l’un des plus magni­fiques spec­tacles qu’il soit pos­sible de contem­pler. M. Chai­gneau, dont j’ai tout à l’heure cité l’o­pi­nion sur l’œuvre de la Basi­lique, a, dans un petit roman [[J.-Camille Chai­gneau, Mont­martre. Comp­toir d’é­di­tion, 1892.]] d’une poi­gnante inten­si­té, ren­du super­be­ment l’im­pres­sion que l’on res­sent, quand, du som­met de la butte, le regard domine l’im­mense et chao­tique étendue : 

« Une vapeur de clar­té où se fon­daient les fumées blanches essai­mées de toi­tures, enve­lop­pait Paris d’un vague et radieux fré­mis­se­ment qui noyait les détails rec­ti­lignes, pour n’ac­cu­ser, en ébauche, que les res­sauts capri­cieux des faî­tages. L’im­pres­sion deve­nait alors comme d’une mer tour­men­tée, et, tan­dis qu’une rumeur pro­fonde inces­sam­ment fluc­tuait, en un rythme d’o­céan, le regard se ber­çait sur les houles bleuâtres de cette marée de toi­tures où quelques façades débor­dantes mou­ton­naient comme des écumes. Les plans loin­tains du pano­ra­ma des­si­naient leur suc­ces­sion par une série de bandes hori­zon­tales, de plus en plus claires, bor­dées de lignes sinueuses, et — dans la trans­fi­gu­ra­tion marine que subis­sait alors, en l’es­prit de Vic­tor Charme, le majes­tueux spec­tacle, — ces lignes de plans scan­daient par larges lames la houle tumul­tueuse des combles ardoi­sés, chan­gés en croupes de flots mouvants… 

« Voyez, dit-il, ne se croi­rait-on pas au bord d’une falaise ? Ici nous n’a­per­ce­vons plus le pied de la mon­tagne ; la vie par­ti­cu­lière a dis­pa­ru de nos regards ; nous ne voyons plus que l’en­semble de Paris, a per­sonne col­lec­tive, pareille à un océan de lumière. Nous sommes déta­chés du monde des indi­vi­dus ; nous voi­ci en plein monde d’harmonie… » 

Et si l’on se détourne du sublime spec­tacle, voi­ci que la masse lourde et froide de la basi­lique vient offus­quer le regard. Car, il n’y a pas à se le dis­si­mu­ler, toute l’ar­chi­tec­ture de l’é­di­fice, dans son ensemble comme dans ses détails, est du plus navrant effet, du plus détes­table style jésuite, de ce style sans carac­tère, sans gran­deur, sans inti­mi­té qui répond si étroi­te­ment aux aspi­ra­tions catho­liques d’au­jourd’­hui. Mal­gré ses pré­ten­tions au byzan­tin, et tout en tenant compte, bien enten­du, de l’i­na­che­vé, je trouve le monu­ment sans élo­quence et sans beau­té. L’im­pres­sion de gran­deur dont on pense, sur la foi des des­crip­tions enthou­siastes, être sai­si, n’existe nul­le­ment. La bana­li­té et le mau­vais goût triomphent ici comme dans l’art reli­gieux du quar­tier Saint-Sul­pice, nous prou­vant que pour abri­ter un sym­bole de déca­dence il ne pou­vait être choi­si qu’un style pareille­ment dégénéré. 

L’É­glise en acca­pa­rant le som­met de la col­line, en y éle­vant un emblème de sa domi­na­tion sur les cer­veaux et sur les consciences, y a impri­mé le cachet de lai­deur dont sont mar­quées toutes ses mani­fes­ta­tions modernes. En face de ce pano­ra­ma gran­diose, sur la hau­teur inon­dée de lumière et d’air, elle n’a su faire jaillir que ce bloc de pierres sans élan, sans carac­tère ni majesté. 

D’ailleurs ce n’est pas la pre­mière fois que l’on son­geait à Mont­martre pour y accom­plir des des­seins variés. Napo­léon vou­lait cou­ron­ner la col­line d’un temple de la Paix. Quelques-uns, de nos jours, pen­saient y éle­ver « soit un musée, soit un groupe sco­laire, soit même un obser­va­toire, d’où l’on décou­vri­rait, sinon Dieu lui-même, au moins les étoiles dont il a semé l’es­pace [[M. Fran­cisque Sarcey.]]. » 

Je ne rêve aucune de ces des­ti­na­tions, si hono­rables fussent-elles, pour la fière col­line : j’y rêve quelque chose de plus grand, de plus digne d’elle. 

