Première question. — Explications nécessaires. Cherchons le fond !
Ce qui doit, en premier lieu, fortement intéresser les camarades conscients de même que les vastes masses ouvrières à l’étranger, c’est une réponse sérieuse, impartiale, autant que possible complète et précise à la question : quelle est aujourd’hui la véritable situation en Russie ?
Ce pays de la « Grande Révolution » de nos jours, — pays qui reste toujours si attrayant et plein de mystères aux yeux de tant de gens, — que représente-t-il, enfin, à cette heure — au point de vue économie, politique, droit, culture ? Comment pourrait-on définir et formuler son état actuel ? L’étape révolutionnaire qu’il fait en ce moment, quel rapport aurait-elle au processus général de la révolution mondiale, et quelles seraient les perspectives qui s’entr’ouvrent de la plateforme de cette étape ? — Telles sont les ramifications principales de cette question posée en premier lieu.
Un grand ami, — un français qui, étant enfant, avait quitté la Russie et, actuellement vieux, ne l’a pas oubliée, — m’écrit : « Tout ce qui vient de là-bas, est obscur, voilé, comme dans un conte de fée ; livres, journaux, documents aussi bien que récits — tout est contradictoire et chaotique… » Et il me dit son espoir en ce que moi — participant actif et témoin vif des événements en leur entier — je saurai apporter dans l’affaire une certaine clarté.
D’autres camarades étrangers m’écrivent de même. Tous, ils se plaignent des contradictions, des confusions, d’une grande partialité des renseignements sur la Russie. Et ils espèrent toujours obtenir de moi « une information autant que possible complète, précise et impartiale sur la véritable situation de là-bas », afin qu’eux-mêmes, et aussi la classe ouvrière à l’étranger, possèdent, enfin, des renseignements exacts.
Je les comprends bien, ces camarades. Je suppose que tous ceux qui, au-delà de la frontière, s’intéressent sincèrement et impartialement à l’épopée russe, n’arrivent jusqu’à présent qu’à des impressions vagues, contradictoires, peu satisfaisantes.
En effet, comment pourrait il en être autrement — surtout pour ceux qui se trouvent à distance des événements mêmes ? D’abord, toute révolution sérieuse est, d’elle-même, un phénomène très compliqué, chaotique, presque légendaire, naissant — en outre — des contradictions, se nourrissant d’elles, se débattant parmi elles… Ensuite, qui donc, quel témoin ou participant, pourrait dire qu’il a vu, prévu, vécu, scruté, senti, évalué, pesé et mesuré, au cours de toutes ces années, tous les côtés et toutes les sphères, toutes les situations et nuances, toutes les sinuosités et facettes, toutes les conditions, toutes les données et tous les facteurs, toutes les forces agissantes, toutes les voies, tous les points de vue, tous les faits, tous les événements, toutes les contingences, toutes les combinaisons, — en un mot, tout le mouvement immense, tout l’état des choses à mille faces, dans tous ses innombrables croisements, dans toute sa variabilité continuelle et insaisissable ? Qui pourrait affirmer qu’il a deviné ou pénétré le fond même des choses, embrassé tous les mystères, réconcilié toutes les contradictions, fait un total juste, exact et définitif de toute la grande tempête ? Qui oserait déclarer qu’il est à même de faire un tableau et une appréciation épuisants de cette formidable secousse — la Révolution ? Chacun ne voit, ne connaît, n’éclaircit, nécessairement, que quelques côtés et sphères des événements, — notamment ceux qui se trouvent dans le champ de sa vue, dans les limites de sa participation, du rôle qu’il joue, de ses intérêts et aspirations. L’histoire future de la révolution ne parviendra pas, même en son entier, à en faire un total épuisant, embrassant tout, incontestable et définitif !