La Presse Anarchiste

Choses vécues

Première question. — Explications nécessaires. Cherchons le fond !

Ce qui doit, en pre­mier lieu, forte­ment intéress­er les cama­rades con­scients de même que les vastes mass­es ouvrières à l’étranger, c’est une réponse sérieuse, impar­tiale, autant que pos­si­ble com­plète et pré­cise à la ques­tion : quelle est aujourd’hui la véri­ta­ble sit­u­a­tion en Russie ?

Ce pays de la « Grande Révo­lu­tion » de nos jours, — pays qui reste tou­jours si attrayant et plein de mys­tères aux yeux de tant de gens, — que représente-t-il, enfin, à cette heure — au point de vue économie, poli­tique, droit, cul­ture ? Com­ment pour­rait-on définir et for­muler son état actuel ? L’étape révo­lu­tion­naire qu’il fait en ce moment, quel rap­port aurait-elle au proces­sus général de la révo­lu­tion mon­di­ale, et quelles seraient les per­spec­tives qui s’entr’ouvrent de la plate­forme de cette étape ? — Telles sont les ram­i­fi­ca­tions prin­ci­pales de cette ques­tion posée en pre­mier lieu.

Un grand ami, — un français qui, étant enfant, avait quit­té la Russie et, actuelle­ment vieux, ne l’a pas oubliée, — m’écrit : « Tout ce qui vient de là-bas, est obscur, voilé, comme dans un con­te de fée ; livres, jour­naux, doc­u­ments aus­si bien que réc­its — tout est con­tra­dic­toire et chao­tique… » Et il me dit son espoir en ce que moi — par­tic­i­pant act­if et témoin vif des événe­ments en leur entier — je saurai apporter dans l’affaire une cer­taine clarté.

D’autres cama­rades étrangers m’écrivent de même. Tous, ils se plaig­nent des con­tra­dic­tions, des con­fu­sions, d’une grande par­tial­ité des ren­seigne­ments sur la Russie. Et ils espèrent tou­jours obtenir de moi « une infor­ma­tion autant que pos­si­ble com­plète, pré­cise et impar­tiale sur la véri­ta­ble sit­u­a­tion de là-bas », afin qu’eux-mêmes, et aus­si la classe ouvrière à l’étranger, pos­sè­dent, enfin, des ren­seigne­ments exacts.

Je les com­prends bien, ces cama­rades. Je sup­pose que tous ceux qui, au-delà de la fron­tière, s’intéressent sincère­ment et impar­tiale­ment à l’épopée russe, n’arrivent jusqu’à présent qu’à des impres­sions vagues, con­tra­dic­toires, peu satisfaisantes.

En effet, com­ment pour­rait il en être autrement — surtout pour ceux qui se trou­vent à dis­tance des événe­ments mêmes ? D’abord, toute révo­lu­tion sérieuse est, d’elle-même, un phénomène très com­pliqué, chao­tique, presque légendaire, nais­sant — en out­re — des con­tra­dic­tions, se nour­ris­sant d’elles, se débat­tant par­mi elles… Ensuite, qui donc, quel témoin ou par­tic­i­pant, pour­rait dire qu’il a vu, prévu, vécu, scruté, sen­ti, éval­ué, pesé et mesuré, au cours de toutes ces années, tous les côtés et toutes les sphères, toutes les sit­u­a­tions et nuances, toutes les sin­u­osités et facettes, toutes les con­di­tions, toutes les don­nées et tous les fac­teurs, toutes les forces agis­santes, toutes les voies, tous les points de vue, tous les faits, tous les événe­ments, toutes les con­tin­gences, toutes les com­bi­naisons, — en un mot, tout le mou­ve­ment immense, tout l’état des choses à mille faces, dans tous ses innom­brables croise­ments, dans toute sa vari­abil­ité con­tin­uelle et insai­siss­able ? Qui pour­rait affirmer qu’il a dev­iné ou pénétré le fond même des choses, embrassé tous les mys­tères, réc­on­cil­ié toutes les con­tra­dic­tions, fait un total juste, exact et défini­tif de toute la grande tem­pête ? Qui oserait déclar­er qu’il est à même de faire un tableau et une appré­ci­a­tion épuisants de cette for­mi­da­ble sec­ousse — la Révo­lu­tion ? Cha­cun ne voit, ne con­naît, n’éclaircit, néces­saire­ment, que quelques côtés et sphères des événe­ments, — notam­ment ceux qui se trou­vent dans le champ de sa vue, dans les lim­ites de sa par­tic­i­pa­tion, du rôle qu’il joue, de ses intérêts et aspi­ra­tions. L’histoire future de la révo­lu­tion ne parvien­dra pas, même en son entier, à en faire un total épuisant, embras­sant tout, incon­testable et défini­tif !… Puis, presque tout ce qui « vient de là-bas », porte, inévitable­ment, le cachet de l’individualité, du par­ti, de la classe, de la façon d’entendre et de sen­tir les choses… Cha­cun éclaire les faits et les événe­ments à sa pro­pre façon. C’est avec un exclu­sivisme et un par­ti-pris inévita­bles que, la matière est façon­née par les con­tem­po­rains. Les adver­saires ne dédaig­nent, en out­re, ni défig­u­ra­tions, ni men­songes, ni calom­nies… Tous ces traits sont pronon­cés avec une force toute par­ti­c­ulière, pré­cisé­ment, dans la révo­lu­tion russe qui, d’un côté, a touché au vif les intérêts les plus vitaux de toutes les couch­es de la pop­u­la­tion, de l’autre — a chauf­fé à blanc les pas­sions poli­tiques, et qui, finale­ment, ame­na aux formes extrêmes de la vio­lence, de la duperie et de l’hypocrisie poli­tiques ayant estropié et, enfin, saisi d’un froid de mort la pen­sée et la parole. (Il suf­fit de rap­pel­er ici que, depuis plus de trois ans déjà, il n’existe en Russie — à quelques excep­tions insignifi­antes près — que la presse du « Par­ti Com­mu­niste », et il ne peut y reten­tir libre­ment que la parole des « com­mu­nistes »). L’histoire future, loin­taine, seule saura approcher de cette époque plus ou moins sans par­ti-pris ; saura embrass­er, éval­uer et totalis­er au moins les traits prin­ci­paux des événe­ments ; saura arracher les masques des acteurs et le voile des actes de la tragédie qui se déroule dans le pays immense… Encore : his­torique­ment, la révo­lu­tion russe représente, sous plusieurs rap­ports un phénomène nou­veau, exclusif, étant allé notable­ment plus loin que les mod­èles précé­dents. Et, comme tout phénomène nou­veau et com­pliqué, ce n’est que très dif­fi­cile­ment et lente­ment qu’elle se soumet à une com­préhen­sion, à des essais d’une analyse pré­cise et d’un juge­ment clair. Enfin, de quelle insignifi­ance incroy­able sont encore, com­parées aux événe­ments mêmes, les don­nées sci­en­tifiques et les méth­odes théoriques à l’aide desquelles nous pour­rions approcher de ces événe­ments, les exam­in­er et les com­pren­dre ? Que notre con­nais­sance de la vie sociale, en général, est encore pau­vre ! Que nous sommes encore peu capa­bles de déchiffr­er les phénomènes, les notions et les ques­tions sociales !… 

