La Presse Anarchiste

Du verbalisme à l’action

Il en est de la Révo­lu­tion comme des espé­rances de sœur Anne : on a beau mon­ter au som­met de la plus haute tour et mettre ses mains en visière devant les yeux pour mieux inter­ro­ger l’horizon — rien ne s’y lève ! rien n’y point !

Qu’y poin­drait-il, d’ailleurs, qui ne serait une illu­sion, une décep­tion ou un leurre ?…

Ten­ta­tives à peine ébau­chées de trans­for­ma­tions idéales ; mou­ve­ments à peine esquis­sés paro­diant l’émeute popu­laire, et qui avortent du reste misé­ra­ble­ment, dans l’indifférence, qua­si géné­rale ; essais timides — pré­ludes dou­lou­reux aus­si, puisqu’ils révèlent toute la fai­blesse orga­nique d’une action sociale désor­don­née et qui dans l’esprit de maint uto­piste doivent pré­sa­ger le Grand Soir, mais que l’aube nou­velle sur­prend tou­jours dans le tumulte de com­plots impuis­sants, voi­là pour l’instant toute l’action révo­lu­tion­naire actuelle, faite de ver­ba­lisme gran­di­lo­quent, et par­fois outre­cui­dant puisqu’il dépasse nos espé­rances de réalisation.

Certes, cette action — pué­rile quant aux résul­tats déci­sifs qu’on en attend — peut, si on l’envisage d’un point de vue tout spé­cial, paraître pos­sé­der au moins une ver­tu, qui serait de tenir constam­ment en haleine l’esprit fron­deur de la masse, réveiller ses ins­tincts com­ba­tifs affa­dis par une apa­thie dan­ge­reuse, tout en main­te­nant vivaces et conti­nuelles, au sein d’une bour­geoi­sie timo­rée, la crainte et l’épouvante d’une révo­lu­tion qui, pour l’heure, ne s’est concré­ti­sée à ses yeux que dans la mor­bi­desse des cau­che­mars qu’elle en éprouve. Mais quelle est la valeur exacte d’une action qui ne s’exalte elle-même que des cla­meurs furieuses qu’elle sus­cite, qui se borne à cana­li­ser les trans­ports de colère et d’enthousiasme, et qui les com­prime quand ils menacent de faire explo­sion, impé­tueu­se­ment ? Faut-il en déduire que nos révo­lu­tion­naires, eux-mêmes, tremblent devant l’éventualité d’un évé­ne­ment dont ils semblent redou­ter les consé­quences, et qu’ils y com­mu­nient avec la bour­geoi­sie dans une même ter­reur salu­taire ? Le Fan­tôme de Marat, assis à leur che­vet, y reste-t-il en per­ma­nence ? et Pro­tée iro­nique et facé­tieux, revêt-il les formes les plus hideuses et les plus fan­tas­ma­go­riques afin de don­ner une excuse à leur pusillanimité ?

Mais qui donc, en dehors des lamen­tables déchets de la socié­té capi­ta­liste, hor­mis les parias et les déshé­ri­tés frap­pés dans leur chair et dans leur âme, et sur qui pèse l’interdit ou l’anathème des pri­vi­lé­giés, dont les jouis­sances, écloses sur le char­nier putres­cent, l’imposture et le crime, sont comme une écla­bous­sure et le luxe une insulte per­pé­tuelle ; qui donc, hor­mis les misé­rables qui traînent péni­ble­ment une exis­tence boueuse par­mi la magni­fi­cence dorée, dis­pen­dieuse, la luxure et le stupre effré­né des maîtres qui les sub­juguent, qui donc aspire ardem­ment à ce haut idéa­lisme répa­ra­teur qui est la source de toute réno­va­tion, de toute régé­né­res­cence : la Révo­lu­tion. La Révo­lu­tion libé­ra­trice, pro­messe latente d’émancipation qui emplit le cœur d’une espé­rance pro­di­gieuse de tous les ilotes en détresse, figés dans l’attente d’un Mes­sie qui devrait emprun­ter la défroque humaine de Spar­ta­cus ?… Oui, qui donc, hor­mis les vic­times bafouées de cette socié­té inique, sou­haite sin­cè­re­ment la Révo­lu­tion ? Est-ce ceux qui en appellent à Elle avec cette viru­lence qui les cata­logue, dans l’esprit bour­geois, par­mi les plus sinistres des incen­diaires et des bour­reaux qui sont sor­tis de 93 ? Est-ce ceux qui la prêchent avec cette appa­rence de convic­tion et de foi qui les fait appa­raître comme les apôtres d’un nou­vel évan­gile, sorte d’illuminés pros­trés dans leur rêve exta­tique comme des fakirs dans leur pose hié­ra­tique ?… Les vrais révo­lu­tion­naires savent mettre moins d’ostentation dans leur désir. Ils sont plus dis­crets. Ils acceptent la Révo­lu­tion d’où qu’elle vienne, ména­geant leur cri­tique, laquelle n’est, au fond, qu’un désa­veu, une sorte de dis­cré­dit d’autant plus redou­table que la cri­tique paraît sincère.

