La Presse Anarchiste

Le syndicalisme

Deuxième lettre


[/​« Le Syn­di­ca­lisme, c’est le mouvement

de la classe ouvrière, en marche

vers son affran­chis­se­ment intégral,

par la sup­pres­sion du salariat

et l’abolition du patronat. »/]

[[Voir le N° 5 de la Revue Anar­chiste.]]

Nous savons main­te­nant que le carac­tère spé­ci­fique du Syn­di­ca­lisme, c’est un mou­ve­ment de classe et que c’est la classe ouvrière qui forme les élé­ments consti­tu­tifs de ce mouvement.

Il me reste à pré­ci­ser : d’abord le but de ce mou­ve­ment de la classe ouvrière, ensuite les moyens par les­quels ce but sera réalisé.

C’est cette double pré­ci­sion qui consti­tue la seconde par­tie de ma définition.

2° Voyons d’abord le but.

Il est clai­re­ment indi­qué par ces mots : « en marche vers son affran­chis­se­ment inté­gral. »

A. Je dis : « en marche ». J’aurais pu allé­ger de ces deux mots ma défi­ni­tion. J’ai cru oppor­tun, bien plus : j’ai esti­mé néces­saire de les y intro­duire, afin de rendre plus sai­sis­sant le carac­tère fon­da­men­tal du mou­ve­ment qui ache­mine le pro­lé­ta­riat vers son affran­chis­se­ment intégral.

« En marche » signi­fie que le mou­ve­ment dont il s’agit ne doit pas être désor­don­né, inco­hé­rent, mais au contraire ordon­né, méthodique.

C’est la marche, en ordre sui­vi et régu­lier, de la classe asser­vie ayant soif de libé­ra­tion et se diri­geant réso­lu­ment, par les voies les plus sûres et les plus directes, vers le but qu’elle a la volon­té d’atteindre : son affran­chis­se­ment intégral.

Cette marche peut être ren­due lente par les dif­fi­cul­tés qui jalonnent la route ; elle peut être, par ins­tants, para­ly­sée par suite des résis­tances et des obs­tacles pré­vus ou impré­vus ; il se peut que, éprou­vée par les las­si­tudes que com­porte tout long par­cours, la classe en marche subisse la néces­si­té de faire halte ; il n’est pas dérai­son­nable de pré­voir que les étapes se suc­cé­de­ront ; mais, d’une part, pas un ins­tant le terme du voyage ne doit être per­du de vue et, d’autre part, jusqu’à ce que le pro­lé­ta­riat tout entier ait atteint ce terme, tout doit être impi­toya­ble­ment évi­té ou bri­sé de ce qui est sus­cep­tible de détour­ner ou même d’éloigner la classe ouvrière de ce but final.

B. J’ajoute : « vers son affran­chis­se­ment inté­gral. »

Pesez bien l’exacte por­tée de ce mot : « inté­gral ». Péné­trez-en la signi­fi­ca­tion posi­tive et inéluctable.

S’agit-il, d’affranchir une frac­tion plus ou moins consi­dé­rable de la classe ouvrière, tan­dis que res­te­rait pri­vée de cet affran­chis­se­ment une frac­tion plus ou moins impor­tante du pro­lé­ta­riat ? — Évi­dem­ment non ! Car, dans ce cas, l’affranchissement serait par­tiel, limi­té et non intégral.

Pour que le but du Syn­di­ca­lisme soit atteint, il est indis­pen­sable que tous les pro­lé­taires, sans excep­tion d’aucune sorte, soient affranchis.

Le mot « inté­gral » n’implique-t-il rien de plus ? — Il implique encore que l’affranchissement dont il est ques­tion ne doit pas être par­tiel, frag­men­taire, limi­té, mais com­plet, total.

Les chaînes qui font de la classe ouvrière une classe asser­vie sont nom­breuses et de diverses sortes : éco­no­miques, poli­tiques, morales.

Le Syn­di­ca­lisme n’a pas pour fin de bri­ser les unes et de lais­ser sub­sis­ter les autres ; il a pour but de les bri­ser toutes, afin que l’esclave des temps actuels qu’est le pro­lé­taire devienne l’homme inté­gra­le­ment affran­chi de demain.

Sur le plan poli­tique comme sur l’économique, dans le domaine intel­lec­tuel comme dans le moral, l’humain doit être tota­le­ment, inté­gra­le­ment libé­ré, affranchi.