Oui, tout cela est juste. Mais, quand même, ceux qui ont accom­pli dans le pays une cer­taine œuvre révo­lu­tion­naire ; ceux qui ont eu la chance de pass­er à tra­vers des sit­u­a­tions et des aven­tures divers­es ; ceux qui ont pu touch­er de près les divers­es faces des événe­ments et observ­er les gens et les actes de tous côtés ; ceux, enfin, qui veu­lent et qui savent, plus ou moins, juger et éclair­er les choses sans par­ti-pris, — tous ceux-là ont, certes, le devoir de tâch­er à faire, dans les lim­ites du pos­si­ble, un tableau général et net de la sit­u­a­tion, à dis­siper, dans une cer­taine mesure, le brouil­lard épais, à expli­quer au moins quelques con­tra­dic­tions, à éclair­er d’une lumière com­plète au moins quelques côtés des événements…

Il est, donc, naturel qu’on attende, tout d’abord, que je jette une lumière autant que pos­si­ble impar­tiale et claire sur la sit­u­a­tion actuelle en Russie. C’est par cela, pré­cisé­ment, que je dois commencer.

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Qu’il me soit per­mis, cepen­dant, — avant que je prenne la palette et le pinceau, — de présen­ter quelques expli­ca­tions préal­ables nécessaires.

La pre­mière d’entre elles aura un car­ac­tère personnel.

Pas très nom­breux, peut-être, furent ceux en Russie qui ont vu et vécu autant que j’ai eu la chance de voir et de subir. Activ­ité fiévreuse d’agitateur, de pro­pa­gan­diste, de lit­téra­teur et d’organisateur en rap­ports étroits avec les mass­es ouvrières, en pleine tem­pête révo­lu­tion­naire ; par­tic­i­pa­tion à un détache­ment de par­ti­sans libres, en con­tact avec l’armée rouge ; action bouil­lon­nante et vive dans le nord et, surtout, dans le sud, aux mou­ve­ments divers du proces­sus révo­lu­tion­naire ; de temps à autre, un tra­vail pure­ment cul­turel dans des sec­tions sovié­tiques de l’instruction publique ; oppres­sions et per­sé­cu­tions ; six mois d’activité inten­sive dans la région, « match­novi­enne » ; arresta­tions et pris­ons soviétistes, avec toutes leurs hor­reurs… Tout cela m’a per­mis d’entrer en rela­tions directes et pro­longées aus­si bien avec les vastes couch­es de la pop­u­la­tion des villes et de la cam­pagne qu’avec toutes sortes d’institutions soviétistes, et aus­si avec les représen­tants du nou­veau pou­voir. (Avant la révo­lu­tion, à l’étranger où ils restaient aus­si sim­ples mor­tels que moi-même, j’ai eu avec plusieurs de ces derniers des rela­tions per­son­nelles). Tout cela m’a don­né la pos­si­bil­ité d’observer de très près les sphères les plus opposées de la vie, les moments et les côtés les plus var­iés du proces­sus révo­lu­tion­naire. Tout cela me four­nis­sait l’occasion d’examiner fix­e­ment les forces agis­santes et les forces mou­vantes de la révo­lu­tion ; de scruter et de réfléchir inten­sive­ment ; de subir des mou­ve­ments et des états d’âme peu banals, pro­fonds et compliqués.