Une révo­lu­tion a tou­jours quelque chose d’auguste en elle-même qui marque au front les indi­vi­dus qui se sont recueillis en elle. C’est un acte for­mi­dable accom­pli par une géné­ra­tion, qui aura sa réper­cus­sion uni­ver­selle et fatale et dont le béné­fice ne sera jamais per­du à tra­vers les âges. Elle est une étape réa­li­sée dans la lente évo­lu­tion humaine vers la per­fec­tion future. Bien ou mal faite — qu’elle vive ou qu’elle meure — une révo­lu­tion est donc tou­jours res­pec­table car elle est une lueur — fugi­tive si on veut — de la conscience humaine en réveil ; dans tous les cas, une preuve constante de la pos­si­bi­li­té, pour les indi­vi­dus, de se libé­rer du long escla­vage qu’ils subissent volontairement.

Je ne veux pas dire évi­dem­ment, que le mutisme et la dis­cré­tion sont des ver­tus révo­lu­tion­naires au pre­mier chef, ni même qu’ils sont un gage de sin­cé­ri­té. Le sen­ti­ment révo­lu­tion­naire, que cha­cun porte en soi d’ailleurs, plus ou moins, déve­lop­pé, n’est pas un mono­pole exclu­sif à l’usage d’une caté­go­rie d’individus. Je déplore seule­ment — et le scep­ti­cisme de la masse pro­vient en grande par­tie de cela — que d’aucuns croient devoir en ceindre leur front comme d’une auréole et en fassent un éta­lage aus­si impu­dent. Je déplore toutes ces dis­ser­ta­tions savantes, toutes ces argu­ties, tous ces sophismes et tous ces dis­cours sur un sujet aus­si déli­cat dont l’irréalisation est une nou­velle souf­france et une nou­velle insulte à la dou­leur des mal­heu­reux, dupes de leurs propres espé­rances, et qu’on déçoit trop sou­vent déjà avec désin­vol­ture. Les mal­heu­reux sont des naïfs qui pensent tou­jours que la Révo­lu­tion jailli­ra du sol, spon­ta­né­ment à la façon des gey­sers cre­vant la terre d’un jet irré­sis­tible. à les en croire, les pavés sont tou­jours près de sor­tir tout seuls de leur alvéole pour se consti­tuer béné­vo­le­ment en bar­ri­cades. Il n’est qu’à voir le besoin fré­né­tique qui les agite, aux jours de voci­fé­ra­tions col­lec­tives, pour com­prendre quels ins­tincts furieux les anime. Ah ! Si à la place de pâles dis­cou­reurs offi­ciant et s’enrouant à la tri­bune offi­cielle ; d’histrions habiles qui se désar­ti­culent et se démènent fébri­le­ment sur les tré­teaux atten­dant tout de la masse et rien d’eux-mêmes qu’un geste inutile et vain : si à la place de ces tri­bunes en mal d’exhibition qui exultent, chez les autres, un sen­ti­ment qu’ils n’éprouvent point — qu’ils réprouvent tout bas — il y avait des hommes d’action que la peur ne déco­lore pas, que n’obtiendrait-on point de l’enthousiasme exas­pé­ré de la masse ? Mais à quoi bon faire la part des hypothèses ?…

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Il y a bien des façons — sauf la bonne bien enten­du — de prê­cher la Révo­lu­tion, comme il y a bien des manières de paraître révo­lu­tion­naire, et ce qui est un comble, de le paraître sin­cè­re­ment, jusqu’à ce qu’un évé­ne­ment impré­vu démontre le contraire. Les exemples abondent qui rendent le choix dif­fi­cile, et nous avons assez enre­gis­tré de défec­tions reten­tis­santes à la Cause, pour être désor­mais fixés sur la nature des voca­tions révo­lu­tion­naires qui s’affichent osten­si­ble­ment et avec com­plai­sance. Il y aurait toute une étude de com­pi­la­tion à faire sur ce sujet qui n’est pas près d’être épui­sé, et qui ten­te­ra peut-être le dilet­tan­tisme désa­bu­sé de quelque vieux che­val de retour quelque jour.