… Puis, presque tout ce qui « vient de là-bas », porte, inévitablement, le cachet de l’individualité, du parti, de la classe, de la façon d’entendre et de sentir les choses… Chacun éclaire les faits et les événements à sa propre façon. C’est avec un exclusivisme et un parti-pris inévitables que, la matière est façonnée par les contemporains. Les adversaires ne dédaignent, en outre, ni défigurations, ni mensonges, ni calomnies… Tous ces traits sont prononcés avec une force toute particulière, précisément, dans la révolution russe qui, d’un côté, a touché au vif les intérêts les plus vitaux de toutes les couches de la population, de l’autre — a chauffé à blanc les passions politiques, et qui, finalement, amena aux formes extrêmes de la violence, de la duperie et de l’hypocrisie politiques ayant estropié et, enfin, saisi d’un froid de mort la pensée et la parole. (Il suffit de rappeler ici que, depuis plus de trois ans déjà, il n’existe en Russie — à quelques exceptions insignifiantes près — que la presse du « Parti Communiste », et il ne peut y retentir librement que la parole des « communistes »). L’histoire future, lointaine, seule saura approcher de cette époque plus ou moins sans parti-pris ; saura embrasser, évaluer et totaliser au moins les traits principaux des événements ; saura arracher les masques des acteurs et le voile des actes de la tragédie qui se déroule dans le pays immense… Encore : historiquement, la révolution russe représente, sous plusieurs rapports un phénomène nouveau, exclusif, étant allé notablement plus loin que les modèles précédents. Et, comme tout phénomène nouveau et compliqué, ce n’est que très difficilement et lentement qu’elle se soumet à une compréhension, à des essais d’une analyse précise et d’un jugement clair. Enfin, de quelle insignifiance incroyable sont encore, comparées aux événements mêmes, les données scientifiques et les méthodes théoriques à l’aide desquelles nous pourrions approcher de ces événements, les examiner et les comprendre ? Que notre connaissance de la vie sociale, en général, est encore pauvre ! Que nous sommes encore peu capables de déchiffrer les phénomènes, les notions et les questions sociales !…
Oui, tout cela est juste. Mais, quand même, ceux qui ont accompli dans le pays une certaine œuvre révolutionnaire ; ceux qui ont eu la chance de passer à travers des situations et des aventures diverses ; ceux qui ont pu toucher de près les diverses faces des événements et observer les gens et les actes de tous côtés ; ceux, enfin, qui veulent et qui savent, plus ou moins, juger et éclairer les choses sans parti-pris, — tous ceux-là ont, certes, le devoir de tâcher à faire, dans les limites du possible, un tableau général et net de la situation, à dissiper, dans une certaine mesure, le brouillard épais, à expliquer au moins quelques contradictions, à éclairer d’une lumière complète au moins quelques côtés des événements…
Il est, donc, naturel qu’on attende, tout d’abord, que je jette une lumière autant que possible impartiale et claire sur la situation actuelle en Russie. C’est par cela, précisément, que je dois commencer.
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Qu’il me soit permis, cependant, — avant que je prenne la palette et le pinceau, — de présenter quelques explications préalables nécessaires.
La première d’entre elles aura un caractère personnel.
Pas très nombreux, peut-être, furent ceux en Russie qui ont vu et vécu autant que j’ai eu la chance de voir et de subir. Activité fiévreuse d’agitateur, de propagandiste, de littérateur et d’organisateur en rapports étroits avec les masses ouvrières, en pleine tempête révolutionnaire ; participation à un détachement de partisans libres, en contact avec l’armée rouge ; action bouillonnante et vive dans le nord et, surtout, dans le sud, aux mouvements divers du processus révolutionnaire ; de temps à autre, un travail purement culturel dans des sections soviétiques de l’instruction publique ; oppressions et persécutions ; six mois d’activité intensive dans la région, « matchnovienne » ; arrestations et prisons soviétistes, avec toutes leurs horreurs… Tout cela m’a permis d’entrer en relations directes et prolongées aussi bien avec les vastes couches de la population des villes et de la campagne qu’avec toutes sortes d’institutions soviétistes, et aussi avec les représentants du nouveau pouvoir. (Avant la révolution, à l’étranger où ils restaient aussi simples mortels que moi-même, j’ai eu avec plusieurs de ces derniers des relations personnelles). Tout cela m’a donné la possibilité d’observer de très près les sphères les plus opposées de la vie, les moments et les côtés les plus variés du processus révolutionnaire. Tout cela me fournissait l’occasion d’examiner fixement les forces agissantes et les forces mouvantes de la révolution ; de scruter et de réfléchir intensivement ; de subir des mouvements et des états d’âme peu banals, profonds et compliqués.