Pas très nom­breux, peut-être, furent ceux qui avaient les mêmes occa­sions que moi, de mon­ter — en présence de la vérité vis­i­ble, con­fir­mée, presqu’incarnée et pal­pa­ble — jusqu’aux plus sai­sis­santes hau­teurs d’élévation d’âme, d’une extase presque (hélas, tou­jours ger­cée, comme par un aigu­il­lon ven­imeux, par la con­science aiguë et douloureuse de l’état dés­espéré des choses), et de tomber, ensuite, jusqu’au fond même de l’amertume, de l’angoisse presque, du dés­espoir… Oui, lorsqu’à tra­vers les nuits longues et sour­des, on san­glote, seul, en déplo­rant la vérité obscuré­ment écrasée, la vraie force et la beauté out­ragées, les efforts per­dus, les jeunes semences bru­tale­ment anéanties…

Peu de gens, peut-être, ont vu tant de lâcheté, de bassesse, de vile­nie bar­rant la route aux forces fraîch­es, véri­ta­ble­ment révo­lu­tion­naires, venant d’en bas ; enl­e­vant à ces forces toute pos­si­bil­ité de s’affermir, de se pré­cis­er et se con­cré­tis­er, de trou­ver, le vrai chemin, de s’incarner dans une œuvre vivante, et d’amener au but. Peu nom­breux furent, peut-être, ceux qui pou­vaient sen­tir d’une façon aus­si aiguë toute la pro­fondeur, toute l’horreur, toutes les con­séquences périlleuses de la déca­dence et de la décom­po­si­tion infail­li­bles, aus­si bien du « gou­verne­ment révo­lu­tion­naire » lui-même que de toute la révo­lu­tion — en Russie et au dehors. Peu de gens purent aus­si bien observ­er la con­tra­dic­tion fon­da­men­tale entre l’énergie révo­lu­tion­naire créa­trice, mon­tante d’en bas, des mass­es chercheuses, et la coupole descen­dant d’en haut, étouf­fant cette énergie, éteignant les feux des chercheurs…

Peu de gens, peut-être, ont con­nu autant d’obstacles, ont subi autant de per­sé­cu­tions, eurent autant de peine à voir de beaux débuts brisés au seuil même du suc­cès… Peu de gens subirent des attaques aus­si révoltantes, des calom­nies aus­si écœu­rantes. Peu de gens, peut-être, eurent tant à souf­frir et à pein­er moralement…

Oui ! Et pour­tant, je n’ai con­tre les bolcheviks aucun sen­ti­ment de haine ou de méchanceté. Loin de moi restaient ces sen­ti­ments à l’époque où les gens en ques­tion n’étaient que « bolchévistes », en train de pré­par­er leur révo­lu­tion ; loin de moi étaient-ils restés plus tard, lorsque les bolcheviks avaient atteint leur but, et qu’il s’agissait, non plus des bolcheviks-révo­lu­tion­naires, mais d’un nou­veau gou­verne­ment et d’un par­ti gou­verne­men­tal. Loin de moi restent ces sen­ti­ments à cette heure aus­si où je peux, calme­ment et à dis­tance, par­courir encore une fois les choses vécues et les réé­val­uer — sans pas­sion vive, sans larmes brûlantes, sans peine poignante.

Que me sont-ils, ces gens, bornés et aveu­gles ? Je les plains, c’est tout. L’essentiel, ce ne sont pas eux-mêmes, c’est le sys­tème mon­strueux auquel ils ont cru, et avec lequel ils ont mis en exé­cu­tion leur plan ; l’essentiel, ce sont aus­si les cir­con­stances qui les ont aidés à l’accomplir.

Oui, je les plains. Jamais, aux heures mêmes des souf­frances les plus atro­ces, je n’éprouvai con­tre, eux des sen­ti­ments de haine per­son­nelle : une pro­fonde pitié et un léger mépris, — c’était tout. D’autant moins pour­rais-je avoir des sen­ti­ments pareils aujourd’hui, lorsque le fait est accom­pli, lorsque la révo­lu­tion est tem­po­raire­ment assas­s­inée, et que l’effroi et la douleur sont choses vécues.

Même le sen­ti­ment d’angoisse folle, de tristesse infinie pour le sort de la révo­lu­tion, d’un dés­espoir impuis­sant à la vue de son naufrage, — même ces sen­ti­ments épou­vanta­bles sont choses vécues, même ces souf­frances bs plus ter­ri­bles sont choses brûlées.

Oh ! que je com­prends bien Sébastien Fau­re qui, dans l’un de ses arti­cles, écrit : « Les anar­chistes ne tri­om­phent pas : il leur est trop pénible de con­stater l’effondrement de la Révo­lu­tion russe pour que l’affliction pro­fonde qu’ils en éprou­vent soit com­pen­sée par la sat­is­fac­tion de voir, ici comme tou­jours, leurs con­cep­tions sor­tir plus solide­ment trem­pées du creuset de l’expérience ».

Oui, je le com­prends. Mais nous, — nous qui avons brûlé dans le feu des événe­ments, nous autres pou­vons, vrai­ment, aujourd’hui, non seule­ment ôter nos vête­ments de deuil, et nous met­tre à analyser calme­ment les faits, mais aus­si nous réjouir, — oui, nous réjouir de l’effondrement d’encore un mirage (le dernier, peut-être) sur le chemin de la révo­lu­tion véri­ta­ble. Nous y avons un droit intime, payé chère­ment. Car nous vidâmes déjà jusqu’à la lie la coupe amère du cha­grin, lorsque, dans le vacarme de l’ouragan révo­lu­tion­naire, offrant nos vies et sac­ri­fi­ant tout sur l’autel de la lutte, nous avons prévu, com­pris et, enfin, vécu l’effroi de l’échec final.