En géné­ral quand nos tri­buns ont émis quelques idées qui leur paraissent neuves sur la Révo­lu­tion, et expli­qué, eu quelques pages, leurs concep­tions per­son­nelles, ils se tiennent pour quittes et satis­faits. Leur part de contri­bu­tion, dans l’accomplissement de l’acte révo­lu­tion­naire, s’arrête là — et leurs attri­bu­tions aus­si. Leur apos­to­lat se réduit à l’élaboration d’une sorte de caté­chisme et ils se gardent bien de prê­cher d’exemple car leur théo­rie ne des­cend jamais à cette pra­tique, qui, si elle ne désho­nore pas, n’en enlève pas moins le pres­tige et le mys­tère dont ils ont besoin pour influen­cer occul­te­ment les foules qui les déi­fient à défaut d’autres idoles. Foudres révo­lu­tion­naires dans l’Olympe qu’ils se sont choi­si, ils ne consentent à en des­cendre sous aucun pré­texte. À eux l’explication tumul­tueuse des prin­cipes fon­da­men­taux et l’obscur tra­vail de cette exé­gèse nébu­leuse sur laquelle repose leur révo­lu­tion­na­risme. Le reste regarde la masse qui doit prendre sur elle l’exécution des vastes des­seins qu’ils ont conçus et qui hantent leur cer­veau gigan­tesque. Il n’y a rien d’étonnant, à ce compte, à ce que l’idée révo­lu­tion­naire n’ait gagné qu’en ima­gi­na­tion et qu’elle ne soit qu’en surface.

Mais qu’est-ce qu’en somme la Révo­lu­tion ? Est-ce la prise de pos­ses­sion, par la vio­lence, du Pou­voir, par une frac­tion de la socié­té ? la dic­ta­ture du Pro­lé­ta­riat ? la fin du régime d’iniquités, d’injustice, d’oppression, de ser­vi­tudes sociales ? la dis­pa­ri­tion des tares poli­tiques et de la poli­tique elle-même ? le nivel­le­ment des situa­tions indi­vi­duelles par l’affranchissement géné­ral et l’égalité ? Est-ce le triomphe du Droit et de la Liber­té sur les ruines de l’abjection et de l’hérésie ? Est-ce enfin la trans­for­ma­tion totale des mœurs et des ins­ti­tu­tions sociales ? Est-ce aus­si le triomphe de l’individualisme en com­plet épa­nouis­se­ment d’égoïsme sur la col­lec­ti­vi­té ou bien la coopé­ra­tion obli­ga­toire des indi­vi­dus aux charges et aux devoirs sociaux ?… Nous n’en savons trop rien, du moins une par­tie de la masse l’ignore.

Si nous tenons compte de ce qui se dif­fuse, se pro­page, s’écrit et se pro­clame, il faut recon­naître que la plu­part des révo­lu­tion­naires se ren­contrent et se confondent dans un rêve iden­tique : l’avènement d’une ère nou­velle, qui serait, par oppo­si­tion à la socié­té actuelle, comme une per­fec­tion idéale. Or, s’il y a iden­ti­té dans le rêve, il n’y a rien d’analogue dans la concep­tion réa­li­sa­trice, ni même dans la manière de pro­cé­der qui est aus­si diverse qu’il y a de varié­tés de sys­tèmes. Le révo­lu­tion­na­risme, qui dans l’espèce est un prin­cipe fon­da­men­tal indi­vi­sible, est deve­nu une sorte d’école d’idéologie aux ensei­gne­ments mul­tiples et néga­teurs, frap­pés de tous les vices rédhi­bi­toires. Dépouillé de sa ver­tu prin­ci­pale, dis­sé­qué, ampu­té, il n’est plus que l’ombre de lui-même. Il est deve­nu une méthode empi­rique à laquelle on a recours dans les situa­tions déses­pé­rées pour insuf­fler un peu de vie à la foi moribonde.

Autant de sys­tèmes autant de chefs.