Pas très nombreux, peut-être, furent ceux qui avaient les mêmes occasions que moi, de monter — en présence de la vérité visible, confirmée, presqu’incarnée et palpable — jusqu’aux plus saisissantes hauteurs d’élévation d’âme, d’une extase presque (hélas, toujours gercée, comme par un aiguillon venimeux, par la conscience aiguë et douloureuse de l’état désespéré des choses), et de tomber, ensuite, jusqu’au fond même de l’amertume, de l’angoisse presque, du désespoir… Oui, lorsqu’à travers les nuits longues et sourdes, on sanglote, seul, en déplorant la vérité obscurément écrasée, la vraie force et la beauté outragées, les efforts perdus, les jeunes semences brutalement anéanties…
Peu de gens, peut-être, ont vu tant de lâcheté, de bassesse, de vilenie barrant la route aux forces fraîches, véritablement révolutionnaires, venant d’en bas ; enlevant à ces forces toute possibilité de s’affermir, de se préciser et se concrétiser, de trouver, le vrai chemin, de s’incarner dans une œuvre vivante, et d’amener au but. Peu nombreux furent, peut-être, ceux qui pouvaient sentir d’une façon aussi aiguë toute la profondeur, toute l’horreur, toutes les conséquences périlleuses de la décadence et de la décomposition infaillibles, aussi bien du « gouvernement révolutionnaire » lui-même que de toute la révolution — en Russie et au dehors. Peu de gens purent aussi bien observer la contradiction fondamentale entre l’énergie révolutionnaire créatrice, montante d’en bas, des masses chercheuses, et la coupole descendant d’en haut, étouffant cette énergie, éteignant les feux des chercheurs…
Peu de gens, peut-être, ont connu autant d’obstacles, ont subi autant de persécutions, eurent autant de peine à voir de beaux débuts brisés au seuil même du succès… Peu de gens subirent des attaques aussi révoltantes, des calomnies aussi écœurantes. Peu de gens, peut-être, eurent tant à souffrir et à peiner moralement…
Oui ! Et pourtant, je n’ai contre les bolcheviks aucun sentiment de haine ou de méchanceté. Loin de moi restaient ces sentiments à l’époque où les gens en question n’étaient que « bolchévistes », en train de préparer leur révolution ; loin de moi étaient-ils restés plus tard, lorsque les bolcheviks avaient atteint leur but, et qu’il s’agissait, non plus des bolcheviks-révolutionnaires, mais d’un nouveau gouvernement et d’un parti gouvernemental. Loin de moi restent ces sentiments à cette heure aussi où je peux, calmement et à distance, parcourir encore une fois les choses vécues et les réévaluer — sans passion vive, sans larmes brûlantes, sans peine poignante.
Que me sont-ils, ces gens, bornés et aveugles ? Je les plains, c’est tout. L’essentiel, ce ne sont pas eux-mêmes, c’est le système monstrueux auquel ils ont cru, et avec lequel ils ont mis en exécution leur plan ; l’essentiel, ce sont aussi les circonstances qui les ont aidés à l’accomplir.
Oui, je les plains. Jamais, aux heures mêmes des souffrances les plus atroces, je n’éprouvai contre, eux des sentiments de haine personnelle : une profonde pitié et un léger mépris, — c’était tout. D’autant moins pourrais-je avoir des sentiments pareils aujourd’hui, lorsque le fait est accompli, lorsque la révolution est temporairement assassinée, et que l’effroi et la douleur sont choses vécues.
Même le sentiment d’angoisse folle, de tristesse infinie pour le sort de la révolution, d’un désespoir impuissant à la vue de son naufrage, — même ces sentiments épouvantables sont choses vécues, même ces souffrances bs plus terribles sont choses brûlées.
Oh ! que je comprends bien Sébastien Faure qui, dans l’un de ses articles, écrit : « Les anarchistes ne triomphent pas : il leur est trop pénible de constater l’effondrement de la Révolution russe pour que l’affliction profonde qu’ils en éprouvent soit compensée par la satisfaction de voir, ici comme toujours, leurs conceptions sortir plus solidement trempées du creuset de l’expérience ».
Oui, je le comprends. Mais nous, — nous qui avons brûlé dans le feu des événements, nous autres pouvons, vraiment, aujourd’hui, non seulement ôter nos vêtements de deuil, et nous mettre à analyser calmement les faits, mais aussi nous réjouir, — oui, nous réjouir de l’effondrement d’encore un mirage (le dernier, peut-être) sur le chemin de la révolution véritable. Nous y avons un droit intime, payé chèrement. Car nous vidâmes déjà jusqu’à la lie la coupe amère du chagrin, lorsque, dans le vacarme de l’ouragan révolutionnaire, offrant nos vies et sacrifiant tout sur l’autel de la lutte, nous avons prévu, compris et, enfin, vécu l’effroi de l’échec final.