Pareille­ment, nous avons, peut-être, aus­si un droit intime à une cer­taine irri­ta­tion. Mais si, réelle­ment, ce n’est pas de la joie qu’il s’agit pour nous à cette heure, — encore moins pour­rait-il s’agir d’une ran­cune. Car trop impor­tante, vrai­ment, est l’œuvre qui nous attend, trop graves et pleins de respon­s­abil­ités sont les prob­lèmes de l’heure actuelle. Et si, au cours même des événe­ments, au plus fort de la lutte, et dans la flamme des pas­sions, les « com­mu­nistes », mes opposés, m’exprimaient, plus d’une fois, leur sat­is­fac­tion de l’impartialité de mon exposé (ce qui, certes, ne les empêchait pas de me nom­mer plus tard, « dém­a­gogue », d’interdire mes con­férences et de m’arrêter), d’autant plus la sit­u­a­tion actuelle oblige cha­cun de nous à l’impartialité la plus soigneuse et à la plus minu­tieuse bonne foi.

Donc, calme­ment et objec­tive­ment, guidé non pas par un sen­ti­ment de ran­cune, mais par celui de cha­grin pour le passé et d’espoir lumineux pour l’avenir, en pleine con­nais­sance de mon devoir, vais-je faire mon exposé. 

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Il existe encore une ques­tion préliminaire.

Un exposé et un éclair­cisse­ment com­plets et francs des faits — la vérité et toute la vérité — ne feraient-ils pas, con­tre notre volon­té, le jeu de la bour­geoisie ? Ne devri­ons-nous pas nous garder de don­ner au cap­i­tal­isme mon­di­al, à l’impérialisme uni­versel une arme de plus con­tre la révo­lu­tion russe ? Peut-on laiss­er tomber le pres­tige de cette révo­lu­tion — bris­er toute la force de ce grand espoir — aux yeux des mass­es ouvrières à l’étranger ?

J’avais l’intention de m’arrêter à cette ques­tion très impor­tante plus ou moins sérieuse­ment. Mais elle me sem­ble avoir per­du actuelle­ment son âpreté d’autrefois. La vérité s’est déjà frayé le chemin. Les pier­res mêmes la cri­ent. D’autre part, les bolcheviks font, ces temps derniers, tout leur pos­si­ble pour découron­ner défini­tive­ment aux yeux du « pro­lé­tari­at mon­di­al » eux-mêmes et leur révo­lu­tion. De plus, — comme il fal­lait s’y atten­dre, — ils met­tent main­tenant, eux-mêmes, dans les mains de la « bour­geoisie mon­di­ale » une arme qu’elle ne pou­vait même pas rêver meilleure. Quant aux anar­chistes, ces derniers ont l’air de cess­er, déci­sive­ment et partout, de se gên­er de dire toute la vérité et d’exprimer franche­ment leur opin­ion sur ce qui se passe en Russie. Et s’il existe encore par­mi eux des gar­di­ens du vide, naïfs ou mal infor­més, leur absten­tion n’a plus beau­coup d’importance et ne résis­tera pas longtemps.

Je me bornerai, donc, pour l’instant, à quelques obser­va­tions brèves.

Jamais, à aucun moment, je n’ai partagé le point de vue du recèle­ment con­scient de la vérité aux mass­es ouvrières à l’étranger. Au con­traire, je trou­vais tou­jours que la tac­tique de recèle­ment causerait un mal énorme en enrayant l’information exacte du pro­lé­tari­at étranger, et en l’amenant par cela même, et pour bien longtemps, dans le cul-de-sac d’une atti­tude expec­ta­tive, d’une incer­ti­tude et l’une désori­en­ta­tion mal­heureuses. Je restais con­stam­ment oppressé par la pen­sée pénible que le vague du résul­tat de la révo­lu­tion russe auquel avait, tout d’abord, amené le chemin bolchéviste, ain­si que l’impossibilité d’informer le mou­ve­ment étranger, rapi­de­ment et exacte­ment, sur la sit­u­a­tion véri­ta­ble en Russie et sur ses caus­es, retarderaient et déformeraient la révo­lu­tion en Europe. Je savais très bien que des années s’écouleront — hélas ! — avant que les mass­es ouvrières des autres pays puis­sent s’orienter d’une façon juste dans ce qui s’était passé, et en fassent les déduc­tions néces­saires. Je com­pre­nais tou­jours que si les des­tinées de la révo­lu­tion russe dépen­dent, dans une cer­tain mesure, de la révo­lu­tion européenne, l’inverse est juste aus­si : la révo­lu­tion en Europe se trou­ve dans la plus grande dépen­dance de la marche de la Révo­lu­tion en Russie. Et je savais que la stéril­ité de la révo­lu­tion russe non éclairée du tout ou éclairée fausse­ment et incom­plète­ment, arrêterait pour un long temps la révo­lu­tion à l’Ouest, et enlèverait aux mass­es ouvrières étrangères, pour longtemps encore, la pos­si­bil­ité de sor­tir d’un état expec­tatif et incer­tain. Je me rendais tou­jours compte, avec amer­tume, qu’avant qu’en Europe on ne déchiffrât la sit­u­a­tion et n’en tirât les con­clu­sions justes, l’esprit révo­lu­tion­naire ne s’y allumerait point !… Et je trou­vais tou­jours qu’il était non seule­ment per­mis, mais absol­u­ment néces­saire d’expliquer aux mass­es ouvrières à l’étranger, le plus rapi­de­ment pos­si­ble, la sit­u­a­tion exacte en Russie, de leur indi­quer franche­ment les caus­es réelles et le vrai sens du mal­heur. Je trou­vais tou­jours qu’il fal­lait, pré­cisé­ment, se dépêch­er avec cette tâche, qu’il fal­lait se press­er d’ouvrir aux mass­es les yeux sur la vérité, — ceci d’autant plus que cette vérité con­fir­mait nos thès­es. Je pen­sais que, moins l’Europe s’était remise de la guerre, moins la réac­tion y avait gag­né du ter­rain, — plus il était néces­saire de « forg­er le fer tant qu’il était chaud », de tir­er prof­it de l’expérience et de la leçon de la tragédie russe. Et je souf­frais pro­fondé­ment, sachant la lenteur inévitable de ce processus.

