Il y a de nombreuses années, dans une superbe ville de France, un homme très petit de taille, mais pas grand par le cerveau, interrogeait anxieusement l’avenir. Simple commis d’architecte, il se rongeait les pouces dans un bureau obscur et étroit.
Malgré une extrême myopie, il voyait avec une lumineuse netteté son douloureux destin.
Employé toute sa vie, salarié perpétuel, à la merci d’un patronat peu généreux, cette perspective faiblement enchanteresse assombrissait avec intensité notre pauvre bureaucrate.
Le soir, dans son humble demeure, il se prenait à murmurer : « À Paris, tous les rêves se réalisent quand on est armé pour la lutte ; en province, on s’étiole, on languit, on meurt sous le joug. » Comment pénétrer dans la capitale en triomphateur.
Le hasard le servit : il devint rédacteur à la feuille la plus puissante — par le tirage — de la cité où nos plus illustres gouvernants devaient, en pleine guerre, tranquilliser leurs intestins, respirer presque normalement, loin des avions à la croix de fer, des bombes jetées par les patriotes germains. Car s’il y a la patrie française, il y a également la patrie allemande — non compris les autres, celles-ci et celles-là douées d’une beauté resplendissante.
Une fois douillettement installé à la salle de rédaction, M. A. Chaumet, enfin sauvé, pleura de joie. Il avait le pied à l’étrier, il pouvait partir, il irait jusqu’à la gloire !
Capable d’écrire un quelconque article quotidien et de faire des conférences intarissables sur tous les sujets, notre publiciste et orateur, avec l’appui massif de son journal, prépara le milieu avec une ardeur et une continuité fort intelligentes.
M. A. Chaumet n’est pas un foudre d’éloquence : sa voix est sourde, ses pensées — ennuyeuses — sont formulées grisaillement, son geste manque de charme.
L’écrivain est monotone, banal ; en le lisant, on est vivement déçu. Le style, c’est l’homme. L’opportunisme ne lui a donné ni talent ni originalité.
Que voulez-vous ? un plumitif bourgeois ne peut donner que ce qu’il a.
Après avoir pétri avec amour la pâte électorale, M. A. Chaumet, sûr du succès, l’œil brillant de convoitise, s’écria avec une force accrue par l’ambition : « Et moi aussi, je serai député ! »
Dans la circonscription choisie par lui, ce journaliste incolore, et écrivain sans saveur, mais que la conquête du Palais-Bourbon rendait intrépide, M. A. Chaumet offrait inlassablement son cœur, son dévouement tout entier, je ne sais quoi encore, aux naïfs électeurs, ces dunes inguérissables…
En ce temps-là, les réunions électorales étaient très suivies ; les candidats, sincères amis du peuple, promettaient avec une folle prodigalité la lune et toutes les étoiles au populaire réuni dans ses comices.
Malgré le nombre de candidats, grâce à la force morale et matérielle de « La grande Menteuse », de « La Petite Blagueuse », M. A. Chaumet fut élu représentant de la nation au nom de la tribu des gounouilhou.
Ce jour-là, la France était heureuse, la France était ivre, comme A. Chaumet s’évanouissait d’orgueil dans les bras du président de son comité.
L’ancien petit employé, le modeste instituteur, l’obscur serviteur des gounouilhou était enfin quelqu’un !
— Député ! Quel honneur ! Quel bonheur ! — Allons ! il y avait encore de beaux jours pour un homme issu du prolétariat, arrivé à la force des poignets, combattant la réaction et la Révolution, partisan des réformes sériées, réalisables et sagement émancipatrices.
Nous avons vu M. Chaumet à l’œuvre, dans la Babylone moderne : tour à tour rapporteur de ceci ou de cela, sous-secrétaire d’État aux Postes et Télégraphes, ministre de la Marine, oui, ministre de la Marine, lui, incapable de piloter une yole de l’Ile Saint-Louis au pont voisin.
M. A. Chaumet a été gâté par le sort.
Malheureusement pour notre grand homme de province à Paris, la myopie dont il est affligé l’a empêché de voir l’écueil clémentiste sur lequel sa fortune politique a sombré.
Qu’il se console ! Il lui reste « l’Avenir ! »
[/Antoine