Pareillement, nous avons, peut-être, aussi un droit intime à une certaine irritation. Mais si, réellement, ce n’est pas de la joie qu’il s’agit pour nous à cette heure, — encore moins pourrait-il s’agir d’une rancune. Car trop importante, vraiment, est l’œuvre qui nous attend, trop graves et pleins de responsabilités sont les problèmes de l’heure actuelle. Et si, au cours même des événements, au plus fort de la lutte, et dans la flamme des passions, les « communistes », mes opposés, m’exprimaient, plus d’une fois, leur satisfaction de l’impartialité de mon exposé (ce qui, certes, ne les empêchait pas de me nommer plus tard, « démagogue », d’interdire mes conférences et de m’arrêter), d’autant plus la situation actuelle oblige chacun de nous à l’impartialité la plus soigneuse et à la plus minutieuse bonne foi.
Donc, calmement et objectivement, guidé non pas par un sentiment de rancune, mais par celui de chagrin pour le passé et d’espoir lumineux pour l’avenir, en pleine connaissance de mon devoir, vais-je faire mon exposé.
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Il existe encore une question préliminaire.
Un exposé et un éclaircissement complets et francs des faits — la vérité et toute la vérité — ne feraient-ils pas, contre notre volonté, le jeu de la bourgeoisie ? Ne devrions-nous pas nous garder de donner au capitalisme mondial, à l’impérialisme universel une arme de plus contre la révolution russe ? Peut-on laisser tomber le prestige de cette révolution — briser toute la force de ce grand espoir — aux yeux des masses ouvrières à l’étranger ?
J’avais l’intention de m’arrêter à cette question très importante plus ou moins sérieusement. Mais elle me semble avoir perdu actuellement son âpreté d’autrefois. La vérité s’est déjà frayé le chemin. Les pierres mêmes la crient. D’autre part, les bolcheviks font, ces temps derniers, tout leur possible pour découronner définitivement aux yeux du « prolétariat mondial » eux-mêmes et leur révolution. De plus, — comme il fallait s’y attendre, — ils mettent maintenant, eux-mêmes, dans les mains de la « bourgeoisie mondiale » une arme qu’elle ne pouvait même pas rêver meilleure. Quant aux anarchistes, ces derniers ont l’air de cesser, décisivement et partout, de se gêner de dire toute la vérité et d’exprimer franchement leur opinion sur ce qui se passe en Russie. Et s’il existe encore parmi eux des gardiens du vide, naïfs ou mal informés, leur abstention n’a plus beaucoup d’importance et ne résistera pas longtemps.
Je me bornerai, donc, pour l’instant, à quelques observations brèves.
Jamais, à aucun moment, je n’ai partagé le point de vue du recèlement conscient de la vérité aux masses ouvrières à l’étranger. Au contraire, je trouvais toujours que la tactique de recèlement causerait un mal énorme en enrayant l’information exacte du prolétariat étranger, et en l’amenant par cela même, et pour bien longtemps, dans le cul-de-sac d’une attitude expectative, d’une incertitude et l’une désorientation malheureuses. Je restais constamment oppressé par la pensée pénible que le vague du résultat de la révolution russe auquel avait, tout d’abord, amené le chemin bolchéviste, ainsi que l’impossibilité d’informer le mouvement étranger, rapidement et exactement, sur la situation véritable en Russie et sur ses causes, retarderaient et déformeraient la révolution en Europe. Je savais très bien que des années s’écouleront — hélas ! — avant que les masses ouvrières des autres pays puissent s’orienter d’une façon juste dans ce qui s’était passé, et en fassent les déductions nécessaires. Je comprenais toujours que si les destinées de la révolution russe dépendent, dans une certain mesure, de la révolution européenne, l’inverse est juste aussi : la révolution en Europe se trouve dans la plus grande dépendance de la marche de la Révolution en Russie. Et je savais que la stérilité de la révolution russe non éclairée du tout ou éclairée faussement et incomplètement, arrêterait pour un long temps la révolution à l’Ouest, et enlèverait aux masses ouvrières étrangères, pour longtemps encore, la possibilité de sortir d’un état expectatif et incertain. Je me rendais toujours compte, avec amertume, qu’avant qu’en Europe on ne déchiffrât la situation et n’en tirât les conclusions justes, l’esprit révolutionnaire ne s’y allumerait point !… Et je trouvais toujours qu’il était non seulement permis, mais absolument nécessaire d’expliquer aux masses ouvrières à l’étranger, le plus rapidement possible, la situation exacte en Russie, de leur indiquer franchement les causes réelles et le vrai sens du malheur. Je trouvais toujours qu’il fallait, précisément, se dépêcher avec cette tâche, qu’il fallait se presser d’ouvrir aux masses les yeux sur la vérité, — ceci d’autant plus que cette vérité confirmait nos thèses. Je pensais que, moins l’Europe s’était remise de la guerre, moins la réaction y avait gagné du terrain, — plus il était nécessaire de « forger le fer tant qu’il était chaud », de tirer profit de l’expérience et de la leçon de la tragédie russe. Et je souffrais profondément, sachant la lenteur inévitable de ce processus.