Certes, je com­pre­nais bien que le prob­lème d’une cri­tique, d’un éclair­cisse­ment de la révo­lu­tion russe, était bien déli­cat, com­pliqué, chargé de respon­s­abil­ités ; qu’il exigeait beau­coup de tact, d’esprit et de savoir-faire… Mais je trou­vais qu’il était, quand même, absol­u­ment néces­saire de le résoudre (et de le faire le plus tôt pos­si­ble), et qu’il y avait assez de cama­rades pou­vant s’en tir­er avec succès.

Était-ce, vrai­ment, à nous — les lib­er­taires — de soutenir les fauss­es espérances du pro­lé­tari­at en une chose qui ne pou­vait point don­ner de résul­tat ? Certes, non ! Certes, notre devoir était de bris­er aus­sitôt cet espoir illu­soire, et de soulign­er la vérité. Il fal­lait tou­jours prévoir que, dans le cas con­traire, nous ris­que­ri­ons de devenir — tôt ou tard — débi­teurs insolv­ables, lorsque les mass­es tra­vailleuses nous auraient présen­té, un jour, deux let­tres de change bien chargées : l’une, cette ques­tion : pourquoi gar­dions-nous le silence ? pourquoi avions-nous caché la vérité, au lieu de l’expliquer ? où étions-nous et qu’avions-nous fait ? l’autre, cette sec­onde ques­tion : Pourquoi avions-nous eu tant peur de la bour­geoisie, de l’Entente, du cap­i­tal­isme, de l’impérialisme et d’autres puis­sances dia­boliques, que nous craignions même de dire la sim­ple vérité ? N’était-ce pas parce que, au fond de l’âme nous n’avions con­fi­ance ni en la révo­lu­tion ni en les mass­es ?… Qu’aurions-nous répon­du, amis, à ces ques­tions ? Com­ment auri­ons-nous payé ces let­tres de change ? Avec quelles arguties nous seri­ons-nous justifiés ?…

On pour­rait aus­si nous deman­der si notre posi­tion est, réelle­ment, si peu claire que nous craignions d’être con­fon­dus avec la bour­geoisie et avec les cri­tiques bour­geois ? Et l’on aurait pu nous dire — avec rai­son — qu’une pareille pru­dence envers le dévoile­ment de la vérité est le symp­tôme d’une cer­taine faib­lesse ; que si nous sommes, vrai­ment, forts et sûrs de la vérité, — alors, nous auri­ons dû, juste­ment, à l’aide de l’expérience accom­plie, soulign­er et expli­quer cette vérité aux mass­es, une fois de plus, et d’une façon lumineuse, hardie, ferme.

Si avant et tou­jours, j’envisageais ain­si la ques­tion, — d’autant plus, bien enten­du, je l’envisage de cette façon à cette heure, où ta sit­u­a­tion s’est défini­tive­ment déter­minée, et où l’Anarchisme reste la seule étoile, guide de la révo­lu­tion. Les faits, ne par­lent-ils pas, déjà, plus élo­quem­ment que n’importe quelles paroles ? Les com­mu­nistes-étatistes, ne se sont-ils pas suff­isam­ment mis à nu, eux-mêmes ?… Jusqu’à quand, encore, allons-nous pro­téger, pal­pi­tants, le vide ? Jusqu’où allons-nous avoir la noble crainte de com­pro­met­tre une fille qui se com­pro­met elle-même par chaque geste ?… Oui, si même avant, quelques-uns de nous pro­tégeaient noble­ment la pureté d’une fille ayant depuis bien longtemps déjà per­du son inno­cence, — ma foi, ils res­teront aujourd’hui, sans aucun doute, à la garde de la chasteté d’une fille prostituée !…

Non, non !… Il importe de se hâter de démon­tr­er, encore et tou­jours, aux mass­es tra­vailleuses, sur l’expérience toute chaude de la révo­lu­tion russe, — lumineuse­ment, con­crète­ment — toute l’absurdité et tout le péril de la voie étatiste, autori­taire, sec­taire et poli­tique, et de leur dévelop­per, avec une clarté et une force, de per­sua­sion défini­tives, la voie d’action et de con­struc­tion lib­er­taires. Il faut se hâter de dévoil­er et de met­tre à prof­it l’expérience vécue.

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Une toute autre ques­tion (et c’est ma dernière obser­va­tion) est celle de la façon dont il faut le faire, de la façon dont il faut abor­der le problème.

En effet, — comme je l’ai déjà men­tion­né en pas­sant dans ma pre­mière let­tre, — il est absol­u­ment insuff­isant sinon com­plète­ment inutile, de nous arrêter séparé­ment aux divers phénomènes négat­ifs de la révo­lu­tion, d’attaquer séparé­ment les dif­férents côtés vicieux du bolchevisme, de nous effray­er des faits isolés et de les cri­ti­quer à mesure de leur accumulation.