Tel est le but véri­table du Syn­di­ca­lisme ; tel est le sens exact et com­plet du mot « intégral ».

L’expression : « affran­chis­se­ment inté­gral » a cette signi­fi­ca­tion. Sinon elle ne signi­fie rien.

Donc, le Syn­di­ca­lisme a pour but l’affranchissement total de la tota­li­té des pro­lé­taires.

3° Voies et moyens.

C’est par la sup­pres­sion du Sala­riat et l’abolition du Patro­nat que le Syn­di­ca­lisme réa­li­se­ra son but : l’affranchissement inté­gral de la classe ouvrière.

Une sin­gu­lière erreur s’est glis­sée, je ne sais trop com­ment, dans les mul­tiples contro­verses sou­le­vées par le mou­ve­ment syn­di­cal. Cette erreur consiste à prendre pour le but du Syn­di­ca­lisme ce qui n’est, en réa­li­té, que les moyens.

Lisez les sta­tuts de la C.G.T. réfor­miste ; lisez ceux qui sont à la veille d’être adop­tés par les Syn­di­cats affi­liés à la C.G.T.U. Dans les uns ain­si que dans les autres, vous lirez que le Syn­di­ca­lisme a pour but la sup­pres­sion du Sala­riat et l’abolition du Patro­nat. L’erreur est manifeste.

Si le Syn­di­ca­lisme se pro­po­sait de sup­pri­mer le Sala­riat, d’abolir le Patro­nat, sa mis­sion serait ache­vée aus­si­tôt qu’il ces­se­rait d’y avoir des patrons sala­riants et des tra­vailleurs sala­riés. Le Sala­riat étant sup­pri­mé, le Patro­nat étant abo­li, en d’autres termes, le Syn­di­ca­lisme ayant tou­ché au terme qu’il s’était assi­gné, les Syn­di­cats seraient sans objet ; ils auraient par­ache­vé le cycle de leur action ; ils auraient plei­ne­ment, com­plè­te­ment accom­pli leur tâche ; leur rôle devien­drait nul ; ils n’auraient plus qu’à se dis­soudre et à mou­rir de leur belle mort.

Que dis-je ? Ils se dis­sou­draient ipso fac­to ; ils dis­pa­raî­traient auto­ma­ti­que­ment, tout orga­nisme sans fonc­tion étant appe­lé à suc­com­ber, puisque c’est la fonc­tion qui crée l’organe.

Est-ce ain­si que, rue Lafayette et rue Grange-aux-Belles, on conçoit le Syn­di­ca­lisme ? Je ne le pense pas.

Ici et là, on affirme que la sup­pres­sion du Sala­riat et l’abolition du Patro­nat (ceci, au sur­plus, com­porte cela, puisque l’un ne peut ces­ser que dans la mesure où l’autre dis­pa­raît) ne résument que la par­tie des­truc­tive et pré­sente de l’action syn­di­cale et que l’organisation du Tra­vail affran­chi forme la par­tie construc­tive future du mou­ve­ment ouvrier.

C’est donc que, dans l’esprit de tous les Syn­di­ca­listes, le Syn­di­ca­lisme a plus et mieux à faire que d’abolir le Patro­nat et de sup­pri­mer le Sala­riat. C’est donc qu’il pour­suit un but qui se trouve au-delà de cette abo­li­tion. C’est donc qu’il consi­dère que le Patro­nat et le Sala­riat sont les obs­tacles qui obs­truent, qui barrent la route, qui empêchent d’atteindre le but, mais qu’ils ne sont pas ce but ; c’est donc qu’il pro­clame la néces­si­té de ren­ver­ser ces obs­tacles pour que la classe ouvrière pour­suive sa marche en avant jusqu’au terme final : son affran­chis­se­ment intégral.

C’est donc, en fin de compte, et confor­mé­ment à ma défi­ni­tion que le Syn­di­ca­lisme a pour but l’affranchissement inté­gral de la classe ouvrière et que la sup­pres­sion du Sala­riat et l’abolition du Patro­nat ne sont que les moyens propres à réa­li­ser cet affranchissement. 

[|* * * *|]

À l’heure actuelle, il est for­te­ment ques­tion d’ajouter à ces mots : « sup­pres­sion du Sala­riat, abo­li­tion du Patro­nat » ces autres mois : « dis­pa­ri­tion de l’État ».