Il y a les anti­ci­pa­teurs pour qui la Révo­lu­tion est tou­jours immi­nente. Ils ferment les yeux, leur ima­gi­na­tion fer­tile va son train. Elle par­court en une minute des étapes fan­tas­tiques. En moins de rien, ils ont chan­gé la face des choses et du monde ani­mé. Ils les ouvrent, et leur rêve conti­nue. La Révo­lu­tion est là, sous leur main concrète, pal­pable. Jour et nuit ils spé­culent sur elle. Chaque jour qui s’écoule a fait la Révo­lu­tion. Chaque jour qui vient en fait une autre. Ce sont les plus heu­reux des révo­lu­tion­naires, car exté­rieu­re­ment ils ont réa­li­sé leur rêve. Ils s’y sont incor­po­rés ils y sont béa­ti­fiés. Ah ! ceux-là n’éprouveront plus de décep­tions, ils ont abo­li en eux le pas­sé et le pré­sent. Ils vivent d’une vie illu­soire et chi­mé­rique, mais ils vivent, cepen­dant qu’à côté d’eux la souf­france, qui halète sous la réa­li­té, conti­nue de panteler

Il y a les socio­logues plus ou moins dis­tin­gués pour qui l’économie sociale d’un pays est un indice infaillible et qui, à l’aide d’analyses savantes, vous prouvent, clair comme le jour, que la situa­tion est ou n’est pas révo­lu­tion­naire. De déduc­tions en déduc­tions, ils vous conduisent jusqu’à l’éclatante démons­tra­tion d’une véri­té infrangible.

Il y a les pro­fes­seurs de révo­lu­tion qui dépensent des tré­sors d’érudition et qui écrivent des cha­pitres lumi­neux sur la façon de faire une révo­lu­tion ; mais qui n’ont jamais écrit une ligne sur la façon de s’y prendre pour ne pas la faire.

Il y a les phi­lo­sophes en qui s’est réfu­giée l’imminente sagesse et qui du pas­sé, tirent cet ensei­gne­ment signi­fi­ca­tif qui fait pen­ser que la phi­lo­so­phie est une bien belle chose ; qu’elle est en tous cas, l’argument suprême — l’ulti­ma ratio et même l’unique — de ce qui n’a pas besoin d’être démon­tré : l’évidence.

Il y a les bate­leurs pour qui la révo­lu­tion le spé­ci­fique uni­ver­sel, le remède sou­ve­rain de toutes les tares, de toutes les plaies sociales, dont ils sont loin d’être immu­ni­sés eux-mêmes.

Il y a ceux qui veulent la Révo­lu­tion en lui infli­geant le sup­plice du « pro­ces­sus natu­rel », le long mar­tyre des étapes glo­rieuses, divi­sée en douze sta­tions ana­logues à un cal­vaire. Ils appellent cela du trans­for­misme et de l’évolution, mots miri­fiques, mais qui ne signi­fient pas grand chose pour le pro­lé­taire adap­té à son milieu. Bel­li­queux ils le sont n’en dou­tez pas, quoique ce soit à leur façon, c’est-à-dire par un dosage savant de bel­li­ci­té, de modé­ran­tisme et de paci­fisme, 1e tout appuyé d’une argu­men­ta­tion inco­lore et spé­cieuse. Ceux-là sont les plus dan­ge­reux des sophistes. Non seule­ment ils s’obstinent dans leur erreur redou­table, mais ils entraînent les autres, s’attachant à réfré­ner les ins­tincts géné­reux de la masse qu’ils finissent par dévi­ri­li­ser. L’œuvre de décom­po­si­tion à laquelle ils se sont voués a des consé­quences incal­cu­lables, et peut-être ne s’en aper­çoivent-ils pas. Sans qu’ils s’en doutent, ce sont les auxi­liaires les plus appré­ciés du Pou­voir, lequel n’est pas avare de sou­rires, à leur égard. La Presse capi­ta­liste elle-même leur ménage des faveurs spé­ciales soit qu’elle leur décerne des éloges qui sont autant de coups de pioche dans l’intelligence bor­née du tra­vailleur, lec­teur assi­du et fervent de jour­naux bour­geois, soit qu’elle extraie de larges cita­tions de la lit­té­ra­ture léni­fiante cou­tu­mière à ce révo­lu­tion­na­risme qu’on nous démontre comme plein de sagesse et de bon sens.

Il y a enfin, ceux qui n’y croient plus, les scep­tiques et les déçus qui militent encore, soit que toute espé­rance ne les ait pas aban­don­nés, soit qu’un reste de fer­veur ou d’exaltation les anime en dépit de leur scep­ti­cisme et de leur amer­tume, mais dont la convic­tion n’est pas assez ardente pour s’imposer autour d’eux. Leur apos­to­lat n’a pas don­né de fruits. Leur rigo­risme s’en est accru, et ne pou­vant plus faire du pro­sé­ly­tisme, tom­bés dans le plus gros­sier des maté­ria­lismes qui soit, ils enve­loppent l’humanité dans une sorte de mépris sou­ve­rain qui est un baume à leur misanthropie.