J’as­pire pour elle à quelque édi­fice gran­diose, à quelque temple natio­nal dont la vue quo­ti­dienne pût ins­pi­rer aux Pari­siens d’autres sen­ti­ments que celui de l’in­dif­fé­rence et du mépris pour un sym­bole men­son­ger. Je vou­drais voir se dres­ser sur la hau­teur, le temple qui serait pour l’âme fran­çaise ce que l’Ab­baye de West­mins­ter est pour l’âme anglaise, je veux dire son sanctuaire. 

La noble ten­ta­tive qui a échoué au Pan­théon par l’ad­jonc­tion d’élé­ments dont l’in­hé­roïsme vrai­ment trop pué­ril vient détruire d’un seul coup la gran­deur du sym­bole, cette ten­ta­tive gran­diose triom­phe­rait à Mont­martre et y acqué­re­rait une incon­tes­table gran­deur. Pla­nant sur la cité, la domi­nant, et cepen­dant comme por­té par elle, le sanc­tuaire des héros brille­rait comme un phare pour décou­vrir aux heures troubles et grises les Aroies de l’a­ve­nir à tra­vers l’o­céan de la force. 

Celui qui a com­pris ce que signi­fie West­mins­ter s’in­cline, sai­si de la pro­fonde majes­té de ce lieu. Quels yeux et quel cœur bri­tan­niques pour­raient consi­dé­rer sans un sen­ti­ment de légi­time orgueil et d’es­poir inson­dable cette nécro­pole des génies de sa race ? Ses grands poli­tiques, les Cast­le­reagh, les Richard Cob­den, les Fox, ses grands savants, les New­ton, les Dar­win, les Her­schel, ses grands poètes, les Robert Burns, les Sha­kes­peare, les Chau­cer et les Mil­ton, ses grands artistes, ses grands inven­teurs, ses pre­miers rois, ses réfor­ma­teurs et ses phi­lo­sophes, en un mot tous ceux qui ont len­te­ment pétri l’âme anglo-saxonne dorment ici côte à côte ou revivent dans une image. C’est la voix des ancêtres qui vient chaque jour rap­pe­ler aux vivants de quelle chair ils sont pétris, quel sang coule en eux, et de quelles pen­sées ils sont les fils. C’est le plus gran­diose ensei­gne­ment natio­nal qui se puisse trou­ver, le labo­ra­toire le plus actif de l’éner­gie d’une race. Com­prend-on quel lien peut consti­tuer dans les âmes ce culte gran­diose et que c’est pré­ci­sé­ment ce lien qui manque à nos êtres épars et dissociés ? 

La race fran­çaise ondoyante, incer­taine- — je n’ose dire indif­fé­rente — semble trop sou­vent hési­ter devant le but à pour­suivre. Une com­mu­nion auguste avec l’âme du pas­sé la rem­pli­rait de force. Car il faut être péné­tré du pas­sé pour s’a­van­cer lar­ge­ment dans les voies de l’a­ve­nir. Éle­vons à nos grands hommes le plus splen­dide des monu­ments et la force dont ils ont débor­dé sur leur temps nous inon­de­ra encore de son flot lus­tral. Car ce sont là de saines nécro­poles ; l’air empes­té des tombes s’y change en virils et géné­reux parfums. 

Je ne sais pour­quoi la dénon­cia­tion d’un sym­bole néfaste du pas­sé et le rêve d’un sym­bole bien­fai­sant de l’a­ve­nir se sont unis dans ma pen­sée ; mais à la place de l’œuvre misé­rable et néga­trice d’hu­ma­ni­té je vou­drais au contraire contem­pler l’exal­ta­tion de cette huma­ni­té dans ses grands hommes et retrou­ver dans toute son ampleur et dans toute sa richesse l’âme d’une race glorifiée. 

En face de cette clar­té et de cet hori­zon, domi­nant Paris pro­di­gieux et comme por­té sur ses vagues, au lieu de ce bloc de pierre sym­bole d’i­gno­rance et de ser­vi­tude, je demande quelque chose de sem­blable à ce que je viens de dire, quelque majes­tueux temple laïque où puisse s’é­tayer notre des­tin qui chan­celle et que nous puis­sions contem­pler d’un cœur libre et d’un regard joyeux. 

[/​Léon Bazal­guette/​]

La Presse Anarchiste