À dire vrai, cette addi­tion est super­fé­ta­toire ; car je n’aperçois pas com­ment la sup­pres­sion réelle de toutes les formes du Sala­riat et du Patro­nat pour­rait ne pas entraî­ner fata­le­ment la dis­pa­ri­tion de l’État et je ne conçois pas davan­tage com­ment la sur­vi­vance de l’État — quelles que soient son appel­la­tion, sa forme et sa consti­tu­tion — pour­rait ne pas entraî­ner fata­le­ment la sur­vi­vance du Patro­nat et du Salariat.

Dans un milieu social d’où seraient effec­ti­ve­ment éli­mi­nés le Patro­nat et le Sala­riat, il m’est impos­sible de dis­cer­ner la fonc­tion qui incom­be­rait à un « État » quel­conque pas plus que l’utilité à laquelle il répondrait.

Je ne par­viens pas davan­tage à ima­gi­ner un « État » quel­conque qui ne se trou­ve­rait pas dans la néces­si­té de sou­te­nir ou d’instituer le régime du Sala­riat et du Patronat.

Tant il est vrai que ces trois termes : État, Patro­nat, Sala­riat, et par consé­quent les trois régimes, les trois ordres de choses qu’ils repré­sentent sont étroi­te­ment soli­daires, rigou­reu­se­ment asso­ciés, pro­fon­dé­ment soudés.

Vou­loir les sépa­rer, admettre l’un sans admettre les deux autre, c’est pure extra­va­gance. La simple rai­son, à plus élé­men­taire logique exige qu’on choi­sisse entre la sup­pres­sion ou le main­tien des trois et je n’arrive pas plus à m’expliquer par suite de quelle aber­ra­tion des contemp­teurs du Patro­nat et du Sala­riat peuvent être des pro­ta­go­nistes de l’État, qu’à com­prendre en ver­tu de quoi des par­ti­sans de l’État peuvent être les adver­saires du Patro­nat et du Salariat.

[|* * * *|]

Il en est qui contestent cette étroite connexi­té, cette paren­té pro­fonde, cette indis­so­luble asso­cia­tion entre le Patro­nat, le Sala­riat et l’État. Ils pré­tendent sépa­rer celui-ci des deux premiers.

Ils nous opposent ce qu’ils appellent « l’expérience russe ».

Pour rui­ner leur thèse et jus­ti­fier celle que pré­sen­te­ment je défends, je n’eusse pu faire un meilleur choix.

Si mes regards se fixent sur la Rus­sie bol­che­viste, je vois un Gou­ver­ne­ment qui, à tort ou à rai­son, se dit État pro­lé­ta­rien.

Je ne veux pas, ici — ce n’est pas mon sujet — signa­ler ce qu’a d’étrange ce Gou­ver­ne­ment pro­lé­ta­rien ne com­pre­nant guère que des Gou­ver­nants qui ne sont pas des prolétaires.

Je veux bien concé­der que Lénine, Trots­ky, Zino­vievv, Tchit­che­rine, Radeck, Kras­sine, Kame­nef, Lou­nat­chars­ky, Kri­len­ko, Bouck­ha­rine. etc. sont d’excellents dic­ta­teurs, des gou­ver­nants actifs et intel­li­gents ; mais il est incon­tes­table que ce ne sont pas des pro­lé­taires et il est déjà scan­da­leu­se­ment contra­dic­toire qu’un Gou­ver­ne­ment dit pro­lé­ta­rien, soit presque tota­le­ment com­po­sé de gou­ver­nants qui ne sont pas des prolétaires.

Mais je n’insiste pas, car même s’il n’y avait au pou­voir pro­lé­ta­rien, en Rus­sie, que des pro­lé­taires, les choses se pas­se­raient exac­te­ment comme elles se passent, pour la simple rai­son qu’il ne sau­rait en être autrement.

Voi­ci donc un État pro­lé­ta­rien : l’État-type, l’État modèle, l’État qu’on cite à titre de réa­li­té, qu’on signale comme expé­rience, l’État-fait, qu’on oppose à notre théo­rie syn­di­ca­liste visant la dis­pa­ri­tion de l’État.