Ne par­lons pas de ceux que le déses­poir pousse à l’acte suprême qui leur fera une auréole san­glante. La bour­geoi­sie qui les redoute, les assi­mile à des mal­fai­teurs. Mais nous savons, nous, que ces sin­cères sont sur­tout des meurtris.

Ils se trompent en usant d’une vio­lence sté­rile, qui s’égare le plus sou­vent et n’engendre que l’épouvante et la répro­ba­tion. Mais la pas­sion fatale qui les pousse au sacri­fice, si elle n’en fait pas des héros selon le sens qu’on attache à ce mot, ne les élève pas moins au-des­sus d’une Huma­ni­té trop asser­vie, et sur­tout trop étran­gère aux grands sen­ti­ments de beau­té, pour com­prendre com­bien un altruisme trop déve­lop­pé peut conte­nir en lui de dévoue­ment et d’abnégation. Je ne fais pas leur apo­lo­gie, mais j’avoue que les Vaillant et les Émile Hen­ri sont loin de me paraître des mal­fai­teurs que la honte souille d’un éter­nel stig­mate on des égoïstes cris­tal­li­sés dans la contem­pla­tion muette d’un moi exa­gé­ré. Leur sacri­fice ne suf­fit peut-être pas au Triomphe de leur cause ; mais l’idéal qui le leur ins­pire, évite à leur nom un contact trop bru­tal, dans les fastes de la cri­mi­no­lo­gie, avec le nom de vul­gaires assas­sins qui sont le plus bel orne­ment de la socié­té capitaliste.

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Au fond, le révo­lu­tion­na­risme offi­ciel et bavard ne donne pas trop d’inquiétudes aux poten­tats qui savent bien que cotte épée de Damo­clès, sus­pen­due à des câbles d’acier, n’est faite que de car­ton-pâte. La tolé­rance dont on fait preuve, à son égard le démontre assez. Le jour où il mena­ce­ra sérieu­se­ment l’existence du Pou­voir régnant, on pren­dra des mesures autre­ment redou­tables que ces mes­quines per­sé­cu­tions sous les­quelles on paraît vou­loir l’accabler et qui ne sont que des mal­adresses. Quelques exal­tés s’y laissent prendre certes, mais la masse, qu’il ne pénètre pas, conti­nue à res­ter indif­fé­rente et sourde.

Quant à la pro­pa­gande révo­lu­tion­naire, aus­si inten­si­fiée qu’elle soit, elle est loin de suf­fire à la tâche. Elle ini­tie peut-être, mais cette ini­tia­tion n’est que super­fi­cielle et trop sou­vent res­tric­tive. Elle éduque, soit ; mais elle n’insuffle pas cette audace et cette volon­té sans les­quelles on ne réa­lise rien. Il y a des éner­gies redou­tables au cœur des masses ; mais elles y sont à l’état léthar­gique. — Elles y som­nolent, émous­sées par l’inaction. L’enseignement amorphe qu’on s’efforce à reprendre avec cet entê­te­ment qui n’a d’égal que sa sot­tise et que l’expérience ne rend pas clair­voyant, ne contri­bue en rien au réveil pro­blé­ma­tique de la conscience popu­laire frap­pée de para­ly­sie au moins partielle.

Autre chose est cet ensei­gne­ment viril qui prend toute la valeur d’un exemple. Un indi­vi­du qui s’est affran­chi de toutes tutelles et de toutes ser­vi­tudes sociales, qui a libé­ré son esprit des pré­ju­gés et des scru­pules qui l’alourdissaient, en se met­tant en état de révolte per­pé­tuelle avec la socié­té capi­ta­liste, fait plus pour la Révo­lu­tion que tous les pro­fes­seurs de socio­lo­gie et de phi­lo­so­phie huma­ni­ta­riste qui, à force de vieux cli­chés, de sophismes et de scho­las­tique, ont frap­pé la Révo­lu­tion d’une sorte de carence. L’un fait de l’action ; les autres, de l’analyse. L’action a tou­jours une consé­quence directe. Elle impose l’attention, réveille l’esprit d’imitation, secoue l’inertie, sus­cite l’admiration ou l’enthousiasme. À quoi sert l’analyse ? Sinon à refroi­dir cet enthou­siasme, sur­tout quand il a ces­sé d’être juvé­nile ? — Car la jeu­nesse en lequel il fleu­rit et s’épanouit, jouit de cet heu­reux pri­vi­lège de ne pas réfléchir.

