La Presse Anarchiste

Réflexions sur Nietzsche et l’Anarchie

Tant de jeunes gens ont lu Nietzsche de 1890 à 1914 — ceux-là qui ont été mou­rir pour la patrie et ceux-ci encore qui ont pré­si­dé aux natio­naux mas­sacres et ceux-ci même qui pro­fitent de ces carnages !

Pour­quoi Nietzsche a‑t-il eu tant de mau­vais dis­ciples — tant de dis­ciples — tant de Nietz­schéens qui ont recréé en son nom tout ce que ce que Nietzsche lui-même avait détruit ? Des patriotes nietz­schéens, des grands bour­geois nietz­schéens, des mer­can­tis nietz­schéens, des mora­listes nietzschéens…

Je relis Nietzsche. Certes il est encore loin de moi, mais il m’est cent mil­lions de lieues plus proche que de tous ces « dis­ciples » qui le vantent. 

Alors ?

Eh ! bien exac­te­ment comme pour Han Ryner mais en sens inverse.

Nietzsche, comme Han Ryner, a par­lé une vieille langue — et ain­si il a encore eu l’air de par­ler pour les hommes de son temps. Pas plus que Ryner, Nietzsche n’a créé sa langue. L’un et l’autre se sont dits en termes de com­mune huma­ni­té — et cepen­dant je crois que l’un et l’autre sont d’exclusifs uniques, d’incomparables personnalités.

Nietzsche s’est expri­mé en fermes de com­mune force, comme Han Ryner l’a fait en termes de com­mun droit.

Pour chan­ter sa volon­té, sa puis­sance, Nietzsche a tou­ché les cordes de la vieille volon­té, de l’antique puis­sance — celle de l’espèce — comme Ryner, pour chan­ter son esprit, son har­mo­nie idéa­liste, n’a pas su évi­ter les orgues du Saint-Esprit, l’ancien plain chant de l’idéalisme huma­ni­taire, la voix de Dieu.

Et cepen­dant le guer­rier Nietzsche n’a rien de com­mun avec les guer­riers natio­naux de même que le paci­fique Han Ryner ne peut se confondre avec les inter­na­tio­naux paci­fistes du temps de paix. Mais ceux-ci et ceux-là peuvent reven­di­quer la pater­ni­té de celui-ci et de celui-là — parce que l’un et l’autre ont par­lé aux uns et aux autres avec des mots qui ne les reniaient pas, avec des musiques qui pou­vaient encore les entraîner.

Nietzsche et Han Ryner vont plus loin que leurs réa­li­sa­tions — mais il leur faut celui qui les pousse jusqu’en ce plus loin, celui qui leur coupe les vieilles cordes dont ils se retiennent cha­cun à leurs ports — leurs ports d’attache. Et alors, en leurs com­pa­gnies, quels voyages — ô Psy­cho­dore, ô Zarathoustra !

[|* * * *|]

Nietzsche est un pré­cur­seur de l’Individualisme ; ce n’est pas un indi­vi­dua­liste, ce n’est même pas un dyo­ni­sien : c’est un bac­chique. Ain­si s’expliquent, plus appa­rem­ment encore que les oublis de Nietzsche, les mécon­nais­sances du Nietzschéen.

Voi­ci l’essentiel de ce que le Nietz­chéen ne com­prend pas : Une pos­ses­sion n’est qu’à condi­tion d’être ma pos­ses­sion, telle que je la veux et quand je la sens dans l’harmonie de mon moi. Le bien que je conquiers, moi-même, pour moi-même, est mon bien. Mais le bien que je conquiers comme sol­dat, pour la patrie, non seule­ment ne m’est plus un bien, une pos­ses­sion, mais encore me rend plus esclave, car ce bien me fait plus sen­tir, moi qui l’ai conquis, ma sou­mis­sion, moi qui m’en laisse dépouiller par la Patrie.

Et il en est ain­si pour l’amour du dan­ger, le plai­sir de se battre… Ce sont des jouis­sances bac­chiques — des ivresses, si je ne les éprouve pas pour la plé­ni­tude de mon être, comme un sti­mu­lant néces­saire au libre jeu de toutes mes facul­tés. Si je ne les sur­monte pas pour les faire ser­vir mon sens créa­teur dans la vie, ces ivresses m’entraînent hors de mon har­mo­nie indi­vi­duelle. Elles tendent à ma destruction.