Or, le sala­riat existe en Rus­sie. N’y a‑t-il jamais été sup­pri­mé ? Y a‑t-il été d’abord abo­li et réta­bli par la suite ? C’est un point sur lequel je ne puis rien affir­mer. Il se peut que, durant la période pro­pre­ment dite de bou­le­ver­se­ment et les tout pre­miers jours qui l’ont sui­vie, le sala­riat ait été abo­li en fait comme en droit ; mais il est indé­niable qu’il a été réta­bli aus­si­tôt qu’a été ins­ti­tué un gou­ver­ne­ment, un État de quelque stabilité.

C’est chose notoire et recon­nue qu’aujourd’hui le pro­lé­ta­riat de Rus­sie vit sous le régime du sala­riat et que le tra­vail y est rétri­bué en appli­ca­tion d’une échelle de salaires fort com­pli­quée dont la fixa­tion appar­tient au Conseil supé­rieur de l’Économie Natio­nale, rouage impor­tant — et indis­pen­sable — de l’État pro­lé­ta­rien.

Et le Patronat ?

Dire que le sala­riat n’a été sup­pri­mé à aucun moment, en Rus­sie, ou que, s’il l’a été, il a été réta­bli, c’est dire aus­si qu’il en a été de même du Patronat.

Le petit patro­nat et le patro­nat moyen fleu­rissent déjà en Rus­sie. La poli­tique éco­no­mique mise en vigueur, au début, par le Par­ti Com­mu­niste est en pleine décon­fi­ture et la débâcle que les dic­ta­teurs bol­ché­vistes tentent de mas­quer par l’expression mili­taire de « recul stra­té­gique sur le front éco­no­mique » a pour résul­tat d’introduire dans ce pays le grand patro­nat. Ce qui échappe encore au patro­nat : petit, moyen et grand, est sous la coupe du patron des patrons : l’État, dit prolétarien.

Avais-je rai­son de décla­rer que, pour réduire à néant la thèse des, par­ti­sans de l’État pro­lé­ta­rien, on ne sau­rait choi­sir mieux que l’expérience russe elle-même ?

Syn­di­ca­listes, réflé­chis­sez. Appli­quez à ce pro­blème l’effort impar­tial et quelque peu pro­lon­gé de votre médi­ta­tion et je suis cer­tain que cet effort vous condui­ra direc­te­ment et néces­sai­re­ment aux conclu­sions suivantes :

  1. L’abolition du sala­riat et la sup­pres­sion du patro­nat impliquent fata­le­ment la dis­pa­ri­tion de l’État ;
  2. Le main­tient ou le réta­blis­se­ment de l’État sous une forme quel­conque appellent fata­le­ment le main­tien ou le réta­blis­se­ment du patro­nat et du salariat ;
  3. En consé­quence, s’il est exact et si l’on admet que l’affranchissement inté­gral du pro­lé­ta­riat, but que pour­suit le Syn­di­ca­lisme, est subor­don­né à la sup­pres­sion du sala­riat et à la sup­pres­sion du patro­nat, il est exact et il faut recon­naître que, la réa­li­sa­tion de ce but est éga­le­ment subor­don­née à la dis­pa­ri­tion de l’État , puisque le main­tien de l’État — de tout État — com­porte iné­luc­ta­ble­ment la sur­vi­vance du sala­riat et du patronat.

De ce qui pré­cède je dégage le dilemme que voi­ci : ou bien le Syn­di­cat a le devoir de pour­suivre la sup­pres­sion du sala­riat et l’abolition du patro­nat, et dans ce cas, il a le devoir pour­suivre pour les même rai­sons, éga­le­ment la dis­pa­ri­tion de l’État ; ou bien le Syn­di­ca­lisme ne doit pas pour­suivre la dis­pa­ri­tion de l’État et, dans ce cas, il doit renon­cer à pour­suivre la sup­pres­sion du sala­riat et l’abolition du patronat.

IL FAUT CHOISIR.

Lorsque la Com­mis­sion admi­nis­tra­tive de la C.G.T.U. a affir­mé le carac­tère essen­tiel­le­ment anti­éta­tique du Syn­di­ca­lisme, elle n’a fait que résu­mer sous une forme lapi­daire et en termes lim­pides toute la thèse que je viens de développer.

Que cette thèse soit la vraie thèse syn­di­ca­liste, c’est ce que confessent tous les syn­di­ca­listes éclairés.