Certes, je comprenais bien que le problème d’une critique, d’un éclaircissement de la révolution russe, était bien délicat, compliqué, chargé de responsabilités ; qu’il exigeait beaucoup de tact, d’esprit et de savoir-faire… Mais je trouvais qu’il était, quand même, absolument nécessaire de le résoudre (et de le faire le plus tôt possible), et qu’il y avait assez de camarades pouvant s’en tirer avec succès.
Était-ce, vraiment, à nous — les libertaires — de soutenir les fausses espérances du prolétariat en une chose qui ne pouvait point donner de résultat ? Certes, non ! Certes, notre devoir était de briser aussitôt cet espoir illusoire, et de souligner la vérité. Il fallait toujours prévoir que, dans le cas contraire, nous risquerions de devenir — tôt ou tard — débiteurs insolvables, lorsque les masses travailleuses nous auraient présenté, un jour, deux lettres de change bien chargées : l’une, cette question : pourquoi gardions-nous le silence ? pourquoi avions-nous caché la vérité, au lieu de l’expliquer ? où étions-nous et qu’avions-nous fait ? l’autre, cette seconde question : Pourquoi avions-nous eu tant peur de la bourgeoisie, de l’Entente, du capitalisme, de l’impérialisme et d’autres puissances diaboliques, que nous craignions même de dire la simple vérité ? N’était-ce pas parce que, au fond de l’âme nous n’avions confiance ni en la révolution ni en les masses ?… Qu’aurions-nous répondu, amis, à ces questions ? Comment aurions-nous payé ces lettres de change ? Avec quelles arguties nous serions-nous justifiés ?…
On pourrait aussi nous demander si notre position est, réellement, si peu claire que nous craignions d’être confondus avec la bourgeoisie et avec les critiques bourgeois ? Et l’on aurait pu nous dire — avec raison — qu’une pareille prudence envers le dévoilement de la vérité est le symptôme d’une certaine faiblesse ; que si nous sommes, vraiment, forts et sûrs de la vérité, — alors, nous aurions dû, justement, à l’aide de l’expérience accomplie, souligner et expliquer cette vérité aux masses, une fois de plus, et d’une façon lumineuse, hardie, ferme.
Si avant et toujours, j’envisageais ainsi la question, — d’autant plus, bien entendu, je l’envisage de cette façon à cette heure, où ta situation s’est définitivement déterminée, et où l’Anarchisme reste la seule étoile, guide de la révolution. Les faits, ne parlent-ils pas, déjà, plus éloquemment que n’importe quelles paroles ? Les communistes-étatistes, ne se sont-ils pas suffisamment mis à nu, eux-mêmes ?… Jusqu’à quand, encore, allons-nous protéger, palpitants, le vide ? Jusqu’où allons-nous avoir la noble crainte de compromettre une fille qui se compromet elle-même par chaque geste ?… Oui, si même avant, quelques-uns de nous protégeaient noblement la pureté d’une fille ayant depuis bien longtemps déjà perdu son innocence, — ma foi, ils resteront aujourd’hui, sans aucun doute, à la garde de la chasteté d’une fille prostituée !…
Non, non !… Il importe de se hâter de démontrer, encore et toujours, aux masses travailleuses, sur l’expérience toute chaude de la révolution russe, — lumineusement, concrètement — toute l’absurdité et tout le péril de la voie étatiste, autoritaire, sectaire et politique, et de leur développer, avec une clarté et une force, de persuasion définitives, la voie d’action et de construction libertaires. Il faut se hâter de dévoiler et de mettre à profit l’expérience vécue.
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Une toute autre question (et c’est ma dernière observation) est celle de la façon dont il faut le faire, de la façon dont il faut aborder le problème.
En effet, — comme je l’ai déjà mentionné en passant dans ma première lettre, — il est absolument insuffisant sinon complètement inutile, de nous arrêter séparément aux divers phénomènes négatifs de la révolution, d’attaquer séparément les différents côtés vicieux du bolchevisme, de nous effrayer des faits isolés et de les critiquer à mesure de leur accumulation.