Le sen­ti­ment de puis­sance tel que le conçoit Nietzsche va fata­le­ment vers un sen­ti­ment d’impuissance. En domi­nant, Nietzsche fait de la domi­na­tion une fin : Il pré­tend à un règne. Il entend être le sou­ve­rain par rap­port à des sujets. Il se met à la mer­ci du règne. Il lui faut comp­ter avec les sujets.

Si j’exerce ma domi­na­tion — moi qui pré­tends ne connaître et n’exercer d’autre puis­sance qu’en moi-même — c’est pour atteindre à la pos­ses­sion de moi-même, à la maî­trise de moi-même. Je ne domine que pour ma créa­tion. Ma fin, c’est ma faim com­blée. Ma fin. c’est le chant de ma jouis­sance, et je ne me réjouis de vivre, que dans l’accord de foules mes pos­si­bi­li­tés : idées et actes, sen­sa­tions et ima­gi­na­tions, per­cep­tions pré­sentes et hypo­thèses sur mon avenir…

Mon har­mo­nie, voi­là les condi­tions de ma puis­sance. Per­sonne ne peut m’en dépos­sé­der. Ce que je cherche à domi­ner c’est tout ce qui tente d’échapper à mon art, tout ce qui ne s’harmonise pas à ma musique, tout ce qui ne répond pas à l’élan de mon amour. Je domine pour rendre mien. En domi­nant je prends, je serre contre mon cœur. Ce qui se donne à moi, je le prends tout entier en le res­pec­tant. Ce qui se refuse à moi, je le brise. Vers moi, je presse tout le Monde à le broyer, j’étreins. Je domine pour me dominer.

Le Nietz­schéen, au contraire, domine pour domi­ner. Il y a une théo­rie de l’Art pour l’Art qui ne conçoit pas la créa­tion artis­tique comme un plai­sir indi­vi­duel de l’artiste, fleur d’une vie, don de l’individu à lui-même, mais comme une des ano­nymes expres­sions de la fonc­tion esthé­tique. « L’Art est une fin à lui-même. » Pour Nietzsche, de la même façon, c’est la Puis­sance qui devient la suprême fin. Sa théo­rie est celle de « la puis­sance pour la puis­sance ». Qu’importent les formes de la domi­na­tion et qu’en importent les consé­quences, aus­si bien pour celui qui domine que pour ceux qui sont domi­nés. Il s’agit avant tout de domi­ner. La Domi­na­tion finit par deve­nir son idéal, sa reli­gion, sa manie. Il s’y donne, il s’y sacri­fie, il s’y perd, il s’y détruit. C’est pour la domi­na­tion qu’il domine : et en cela le Nietz­schéen ne semble pas plus indi­vi­dua­liste que le croyant qui se sou­met pour se sou­mettre, sui­vant l’idéal chré­tien d’universelle soumission.

[|* * * *|]

Domi­ner pour domi­ner ne te rend pas plus le maître de ta vie que de faire de l’art pour l’art ne peut faire de toi le créa­teur de ton art. Ici tu « fais de l’art », tu ne crées pas. Là tu ne domines pas, tu commandes.

Mon indi­vi­dua­lisme — et c’est-à-dire mon égoïsme har­mo­nieux — ne s’accommode pas plus du com­man­de­ment que de l’obéissance. Si je ne veux pas com­man­der c’est par amour de moi, de la même façon que je ne veux pas obéir. Il me paraît aus­si désa­gréable, aus­si répu­gnant de voir obéir que d’obéir moi-même. C’est pour­quoi je ne com­mande pas : afin de ne pas pro­vo­quer à mes yeux un spec­tacle qui me dégoûte.

Mon sen­ti­ment de puis­sance, je l’éprouve le plus entiè­re­ment, le plus inten­sé­ment, le plus har­mo­nieu­se­ment, quand je suis dans l’état d’Anar­chie, c’est-à-dire sans com­man­der ni obéir.

Com­man­der signi­fie : don­ner un ordre. Celui qui com­mande (fût-ce à une seule per­sonne) éta­blit un ordre social. En com­man­dant, il pose Iles fon­de­ments d’un gouvernement.