Au demeu­rant, sur ce point, le sen­ti­ment est una­nime et même ceux-là qui s’opposent avec le plus de vigueur à l’addition de ces mots : « dis­pa­ri­tion de l’État », n’hésitent pas à décla­rer que, en prin­cipe et quant au fond, ils sont plei­ne­ment d’accord avec ceux qui demandent cette adjonc­tion. C’est l’aveu que sup­pres­sion du patro­nat, abo­li­tion du sala­riat et dis­pa­ri­tion de l’État se tiennent et ne marchent pas séparément.

Leur oppo­si­tion n’est donc pas une oppo­si­tion de doc­trine. Elle pro­vient des cir­cons­tances Ils estiment que, dans les conjonc­tures pré­sentes, cette addi­tion porte la marque d’une ten­dance à laquelle ils refusent leur adhé­sion ; quelle exprime, à l’endroit de l’État qui a son siège à Mos­cou, un désa­veu for­mel, qu’enfin elle nie la néces­si­té d’une étape qui leur paraît inévitable.

Il est par­fai­te­ment exact que la dis­pa­ri­tion de l’État est incluse dans la concep­tion anar­chiste et que, n’abandonnant rien de leur doc­trine de liber­té, dénon­çant hau­te­ment les crimes de l’État, convain­cus que l’État est mor­tel à tout régime de liber­té posi­tive, les anar­chistes sont les irré­duc­tibles enne­mis de l’État et en pour­suivent la destruction.

S’il advient que l’affranchissement inté­gral de la classe ouvrière a pour condi­tion sine qua non la dis­pa­ri­tion de l’État, — et j’ose espé­rer que la preuve en est faite : caté­go­rique, péremp­toire, par l’histoire, par l’expérience et par la rai­son — cela prouve tout uni­ment que, sur ce point (et ce n’est pas le seul) le syn­di­ca­lisme et l’anarchisme ont des fins communes.

Et cela suf­fit à expli­quer : d’une part, pour­quoi les tra­vailleurs qui sont anar­chistes militent dans les syn­di­cats et, d’autre part, pour­quoi tout syn­di­ca­liste sin­cère est un anar­chiste en puissance.

Serait-il digne des syn­di­ca­listes qui ne sont pas anar­chistes de se refu­ser à la lutte contre l’État, parce que celle lutte est ins­crite au pre­mier rang des reven­di­ca­tions libertaires ?

Et si cette consi­dé­ra­tion pré­va­lait, ce serait l’indice d’une mes­qui­ne­rie, d’une bas­sesse de conscience et d’une étroi­tesse d’esprit qui suf­fi­raient à dis­qua­li­fier et à désho­no­rer qui­conque s’en ren­drait coupable.

Il est dif­fi­cile et il serait déloyal de mécon­naître qu’en se pro­non­çant contre l’État, le Syn­di­ca­lisme prend posi­tion contre l’État pro­lé­ta­rien aus­si fer­me­ment que contre toute autre forme de l’État.

Il s’ensuit que le Gou­ver­ne­ment qui a son siège à Mos­cou, et qui s’étiquette « État pro­lé­ta­rien » se trouve com­pris dans la répro­ba­tion dont le Syn­di­ca­lisme frappe l’État quel qu’il soit.

À qui la faute ?

Amis de la Révo­lu­tion russe, tous les Syn­di­ca­listes le sont. Unis dans une admi­ra­tion pro­fonde et une affec­tion très fer­vente pour le peuple qui a chas­sé ses anciens maîtres, les Syn­di­ca­listes de toutes ten­dances le sont. Mais ils ne se croient pas tenus de confondre la Révo­lu­tion russe avec le Gou­ver­ne­ment que, par le bluff et la ter­reur, le Par­ti Com­mu­niste de Rus­sie impose au pro­lé­ta­riat de ce mal­heu­reux pays et ils ne se sentent pas liés, eux Syn­di­ca­listes, à un État qui, n’ayant sup­pri­mé ni le sala­riat, ni le patro­nat, n’a en aucune façon affran­chi le pro­lé­ta­riat russe.

Oui ou non, le Syn­di­ca­lisme a‑t-il le devoir de com­battre tout ce qui fait obs­tacle à la sup­pres­sion du patro­nat et du sala­riat ? — Oui.

Oui ou non, l’État dit pro­lé­ta­rien a‑t-il abo­li le sala­riat et le patro­nat ? — Non.

Eh bien ! Alors, cet État, orga­ni­sa­teur du sala­riat, pro­tec­teur, sou­tien et défen­seur du patro­nat, doit être com­bat­tu et dis­pa­raître comme les autres !