Les bolcheviks n’ont pas résolu les prob­lèmes con­struc­tifs de la révo­lu­tion, les bolcheviks ont fait fail­lite ; les bolcheviks ont ruiné la vie économique du pays ; les bolcheviks se sont bureau­cratisés ; les bolcheviks ont instal­lé leur dic­tature assom­mante, l’absolutisme des com­mis­saires, l’arbitraire, la ter­reur, l’inquisition, une police mon­strueuse ; les bolchevicks ont meur­tri toutes les forces vives du peu­ple ; les bolchevicks ont rem­pli les pris­ons avec des mécon­tents et avec ceux qui pensent autrement qu’eux ; les bolchevicks per­sé­cu­tent et fusil­lent les révo­lu­tion­naires d’autres doc­trines et, notam­ment, les anar­chistes ; les bolcheviks se ser­vent de men­songes, de calom­nies, de l’hypocrisie ; ils défig­urent et étran­g­lent la vérité, ils vivent de tromperies et de cor­rup­tions, ils ne dédaig­nent aucun moyen — même des plus immoraux — afin d’atteindre leurs buts et main­tenir leur pou­voir ; les bolchevicks ont écrasé le Kro­n­stadt révo­lu­tion­naire et assas­s­iné l’Ukraine anar­chiste ; les bolchevicks restau­rent le cap­i­tal­isme abat­tu, s’entendent avec la bour­geoisie étrangère, se trans­for­ment, eux-mêmes, en une nou­velle caste bour­geoise, revi­en­nent aux pires formes de l’exploitation et de l’esclavage : au tra­vail des serfs, aux impôts et charges ruineuses, au respect des autorités, au mil­i­tarisme, etc., etc.

Que tout cela soit ain­si. Mais tout cela est encore loin de faire résoudre le prob­lème fon­da­men­tal de la révo­lu­tion et du bolchevisme. En effet, avec le même suc­cès sont énumérés les mérites, les côtés forts et les con­quêtes pos­i­tives des bolchevicks. Avec le même suc­cès, et le même droit, nous prou­ve-t-on qu’il était générale­ment impos­si­ble d’agir autrement ; qu’il existe telles et telles cir­con­stances jus­ti­fi­antes ou atténu­antes (l’isolement de la révo­lu­tion, la sit­u­a­tion économique défa­vor­able, la guerre, le blo­cus, la masse inculte, etc.) ; que le max­i­mum du pos­si­ble fut atteint ; que les côtés négat­ifs sont inévita­bles dans toute révo­lu­tion pareille… « Quelles ne furent pas, — nous dit-on, — les cir­con­stances générales et locales, his­toriques et actuelles, qui for­cèrent les bolcheviks d’agir de cette façon ! Dans d’autres pays, dans d’autres cir­con­stances — les com­mu­nistes vien­dront mieux à bout de leur tâche… »

Le fond de la ques­tion ne gît, donc, pas dans tels ou tels phénomènes séparés que l’on peut inter­préter comme on veut, sans pou­voir jamais arriv­er à une con­clu­sion générale défini­tive ; et c’est pourquoi, je ne vois pas de grande util­ité à gémir et à se lamenter de toutes les plaies de la révo­lu­tion russe, l’une après l’autre. Le fond des choses n’est pas dans ces plaies qui ne sont que des con­séquences logiques d’un ensem­ble de caus­es pro­fondes. Il ne s’agit pas, non plus, des hommes don­nés, ni de leur con­duite : les hommes sont tous des êtres plus ou moins homogènes ; les bolchevicks sont des hommes comme nous-mêmes ; et si, dans les cir­con­stances présentes, ils ont agi ain­si, — il est hors de doute que nous autres, étant à leur place, nous auri­ons agi de même…

— Oui, — me dit-on. — Mais c’est que, pré­cisé­ment, nous con­sid­éri­ons tou­jours « leur place » comme absol­u­ment fausse, nous ne pour­rions jamais être et, en effet, n’étions pas à leur place…

C’est cela. Voici, nous y sommes, amis. Le fond de la ques­tion — c’est, pré­cisé­ment, « la place ». L’essentiel — c’est la voie prise, en son entier.

Le fond de la ques­tion est de savoir si les bolcheviks ont eu rai­son, oui ou non, — et pourquoi ? — en faisant engager la révo­lu­tion dans la voie présente, et en y prenant la place qu’ils ont prise ? L’essentiel est de savoir, s’il eût été pos­si­ble — et com­ment ? de pren­dre, dans les con­di­tions don­nées, une autre voie, et d’occuper dans la révo­lu­tion une autre place ? Si la voie et la place présentes n’ont pas été une « néces­sité his­torique » ? L’important est de savoir si une autre voie pou­vait, dans ces con­di­tions, amen­er au résul­tat désiré ? Ensuite, si cette autre voie serait à même de sur­mon­ter ses pro­pres côtés faibles (car, toute voie a bien ses pro­pres côtés faibles, ses pro­pres « flach­es ») ? Et, enfin, pourquoi, donc, cette autre voie ne s’était pas réalisée ?

Un éclair­cisse­ment lucide et une analyse fon­da­men­tale de ces ques­tions essen­tielles, sont les con­di­tions indis­pens­ables pour que la marche générale de même que les traits isolés de la révo­lu­tion russe puis­sent être com­pris de façon juste ; pour que la ques­tion fon­da­men­tale : l’appréciation défini­tive du bolchevisme soit vrai­ment résolue ; pour que l’expérience vécue puisse être fructueuse­ment dévoilée et utilisée.

Donc, afin que l’expérience de la révo­lu­tion russe soit, véri­ta­ble­ment, mise à prof­it, il est com­plète­ment insuff­isant de nous occu­per d’une cri­tique éparse des faits et des phénomènes isolés.

Il faut, pre­mière­ment, — dans toute ques­tion, dans tout cas con­cret, — décou­vrir et soulign­er l’inséparable liai­son intime de ces phénomènes avec tout le chemin adop­té. Il faut, con­stam­ment et d’une façon pal­pa­ble, ramen­er les phénomènes isolés de la révo­lu­tion à l’essence même de la voie prise, en traçant dis­tincte­ment la dépen­dance logique de chaque phénomène de la voie prise, en son entier. Il faut analyser et cri­ti­quer non pas tant les phénomènes eux-mêmes que, pré­cisé­ment, à leur aide, toute la voie entière.

