La Presse Anarchiste

La femme et l’esprit religieux

L’esprit reli­gieux n’inspire pas sim­ple­ment le culte qu’on rend aux dieux ; non seule­ment il peuple le ciel de divi­ni­tés, mais, des­cen­dant sur la terre, il sus­cite les idoles, hommes ou choses ; plus pro­fond et plus ter­rible que la foi reli­gieuse, au sens étroit du mot, il engendre et il for­ti­fie l’esprit d’autorité. L’homme reli­gieux veut admi­rer ou ado­rer quelque chose : il avoue ain­si sa fai­blesse et il lui cherche un appui.

Il semble que la femme soit, plus encore que l’homme, sujette à l’esprit reli­gieux. Cer­taines dis­po­si­tions de sa nature, cer­tains goûts fami­liers le feraient aisé­ment croire. Elle aime trop sou­vent ce qui est brû­lant, colo­ré, comme les déco­ra­tions, les médailles, les bijoux ; d’autre part, les rites, les céré­mo­nies reli­gieuses les légendes séduisent son cœur et son ima­gi­na­tion. Plus faible, dit-on, que l’homme, elle a besoin de croire, de s’appuyer sur quelque chose. Mais ce sont là des aspects futiles de l’idée reli­gieuse : en réa­li­té cette idée pos­sède, chez la femme sur­tout, des causes beau­coup plus pro­fondes. La prin­ci­pale tient à une dis­po­si­tion natu­relle de son esprit : le sen­ti­ment, en elle, domine tou­jours la rai­son ; que cette pré­do­mi­nance soit une qua­li­té ou un défaut, elle n’existe pas moins. La femme aime ou déteste, d’abord, elle rai­sonne ensuite. On peut, tout au plus, orien­ter sa sen­si­bi­li­té vers, un but rai­son­nable ; mais on ne peut ni on ne doit la détruire.

Et puis, l’esprit reli­gieux, chez l’homme comme chez la femme, est une des formes de l’amour de la vie. Le croyant se révolte à ridée du néant, il aspire à une vie meilleure pro­lon­gée indé­fi­ni­ment au delà de la mort, La femme, créa­trice de vie, désire, natu­rel­le­ment, la conser­va­tion de cette vie.

Du reste, la som­no­lence intel­lec­tuelle de leur vie main­tient bien sou­vent les femmes dans l’atmosphère reli­gieuse dont on a entou­ré leur enfance. Elles ne sont mys­tiques que parce que leur exis­tence est inac­tive et mora­le­ment vide : l’action les gué­ri­rait du mysticisme.

Le besoin d’aimer, l’amour de la vie, et l’inactivité intel­lec­tuelle déve­loppent donc, chez la femme comme chez l’homme, l’esprit reli­gieux. Le plus sou­vent, il crée la foi en un dieu méta­phy­sique et vague, en une sur­vi­vance morale de la per­son­na­li­té humaine : c’est le degré élé­men­taire de l’esprit reli­gieux. La deuxième, c’est le culte des per­son­na­li­tés : la femme, plus que l’homme, y est spon­ta­né­ment portée.

« Si une femme, dit un pen­seur moderne, avait aimé la phi­lo­so­phie de Nietzsche (il y en a aujourd’hui), elle eût bien vite délais­sé les livres pour aller au phi­lo­sophe. Les hommes, d’ailleurs, font-ils autre­ment ? Ceux qui admirent un écri­vain ne dési­rent-ils pas le voir, entendre sa voix, ser­rer sa main ? Les femmes sont plus franches et plus natu­relles, voi­là tout. » Certes, les hommes « ne font pas autre­ment ». Mais est-ce une rai­son pour excu­ser les femmes ? Il convient, au contraire de recon­naître ce tra­vers, et l’ayant recon­nu de s’en corriger.

Il est plus dif­fi­cile encore d’observer en soi-même et d’atténuer dans ce qu’elle a d’exagéré, la der­nière mani­fes­ta­tion de l’esprit reli­gieux, qui est de toutes la plus noble : la reli­gion d’une idée. L’esprit reli­gieux, enne­mi abso­lu de l’esprit cri­tique, a tou­jours ten­dance à faire un dogme d’une idée, fût-elle la plus anti-dog­ma­tique qui soit. Trop sou­vent il se contente de mots, sans exi­ger que ces mots contiennent des choses. Cette idéo­lo­gie néfaste est encore une norme de l’esprit reli­gieux, qu’on connaît géné­ra­le­ment après les deux premières.

Créa­teur d’illusions, l’esprit reli­gieux est un obs­tacle redou­table à l’émancipation de l’individu : il est d’autant plus dan­ge­reux que, vain­cu sous une forme, il renaît sous d’autres formes, tou­jours plus vivace et mieux armé. Com­ment com­battre, chez la femme, ce puis­sant enne­mi du pro­grès, et, si on ne peut le détruire, com­ment l’utiliser à des fins meilleures ? Reti­rer en elle le sen­ti­ment reli­gieux, ne serait-ce pas enle­ver à la femme un puis­sant mobile d’action ?

Heu­reu­se­ment le grand res­sort de l’activité fémi­nine ne réside pas dans la reli­gion. Celle-ci peut en être le pro­lon­ge­ment, elle n’en est jamais la cause. « De l’homme et de la femme, dit Guyau, c’est celle-ci qui vit le plus dans le pré­sent : elle a la nature de l’oiseau qui secoue son aile et oublie la tem­pête au moment où elle vient de pas­ser. La femme rit aus­si faci­le­ment qu’elle pleure et son rire a bien­tôt séché ses larmes : sa grâce est faite pour une part de cette divine légè­re­té. De plus, elle a son nid, son foyer, toutes les occu­pa­tions pra­tiques et tendres de la vie, qui l’absorbent plus entiè­re­ment que l’homme, qui la prennent plus au cœur. La femme revit plus que l’homme dans sa géné­ra­tion, elle se sent, dès cette vie, immor­telle dans les siens. » 

Don­ner à ce besoin d’aimer un ali­ment ter­restre, c’est une œuvre qui peut se réa­li­ser, d’abord, grâce à l’influence, sou­vent déci­sive, de l’homme sur sa com­pagne. L’amour, « ce dieu éter­nel, sur­vi­vra dans tous les cœurs, et sur­tout dans le cœur de la femme, à toutes les reli­gions. » Don­ner à son cer­veau l’activité intel­lec­tuelle qui ser­vi­ra à com­battre la reli­gio­si­té ; déve­lop­per, chez la femme, l’esprit de recherche et le rai­son­ne­ment, c’est l’œuvre de l’éducation.

Enfin, uti­li­ser ce qu’il y a tou­jours dans un esprit fémi­nin, d’un peu mys­tique et de sin­cè­re­ment idéa­liste, fécon­der ces élans géné­reux et dés­in­té­res­sés, par la com­pré­hen­sion et l’amour d’un idéal noble, c’est le rôle des pen­seurs et des pro­pa­gan­distes. Ain­si s’accomplira un grand pas vers l’émancipation intel­lec­tuelle de la femme.

Mais sa libé­ra­tion sera vrai­ment com­plète lorsqu’elle n’aura plus besoin, pour vivre et pour être heu­reuse, de l’idée reli­gieuse sous aucune forme. C’est l’appui des âmes faibles, hommes ou femmes. Trop long­temps, on a spé­cu­lé sur le besoin d’illusion et de sécu­ri­té morale dont s’inspire l’esprit reli­gieux : « L’illusion est néces­saire aux esclaves et aux maîtres, mais ceux qui sont des êtres libres prennent la véri­té pour flambeau ».

[/​Une révoltée./]

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