Ne vou­lant d’aucune auto­ri­té sociale, je me gar­de­rai, tout le pre­mier, d’exiger de qui­conque la recon­nais­sance d’un ordre. Pour ne pas subir le com­man­de­ment d’autrui, je com­mence par ne pas ordon­ner moi-même. Car l’exercice de l’autorité jus­ti­fie chez l’esclave le désir de com­man­der au maître, pro­voque sa volon­té d’être maître et finit, un jour ou l’autre, par faire de l’esclave le maître.

Pour ne pas ris­quer une obéis­sance méri­tée je me refuse à tout commandement.

Quand il me faut quelque chose et qu’on me le nie, je ne dis à per­sonne d’exécuter ma volon­té ; je l’exécute moi-même — par exemple je peux tuer — j’exécute, mais je n’ordonne pas d’exécuter.

En exé­cu­tant je ne mets pas en acte une règle, je n’impose pas une, loi : j’accomplis un acte — mon acte.

En exé­cu­tant je reste anarchiste.

En tuant je ne com­mande pas de mou­rir et per­sonne ne me com­mande de tuer. Il peut m’arriver d’être for­cé de tuer afin de res­ter anar­chiste. Ce que je tue, c’est ce qui par­ti­cipe de l’archie qui veut me détruire. Je tue pour me sau­ver. Je tue ce qui me barre le che­min de ma vie, ce qui me cache le soleil. Je ne tue pas pour le plai­sir de tuer, mais pour le plai­sir de vivre.

[|* * * *|]

En don­nant (en impo­sant) une loi à d’autres hommes, je me lie, je m’immobilise, je nie mon indi­vi­dua­li­té mou­ve­men­tée — tout autant qu’en accep­tant (en subis­sant) la loi d’autrui.

Le maître doit comp­ter sur l’obéissance de ses sujets, comme l’esclave doit comp­ter sur l’autorité de son maître. Le maître est à la mer­ci de son esclave comme l’esclave est à la mer­ci de son maître. Ils sont liés l’un à l’autre. Encore l’esclave peut-il renier son maître, car ce n’est pas lui qui a choi­si la loi qu’il subit ; mais le maître, créa­teur de la loi qui régit les esclaves ne peut pas renier son esclave.

Le maître subit la socié­té des esclaves. Le maître vit d escla­vage bien plus que l’esclave lui-même.

Anar­chiste je me révolte contre la socié­té des esclaves et contre la socié­té des maîtres. Par indi­vi­dua­lisme je suis anar­chiste. Par anar­chie je suis révo­lu­tion­naire. Nietzsche qui ne voyait dans les indi­vi­dus que « les pro­mo­teurs de la colo­ni­sa­tion intel­lec­tuelle et de la for­ma­tion nou­velle des liens de l’État et de la Socié­té » se gar­dait bien de pré­voir le ren­ver­se­ment du prin­cipe d’autorité, l’abolition du régime d’exploitation. Le suc­cès d’une révo­lu­tion l’eût peut-être séduit, mais, en s’intéressant à ceux qui reven­di­quaient encore il eût trop craint de faire preuve de fai­blesse d’âme.

Hyp­no­ti­sé par le seul génie de la force, Nietzsche, que tant d’anarchistes lurent et aimèrent, n’entrevit pas la puis­sance créa­trice de l’idée anar­chiste. Et n’était-il pas bien plus près des dic­ta­teurs du pro­lé­ta­riat que de nous, liber­taires, celui qui écri­vait ces lignes : « … Nous nous comp­tons nous-mêmes par­mi les conqué­rants, nous réflé­chis­sons à la néces­si­té d’un ordre nou­veau, et aus­si d’un nou­vel escla­vage — car pour tout ren­for­ce­ment, pour toute élé­va­tion du type « homme » il faut une nou­velle espèce d’asservissement [[Nietzsche : Le Gai Savoir, page 375.]] » ?

Le Nietz­schéen Kibalt­chiche au ser­vice du gou­ver­ne­ment de Mos­cou…, voi­là la « morale en action » du Nietzschéisme.

[/​André Colo­mer./​]

La Presse Anarchiste