En résu­mé, si la pro­pa­gande est néces­saire — et je n’en ai jamais contes­té ou nié l’utilité — il est encore plus néces­saire de l’appuyer sur le geste et sur l’action. Loin de moi la pen­sée de légi­ti­mer en quoi que ce soit, l’attentat indi­vi­duel qui, encore une fois, ne réa­lise rien et fait subir aux esprits une sorte de régres­sion fatale. Par action, j’entends l’action col­lec­tive des masses qu’on peut sou­le­ver à son gré, quoi qu’on pré­tende et qu’on dise. Les pré­textes ne manquent pas.

Nos frères ita­liens en s’emparant des usines et les spar­ta­kistes, en Alle­magne, seuls ont paru com­prendre l’utilité de cette action orga­ni­sée des masses, action directe et dili­gente qui frappe le Pou­voir d’impuissance et le fait chan­ce­ler. Ils étaient dans la bonne voie, et leur tort est de n’y avoir pas per­sé­vé­ré coûte que coûte, dût le Pro­lé­ta­riat y périr tout entier. La pas­si­vi­té du pro­lé­ta­riat anglais et fran­çais qui a per­mis l’étranglement de la Révo­lu­tion en Alle­magne, se fût peut-être réveillé de la conti­nui­té d’un effort qui eût néces­sai­re­ment entraî­né l’intervention déci­sive de la Rus­sie sovié­tique. Sans la traî­trise cri­mi­nelle des chefs du syn­di­ca­lisme et du socia­lisme fran­çais, avant les deux scis­sions, la Révo­lu­tion était un fait accom­pli en Europe. Mais, étran­glée en Alle­magne à l’aide du mili­ta­risme fran­çais, noyée dans le sang, en Ita­lie par la réac­tion for­ce­née du fas­cisme momen­ta­né­ment vic­to­rieux, elle est plus vivante que jamais — et ce doit être une leçon pour les pro­lé­taires de tous les pays — car elle a su résis­ter triom­pha­le­ment en Rus­sie aux assauts répé­tés de la réac­tion mon­diale l’assiégeant comme une for­te­resse inex­pug­nable, au blo­cus assas­sin orga­ni­sé autour d’elle, comme elle résiste à la famine épou­van­table deve­nue l’alliée du capi­ta­lisme furieux et qu’elle sau­ra vaincre comme elle a vain­cu tous ses enne­mis coa­li­sés contre elle, sti­pen­diés ou non.

Une autre erreur du révo­lu­tion­na­risme actuel est de croire pou­voir le régen­ter ou le dis­ci­pli­ner avec de la modé­ra­tion, du calme et de la réflexion. Ces ver­tus ont acquis un cer­tain lustre, mais c’est aux dépens de la sagesse et de la véri­té. En réa­li­té, elles font à la Révo­lu­tion un tort consi­dé­rable, parce que, au point de vue révo­lu­tion­naire, elles ne sont qu’un reflet de la pusil­la­ni­mi­té et de la lâche­té de ceux qui, trop pol­trons pour oser affron­ter le dan­ger en face, se réfu­gient der­rière je ne sais quels sophismes pour jus­ti­fier leur inac­tion et leur inca­pa­ci­té notoire. Vou­loir trans­for­mer la socié­té actuelle à l’aide de la dou­ceur et de la per­sua­sion, c’est non seule­ment une uto­pie dan­ge­reuse, qu’on pour­rait excu­ser à la rigueur si on était de bonne foi ; mais c’est sur­tout un men­songe, fla­grant, abo­mi­nable de la part de ceux qui le répandent ; car ils savent, ils ne peuvent pas ne pas savoir que rien ne s’acquiert que par la vio­lence, et qu’il n’est pas un Pou­voir ou un État consti­tué qui n’y ait assis sa puis­sance éphé­mère ou non.

Une véri­té aus­si élé­men­taire peut paraître para­doxale, elle n’en reste pas moins une véri­té pre­mière, essen­tielle, fondamentale.

Tout le reste n’est que vent, argu­tie, dia­lec­tique ou casuistique.

Mais il serait bon qu’on par­lât moins de révo­lu­tion et, qu’on pen­sât davan­tage aux moyens de la réaliser.

[/​Eug. Sal­duc­ci./​]

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