Il faut, deux­ième­ment, com­par­er (en même temps, et d’une façon pal­pa­ble aus­si) les deux voies — la « leur » et l’autre, en faisant ressor­tir et en démon­trant claire­ment tous les avan­tages, les côtés plus forts et les larges pos­si­bil­ités pos­i­tives de cette autre voie ; en prou­vant que les endroits faibles, que les « flach­es » de cette autre voie sont, d’une part, rel­a­tive­ment peu impor­tants, et de l’autre (ce qui est le prin­ci­pal) sont facile­ment sur­monta­bles par les pro­priétés pos­i­tives, fon­da­men­tales de cette voie.

Il faut, troisième­ment, tenir compte, autant que pos­si­ble, de toutes les com­pli­ca­tions de la ques­tion, — cela veut dire, surtout, de toutes les con­di­tions et cir­con­stances, dans lesquelles se pas­sait le proces­sus révo­lu­tion­naire. Il faut, en cer­tains cas, com­par­er les deux voies pré­cisé­ment dans les con­di­tions don­nées, pour démon­tr­er que c’est juste­ment l’autre voie qui aurait pu se man­i­fester plus forte que les cir­con­stances, et les sur­mon­ter : pour soulign­er, encore une fois, que ce n’étaient pas telles ou telles con­di­tions et cir­con­stances qui avaient eu une impor­tance finale et déci­sive dans la révo­lu­tion, mais bien la voie prise, comme telle, eu son entier.

Il faut, qua­trième­ment, désign­er avec une pré­ci­sion toute par­ti­c­ulière, les caus­es con­crètes et très car­ac­téris­tiques de la « non réal­i­sa­tion » de cette voie dans la révo­lu­tion russe. Sans quoi, plusieurs de nos thès­es resteraient varies et peu persuasives.

Afin que l’expérience de la révo­lu­tion russe soit vrai­ment mise à prof­it, — il nous faut, en y atti­rant con­stam­ment et avec insis­tance l’attention des mass­es, tâch­er de tir­er de cette expéri­ence toute la pléni­tude du résul­tat. Nous devons, non seule­ment bien éclair­cir, expli­quer et analyser, mais aus­si claire­ment généralis­er, pas­sant, par traits dis­tincts, des dif­férentes don­nées isolées de l’expérience à des con­clu­sions et des con­struc­tions larges et générales. Par l’analyse des faits et des phénomènes, des con­di­tions et des cir­con­stances, des côtés faibles et forts, de même que par la con­fronta­tion des deux voies de la révo­lu­tion, nous devons démon­tr­er d’une façon pal­pa­ble : 1° la faus­seté absolue, la fail­lite organique con­fir­mée de tout le sys­tème autori­taire, — sa « non-util­ité his­torique » ; et 2° la puis­sance intérieure, la force réal­isatrice poten­tielle, la vital­ité pro­fonde, la ratio­nal­ité, la fruc­tu­osité finales de la sec­onde voie de révolution.

Notons, enfin, ici même la néces­sité pres­sante de met­tre bien en relief, se bas­ant sur l’expérience de la révo­lu­tion russe, les prob­lèmes posi­tifs du mou­ve­ment et de l’œuvre anar­chistes, ain­si que de dévelop­per, d’argumenter et de for­muler, avec la plus grande pré­ci­sion, les points posi­tifs de la con­cep­tion anar­chiste et de sa pro­pa­gande.

(Il va de soi que j’envisage ici non pas l’approfondissement pure­ment théorique et philosophique des prob­lèmes, — lequel appro­fondisse­ment peut être fait en son temps et à sa place, — mais, plutôt, une œuvre d’étude con­crète et vive).

Sur tous les points men­tion­nés, la révo­lu­tion russe peut nous offrir des don­nées d’une richesse et d’une édi­fi­ca­tion toutes particulières.

Lais­sons, donc, aux par­tis poli­tiques « du social­isme » l’emploi de se lamenter de tels ou tels méfaits actuels, et de pren­dre pour cible exclu­sive de leurs attaques furieuses les « dic­ta­teurs de la Russie », leur « pou­voir usurpé », leurs actes, leurs fautes, leurs bêtis­es, leurs infamies, excès et crimes. Un tel « point de mire » est naturel chez ces par­tis dont cha­cun pré­tend que ses hommes d’action et son séjour au pou­voir (qu’un autre pou­voir, en général) auraient résolu le prob­lème de la révo­lu­tion pour le plaisir et le bien-être de tout le monde. En out­re, cha­cun de ces par­tis ne peut point ne pas recon­naître avec amer­tume que « la vio­lence » fit arracher de ses mains la vic­toire et le bon­heur qui parais­saient déjà si proches et si pos­si­bles. Il est, donc, naturel que ces par­tis attaque­nt pré­cisé­ment l’autorité actuelle, bolcheviste, et ses exploits, en déroutant, ain­si, encore et tou­jours, la pen­sée en éveil des mass­es tra­vailleuses révo­lu­tion­naires, en détour­nant, à nou­veau, leurs recherch­es hors du chemin juste, et en les empêchant, une fois de plus, de saisir le vrai fond des choses : l’impuissance, organique et le péril de toute autorité dans l’œuvre d’émancipation du labeur et de con­struc­tion des formes nou­velles de la voie sociale.