Les bolcheviks n’ont pas résolu les problèmes constructifs de la révolution, les bolcheviks ont fait faillite ; les bolcheviks ont ruiné la vie économique du pays ; les bolcheviks se sont bureaucratisés ; les bolcheviks ont installé leur dictature assommante, l’absolutisme des commissaires, l’arbitraire, la terreur, l’inquisition, une police monstrueuse ; les bolchevicks ont meurtri toutes les forces vives du peuple ; les bolchevicks ont rempli les prisons avec des mécontents et avec ceux qui pensent autrement qu’eux ; les bolchevicks persécutent et fusillent les révolutionnaires d’autres doctrines et, notamment, les anarchistes ; les bolcheviks se servent de mensonges, de calomnies, de l’hypocrisie ; ils défigurent et étranglent la vérité, ils vivent de tromperies et de corruptions, ils ne dédaignent aucun moyen — même des plus immoraux — afin d’atteindre leurs buts et maintenir leur pouvoir ; les bolchevicks ont écrasé le Kronstadt révolutionnaire et assassiné l’Ukraine anarchiste ; les bolchevicks restaurent le capitalisme abattu, s’entendent avec la bourgeoisie étrangère, se transforment, eux-mêmes, en une nouvelle caste bourgeoise, reviennent aux pires formes de l’exploitation et de l’esclavage : au travail des serfs, aux impôts et charges ruineuses, au respect des autorités, au militarisme, etc., etc.
Que tout cela soit ainsi. Mais tout cela est encore loin de faire résoudre le problème fondamental de la révolution et du bolchevisme. En effet, avec le même succès sont énumérés les mérites, les côtés forts et les conquêtes positives des bolchevicks. Avec le même succès, et le même droit, nous prouve-t-on qu’il était généralement impossible d’agir autrement ; qu’il existe telles et telles circonstances justifiantes ou atténuantes (l’isolement de la révolution, la situation économique défavorable, la guerre, le blocus, la masse inculte, etc.) ; que le maximum du possible fut atteint ; que les côtés négatifs sont inévitables dans toute révolution pareille… « Quelles ne furent pas, — nous dit-on, — les circonstances générales et locales, historiques et actuelles, qui forcèrent les bolcheviks d’agir de cette façon ! Dans d’autres pays, dans d’autres circonstances — les communistes viendront mieux à bout de leur tâche… »
Le fond de la question ne gît, donc, pas dans tels ou tels phénomènes séparés que l’on peut interpréter comme on veut, sans pouvoir jamais arriver à une conclusion générale définitive ; et c’est pourquoi, je ne vois pas de grande utilité à gémir et à se lamenter de toutes les plaies de la révolution russe, l’une après l’autre. Le fond des choses n’est pas dans ces plaies qui ne sont que des conséquences logiques d’un ensemble de causes profondes. Il ne s’agit pas, non plus, des hommes donnés, ni de leur conduite : les hommes sont tous des êtres plus ou moins homogènes ; les bolchevicks sont des hommes comme nous-mêmes ; et si, dans les circonstances présentes, ils ont agi ainsi, — il est hors de doute que nous autres, étant à leur place, nous aurions agi de même…
— Oui, — me dit-on. — Mais c’est que, précisément, nous considérions toujours « leur place » comme absolument fausse, nous ne pourrions jamais être et, en effet, n’étions pas à leur place…
C’est cela. Voici, nous y sommes, amis. Le fond de la question — c’est, précisément, « la place ». L’essentiel — c’est la voie prise, en son entier.
Le fond de la question est de savoir si les bolcheviks ont eu raison, oui ou non, — et pourquoi ? — en faisant engager la révolution dans la voie présente, et en y prenant la place qu’ils ont prise ? L’essentiel est de savoir, s’il eût été possible — et comment ? de prendre, dans les conditions données, une autre voie, et d’occuper dans la révolution une autre place ? Si la voie et la place présentes n’ont pas été une « nécessité historique » ? L’important est de savoir si une autre voie pouvait, dans ces conditions, amener au résultat désiré ? Ensuite, si cette autre voie serait à même de surmonter ses propres côtés faibles (car, toute voie a bien ses propres côtés faibles, ses propres « flaches ») ? Et, enfin, pourquoi, donc, cette autre voie ne s’était pas réalisée ?
Un éclaircissement lucide et une analyse fondamentale de ces questions essentielles, sont les conditions indispensables pour que la marche générale de même que les traits isolés de la révolution russe puissent être compris de façon juste ; pour que la question fondamentale : l’appréciation définitive du bolchevisme soit vraiment résolue ; pour que l’expérience vécue puisse être fructueusement dévoilée et utilisée.
Donc, afin que l’expérience de la révolution russe soit, véritablement, mise à profit, il est complètement insuffisant de nous occuper d’une critique éparse des faits et des phénomènes isolés.