Simple étape, objecte-t-on. Étape inévi­table, phase tran­si­toire, aus­si brève que possible.

Nous connais­sons la ritour­nelle ; elle n’est pas jeune ; elle a tel­le­ment ser­vi, et de tous temps et dans tous les pays et sous tous les régimes, qu’elle ne sau­rait trom­per que les igno­rants et les crédules.

Les endor­meurs ont usé et abu­sé de l’étape inévi­table, de la tran­si­tion néces­saire.

Ah ! qu’il serait facile d’établir que, le jour où, à la faveur de cir­cons­tances pro­pices, le pro­lé­ta­riat aura la force de sup­pri­mer le patro­nat et le sala­riat, il aura aus­si celle de sup­pri­mer en même temps l’État ! et de nier ain­si le carac­tère néces­saire, inévi­table de la fameuse étape !…

Mais admet­tons l’étape, puisque, aus­si bien, cette conces­sion est sans conséquence.

L’étape, c’est une par­tie de la route à par­cou­rir ; c’est un pas fait dans la direc­tion du but ; ce n’est pas le but atteint, mais res­tant à atteindre. C’est une halte de durée plus ou moins longue per­met­tant au mar­cheur de reprendre haleine, de récu­pé­rer, dans le repos et dans la res­tau­ra­tion des forces qu’il a dépen­sées, l’énergie dont il a besoin, pour continuer.

Met­tons-nous bien dans la tête que l’étape, c’est un simple moment accor­dé à la fatigue que com­portent la lon­gueur du par­cours et les dif­fi­cul­tés de la route, que c’est la marche un ins­tant sus­pen­due, mais non pas achevée.

L’étape, c’est le temps d’arrêt qu’impose une résis­tance, un obs­tacle, temps d’arrêt que le Syn­di­ca­lisme, en marche vers son affran­chis­se­ment inté­gral, consacre à se recueillir pour voir l’obstacle de près et bien en face, pour se replier sur lui-même, pour ramas­ser ses forces dis­per­sées, pour guet­ter le moment favo­rable à l’attaque et, ce moment venu, bon­dir, impé­tueux et irré­sis­tible, sur l’obstacle et le briser.

Ce n’est donc, dans la lutte, ni l’armistice, ni la paix. C’est encore, et en dépit des appa­rences, plus violent que jamais, l’état de guerre farouche, implacable.

Cette guerre sera sans doute de longue durée ; elle sera à coup sûr rude, âpre, ter­rible. Elle sera faite de suc­cès et de revers. À la suite des uns et des antres, mar­qués par un excep­tion­nel effort, il y aura des temps d’arrêt néces­si­tés par des phases mul­tiples et les aspects variés de la guerre en cours.

Mais les mili­tants Syn­di­ca­listes auront à se tenir constam­ment en état de défense ou d’attaque contre les patrons et les gou­ver­nants, quel qu’ils soient. Ils ne sau­raient pas plus envi­sa­ger la paix ou la col­la­bo­ra­tion avec le patron de demain qu’avec celui d’aujourd’hui, avec les com­mis­saires du peuple de l’État pro­lé­ta­rien qu’avec les ministres de l’État bour­geois, avec les délé­gués à la Jus­tice com­mu­niste qu’avec les magis­trats de la Jus­tice capi­ta­liste, avec les offi­ciers de l’armée rouge qu’avec les gra­dés de l’armée blanche, avec la Tche­ka qu’avec la police.

Il y a là autant d’obstacles à l’affranchissement inté­gral de la classe ouvrière et le Syn­di­ca­lisme ne sau­rait, sans faillir à sa mis­sion, les épar­gner. Comme tou­jours, il est et il res­te­ra avec les exploi­tés contre les exploi­teurs, avec les oppri­més contre les Maîtres.

Ain­si le veut, l’exige impé­rieu­se­ment le but qu’il a l’inébranlable volon­té d’atteindre : l’affranchissement inté­gral du prolétariat.

Il ne lui sera per­mis de dépo­ser les armes que lorsque ce but sera plei­ne­ment réa­li­sé par la sup­pres­sion du sala­riat, du patro­nat et de l’État.

[/​Sébastien Faure./​]

N.-B. — La fin de cette étude : Syn­thèse et Conclu­sion, paraî­tra dans le pro­chain numé­ro de la Revue Anarchiste.

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