Le soulève­ment de Kro­n­stadt, par exem­ple, en mars 1921, abstrac­tion faite de son car­ac­tère naturel et de sa grandeur morale, péchait, lui aus­si (autant qu’on en puisse juger d’après la doc­u­men­ta­tion pub­liée), par le même manque de clarté et le même vague : sous l’influence des par­tis poli­tiques, et vu la faib­lesse des forces lib­er­taires, Kro­n­stadt lut­tait, surtout, con­tre l’autorité actuelle et ses actes, en défen­dant l’idée de quelque autre forme de pou­voir, et en n’émettant que très faible­ment l’autre idée — notam­ment, que l’essentiel n’est point le pou­voir don­né, mis bien l’horreur de tout pou­voir et la néces­sité d’entamer la con­struc­tion d’une société sans autorité comme seule issue de la situation.

L’un des côtés orig­in­aux, remar­quables, intéres­sant du mou­ve­ment match­novien con­siste pré­cisé­ment en ce que, grâce à plusieurs raisons par­ti­c­ulières, et aus­si à un tra­vail lib­er­taire assez intense dans son sein, ce mou­ve­ment sut émet­tre et défendre l’idée du péril de toute autorité et de la néces­sité d’une œuvre de con­struc­tion sociale non autori­taire ; il ame­na à la com­préhen­sion de cette idée et ramas­sa autour d’elle des mass­es tra­vailleuses assez vastes.

À regret­ter que, — comme je l’avais déjà indiqué, — les anar­chistes aus­si se lais­saient trop sou­vent, entraîn­er par l’œuvre de cri­tique exclu­sive des autorités exis­tantes, de leurs actes et exploits séparés, ce qui entra­vait aus­si, dans une cer­taine mesure, l’évolution de l’idée de con­struc­tion lib­er­taire chez les masses.

Cepen­dant, c’est chez nous, pré­cisé­ment, qu’un tel procédé n’est pas du tout naturel. C’est notre posi­tion, pré­cisé­ment, — la seule sous ce rap­port, — qui est appelée, par son essence même, à nous per­me­t­tre de regarder con­stam­ment et inflex­i­ble­ment dans le fond des choses, et de le désign­er tou­jours aux mass­es, sans nous faire détourn­er, par quoi que ce soit, de notre tâche prin­ci­pale : expli­quer aux tra­vailleurs, d’une façon claire et pal­pa­ble, le péril de toute autorité, et dévelop­per devant eux la voie pos­i­tive de la con­struc­tion des formes non autori­taires de la vie.

Main­tenant, surtout, — lorsque la voie lib­er­taire reste la seule issue pour les mass­es tra­vailleuses, et qu’il est d’une impor­tance cap­i­tale de désign­er cette issue aux mass­es le plus rapi­de­ment et lumineuse­ment pos­si­ble, en acti­vant ain­si l’épanouissement et l’élargissement prochains du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, — main­tenant, surtout, la parole lib­er­taire doit ne pas se dis­pers­er en bagatelles, mais se don­ner entière­ment et inlass­able­ment à la tâche directe et fon­da­men­tale : démon­tr­er, soulign­er, expli­quer aux mass­es infati­ga­ble­ment, sur la base de l’expérience vécue, que tous les par­tis, tous les pou­voirs, tous les sys­tèmes et hommes d’action poli­tiques, sont — quels qu’ils soient et puis­sent être — organique­ment et égale­ment impuis­sants à résoudre le prob­lème de la révo­lu­tion sociale ; que seul l’accès des mass­es tra­vailleuses elles-mêmes et leur par­tic­i­pa­tion exclu­sive à. la con­struc­tion des formes non autori­taires de la société, représen­tent un principe révo­lu­tion­naire fructueux.

Ajou­tons que l’observation stricte de ce devoir est une des con­di­tions nous per­me­t­tant de nous détach­er net­te­ment — nous-mêmes et notre posi­tion — aus­si bien des élé­ments bour­geois que des par­tis poli­tiques. Et dis­ons, enfin, que si nous obser­vons cette con­di­tion, alors notre posi­tion nous per­me­t­tra, elle-même, d’éviter de fournir le moin­dre pré­texte aux reproches de partialité.

Il est à regret­ter (quoique les raisons en soient bien com­préhen­si­bles) que jusqu’à présent, ces temps derniers, la presse lib­er­taire à l’étranger ne réponde que très insuff­isam­ment aux prob­lèmes ain­si posés. Elle donne tou­jours beau­coup de place à la cri­tique pure, à de sim­ples dévoile­ments, à des notes et com­mu­ni­ca­tions séparés, etc. Certes, dans les cir­con­stances actuelles, et vu l’ignorance élé­men­taire de beau­coup de cama­rades étrangers en tout ce qui con­cerne les « choses de Russie », cette œuvre a aus­si son impor­tance, — sans, presque, met­tre à prof­it l’expérience de la révo­lu­tion russe dans le sens d’un tra­vail fon­da­men­tal sur les ques­tions et thès­es générales. Il appar­tient cer­taine­ment à nous — anar­chistes russ­es ayant vécu l’expérience et dis­posant des don­nées vives et écla­tantes — de don­ner une impul­sion déter­minée dans cette direction.

Je préviens, donc, les lecteurs, que je con­sid­ère comme ma tâche prin­ci­pale, non pas la cri­tique éparpil­lée des dif­férents côtés de la révo­lu­tion ou de l’appareil gou­verne­men­tal bolchevistes, non pas la com­mu­ni­ca­tion dis­per­sée de tels ou tels faits, mais, surtout, l’éclaircissement des don­nées et des con­clu­sions fon­da­men­tales de l’expérience, ain­si que le tra­vail et l’illustration des ques­tions et des déduc­tions d’ordre général.

Avril 1922.

[/Voline./]


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