Il faut, premièrement, — dans toute question, dans tout cas concret, — découvrir et souligner l’inséparable liaison intime de ces phénomènes avec tout le chemin adopté. Il faut, constamment et d’une façon palpable, ramener les phénomènes isolés de la révolution à l’essence même de la voie prise, en traçant distinctement la dépendance logique de chaque phénomène de la voie prise, en son entier. Il faut analyser et critiquer non pas tant les phénomènes eux-mêmes que, précisément, à leur aide, toute la voie entière.
Il faut, deuxièmement, comparer (en même temps, et d’une façon palpable aussi) les deux voies — la « leur » et l’autre, en faisant ressortir et en démontrant clairement tous les avantages, les côtés plus forts et les larges possibilités positives de cette autre voie ; en prouvant que les endroits faibles, que les « flaches » de cette autre voie sont, d’une part, relativement peu importants, et de l’autre (ce qui est le principal) sont facilement surmontables par les propriétés positives, fondamentales de cette voie.
Il faut, troisièmement, tenir compte, autant que possible, de toutes les complications de la question, — cela veut dire, surtout, de toutes les conditions et circonstances, dans lesquelles se passait le processus révolutionnaire. Il faut, en certains cas, comparer les deux voies précisément dans les conditions données, pour démontrer que c’est justement l’autre voie qui aurait pu se manifester plus forte que les circonstances, et les surmonter : pour souligner, encore une fois, que ce n’étaient pas telles ou telles conditions et circonstances qui avaient eu une importance finale et décisive dans la révolution, mais bien la voie prise, comme telle, eu son entier.
Il faut, quatrièmement, désigner avec une précision toute particulière, les causes concrètes et très caractéristiques de la « non réalisation » de cette voie dans la révolution russe. Sans quoi, plusieurs de nos thèses resteraient varies et peu persuasives.
Afin que l’expérience de la révolution russe soit vraiment mise à profit, — il nous faut, en y attirant constamment et avec insistance l’attention des masses, tâcher de tirer de cette expérience toute la plénitude du résultat. Nous devons, non seulement bien éclaircir, expliquer et analyser, mais aussi clairement généraliser, passant, par traits distincts, des différentes données isolées de l’expérience à des conclusions et des constructions larges et générales. Par l’analyse des faits et des phénomènes, des conditions et des circonstances, des côtés faibles et forts, de même que par la confrontation des deux voies de la révolution, nous devons démontrer d’une façon palpable : 1° la fausseté absolue, la faillite organique confirmée de tout le système autoritaire, — sa « non-utilité historique » ; et 2° la puissance intérieure, la force réalisatrice potentielle, la vitalité profonde, la rationalité, la fructuosité finales de la seconde voie de révolution.
Notons, enfin, ici même la nécessité pressante de mettre bien en relief, se basant sur l’expérience de la révolution russe, les problèmes positifs du mouvement et de l’œuvre anarchistes, ainsi que de développer, d’argumenter et de formuler, avec la plus grande précision, les points positifs de la conception anarchiste et de sa propagande.
(Il va de soi que j’envisage ici non pas l’approfondissement purement théorique et philosophique des problèmes, — lequel approfondissement peut être fait en son temps et à sa place, — mais, plutôt, une œuvre d’étude concrète et vive).
Sur tous les points mentionnés, la révolution russe peut nous offrir des données d’une richesse et d’une édification toutes particulières.
Laissons, donc, aux partis politiques « du socialisme » l’emploi de se lamenter de tels ou tels méfaits actuels, et de prendre pour cible exclusive de leurs attaques furieuses les « dictateurs de la Russie », leur « pouvoir usurpé », leurs actes, leurs fautes, leurs bêtises, leurs infamies, excès et crimes. Un tel « point de mire » est naturel chez ces partis dont chacun prétend que ses hommes d’action et son séjour au pouvoir (qu’un autre pouvoir, en général) auraient résolu le problème de la révolution pour le plaisir et le bien-être de tout le monde. En outre, chacun de ces partis ne peut point ne pas reconnaître avec amertume que « la violence » fit arracher de ses mains la victoire et le bonheur qui paraissaient déjà si proches et si possibles. Il est, donc, naturel que ces partis attaquent précisément l’autorité actuelle, bolcheviste, et ses exploits, en déroutant, ainsi, encore et toujours, la pensée en éveil des masses travailleuses révolutionnaires, en détournant, à nouveau, leurs recherches hors du chemin juste, et en les empêchant, une fois de plus, de saisir le vrai fond des choses : l’impuissance, organique et le péril de toute autorité dans l’œuvre d’émancipation du labeur et de construction des formes nouvelles de la voie sociale.
Le soulèvement de Kronstadt, par exemple, en mars 1921, abstraction faite de son caractère naturel et de sa grandeur morale, péchait, lui aussi (autant qu’on en puisse juger d’après la documentation publiée), par le même manque de clarté et le même vague : sous l’influence des partis politiques, et vu la faiblesse des forces libertaires, Kronstadt luttait, surtout, contre l’autorité actuelle et ses actes, en défendant l’idée de quelque autre forme de pouvoir, et en n’émettant que très faiblement l’autre idée — notamment, que l’essentiel n’est point le pouvoir donné, mis bien l’horreur de tout pouvoir et la nécessité d’entamer la construction d’une société sans autorité comme seule issue de la situation.
L’un des côtés originaux, remarquables, intéressant du mouvement matchnovien consiste précisément en ce que, grâce à plusieurs raisons particulières, et aussi à un travail libertaire assez intense dans son sein, ce mouvement sut émettre et défendre l’idée du péril de toute autorité et de la nécessité d’une œuvre de construction sociale non autoritaire ; il amena à la compréhension de cette idée et ramassa autour d’elle des masses travailleuses assez vastes.
À regretter que, — comme je l’avais déjà indiqué, — les anarchistes aussi se laissaient trop souvent, entraîner par l’œuvre de critique exclusive des autorités existantes, de leurs actes et exploits séparés, ce qui entravait aussi, dans une certaine mesure, l’évolution de l’idée de construction libertaire chez les masses.
Cependant, c’est chez nous, précisément, qu’un tel procédé n’est pas du tout naturel. C’est notre position, précisément, — la seule sous ce rapport, — qui est appelée, par son essence même, à nous permettre de regarder constamment et inflexiblement dans le fond des choses, et de le désigner toujours aux masses, sans nous faire détourner, par quoi que ce soit, de notre tâche principale : expliquer aux travailleurs, d’une façon claire et palpable, le péril de toute autorité, et développer devant eux la voie positive de la construction des formes non autoritaires de la vie.
Maintenant, surtout, — lorsque la voie libertaire reste la seule issue pour les masses travailleuses, et qu’il est d’une importance capitale de désigner cette issue aux masses le plus rapidement et lumineusement possible, en activant ainsi l’épanouissement et l’élargissement prochains du mouvement révolutionnaire, — maintenant, surtout, la parole libertaire doit ne pas se disperser en bagatelles, mais se donner entièrement et inlassablement à la tâche directe et fondamentale : démontrer, souligner, expliquer aux masses infatigablement, sur la base de l’expérience vécue, que tous les partis, tous les pouvoirs, tous les systèmes et hommes d’action politiques, sont — quels qu’ils soient et puissent être — organiquement et également impuissants à résoudre le problème de la révolution sociale ; que seul l’accès des masses travailleuses elles-mêmes et leur participation exclusive à. la construction des formes non autoritaires de la société, représentent un principe révolutionnaire fructueux.
Ajoutons que l’observation stricte de ce devoir est une des conditions nous permettant de nous détacher nettement — nous-mêmes et notre position — aussi bien des éléments bourgeois que des partis politiques. Et disons, enfin, que si nous observons cette condition, alors notre position nous permettra, elle-même, d’éviter de fournir le moindre prétexte aux reproches de partialité.
Il est à regretter (quoique les raisons en soient bien compréhensibles) que jusqu’à présent, ces temps derniers, la presse libertaire à l’étranger ne réponde que très insuffisamment aux problèmes ainsi posés. Elle donne toujours beaucoup de place à la critique pure, à de simples dévoilements, à des notes et communications séparés, etc. Certes, dans les circonstances actuelles, et vu l’ignorance élémentaire de beaucoup de camarades étrangers en tout ce qui concerne les « choses de Russie », cette œuvre a aussi son importance, — sans, presque, mettre à profit l’expérience de la révolution russe dans le sens d’un travail fondamental sur les questions et thèses générales. Il appartient certainement à nous — anarchistes russes ayant vécu l’expérience et disposant des données vives et éclatantes — de donner une impulsion déterminée dans cette direction.
Je préviens, donc, les lecteurs, que je considère comme ma tâche principale, non pas la critique éparpillée des différents côtés de la révolution ou de l’appareil gouvernemental bolchevistes, non pas la communication dispersée de tels ou tels faits, mais, surtout, l’éclaircissement des données et des conclusions fondamentales de l’expérience, ainsi que le travail et l’illustration des questions et des déductions d’ordre général.
Avril 1922.
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