La Presse Anarchiste

Simples aperçus

Bien que je m’adresse à eux, je ne pense pas avoir à convaincre les anar­chistes, j’entends ceux qui portent à bon droit ce nom ; s’il en était autre­ment, la néces­si­té d’élucider la ques­tion serait encore plus évi­dente. Cette ques­tion, je la pose nettement :

Soit aux yeux de la rai­son, soit sous le rap­port du sen­ti­ment, quel lien com­mun ont la vio­lence et l’Anarchie ? Ou, si l’on pré­fère par­tir d’un point de vue exclu­si­ve­ment pra­tique, quel avan­tage l’Anarchie peut-elle attendre de la vio­lence ? À moins de vou­loir, par la forme et pour le fond, faire une seule et même chose de deux choses dis­tinctes, je dis mieux : com­plè­te­ment dif­fé­rentes, il ne serait ni logique ni hon­nête, ni habile, de lais­ser l’esprit public les prendre l’une pour l’autre. À l’inverse des poli­ti­ciens — qui pré­ci­sé­ment s’efforcent, par tous les moyens en leur pos­ses­sion, d’obscurcir notre idéal socio­lo­gique nous n’avons rien à gagner à la confu­sion. « Ni Dieu ni Maître » est une for­mule abré­gée ; si je cherche son sens plus expli­cite, je n’en trouve point d’autre que celui-ci : Homme, apprends à te pas­ser et de l’un et de l’autre.

Il faut apprendre à mar­cher seul,

Quand on veut se pas­ser de guide,

pon­ti­fie­rait M. Joseph Prud­homme, qui a, par­fois, un éclair de bon sens dans son fatras de bana­li­tés solen­nelles. D’aucuns espèrent, semble-t-il, que cette apti­tude nous vien­dra par la ver­tu magique de la Révo­lu­tion ; c’est, peut-être, comp­ter un peu trop sur le pou­voir édu­ca­tif d’une période faite de trouble et de tâton­ne­ment. Des deux méthodes, quelle est la bonne ?

Ceci étant un appel à la réflexion, je pour­rais bor­ner à ces quelques lignes mon ini­tia­tive ; mais je veux aus­si four­nir ma contri­bu­tion à l’examen que je sollicite.

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[/​— Toute sorte d’arguments frappants…

— J’entends bien : c’est de la pro­pa­gande par le fait./]

Ter­ro­risme, Anar­chie, le pre­mier est un moyen, l’autre — au moins pour nous — est le but. Qu’est-ce que le moyen vaut pour ce but ? Même ani­mé des meilleures inten­tions, le ter­ro­risme per­pé­tue en l’être humain une dis­po­si­tion — acquise ou innée, il n’importe — qu’avant tout nous devons modi­fier. Ce serait peu de dire que nous cher­chons à rendre l’homme juste et bon ; il nous le faut, en outre, pon­dé­ré, enten­dez : com­pré­hen­sif et réso­lu en pro­por­tions égales. Sachant ce qu’il veut, il agi­ra — en accord avec son désir dans la plé­ni­tude d’une intel­li­gence lar­ge­ment éclai­rée. Or, ce n’est pas géné­ra­le­ment le cas, à cette heure — même par­mi ceux qui se disent des nôtres. Pour venir à l’Anarchie, l’humanité devra déser­ter la voie du crime, rompre avec les habi­tudes de ruse et de bru­ta­li­té alter­nées dont les ins­ti­tu­tions actuelles lui font presque un devoir. Ter­ro­risme : mani­fes­ta­tion d’énergie certes ! Heu­reu­se­ment, il en est d’autres qui ne lui cèdent en rien, dans leur volon­té tran­quille et ferme, et, de plus, elles sont conformes à l’œuvre de régé­né­ra­tion morale que nous ten­tons. Quand nous aurons obte­nu ce pre­mier résul­tat, les chan­ge­ments maté­riels vien­dront d’eux-mêmes, se feront par surcroît.

Pour nous, la vio­lence est un mau­vais moyen, ôtons-la de notre programme.

Moyen d’efficacité plus que d’entente, d’ailleurs. Au ter­ro­risme, voi­ci que l’on peut dire : Cesse tes jeux, tes jouets sont jouets d’enfant. Les adver­saires que tu espères inti­mi­der ont dépas­sé les bornes de l’horreur.

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Eux aus­si pro­mettent un meilleur ave­nir. Et ils l’élaborent à leur manière, ils y pré­ludent par l’antique for­fait : la lutte sour­noise ou décla­rée. Du mal naî­tra le bien, c’était le mot d’espoir au plus fort de la tour­mente. À pré­sent, ils s’évertuent à mas­quer la faillite d’un fal­la­cieux enga­ge­ment. Men­songe gros­sier, seule une foule igno­rante pou­vait s’y lais­ser prendre. Le mal appelle le mal, et non le bien. Les convoi­tises, les com­pé­ti­tions, les riva­li­tés ont-elles ces­sé ? Nul­le­ment — tout au plus, un ins­tant, elles se cou­vrirent de beaux dehors. Demain, donc, sera tel qu’aujourd’hui. Quel chan­ge­ment pour­rait-il nous appor­ter ? Dans les périodes d’apparence moins tra­gique, nous vivons en plein conflit et de si peu d’entr’aide ! La chute du voi­sin y est presque tou­jours saluée avec joie… Ain­si le veut le régime de concur­rence qui leur est cher. Ajou­tez à cela l’endurcissement des cœurs consé­cu­tifs à ces ren­contres à main armée, comp­tez aus­si — consta­ta­tion des plus faciles — que la conscience géné­rale en sort un peu plus per­ver­tie, et, de ce bel ensemble, deman­dez-vous ce qu’il faut augu­rer. Ration­nel­le­ment, vous serez ame­nés à cette conclu­sion : En temps de paix, en temps de guerre, l’homme, de plus en plus, paraît appe­lé à se conduire en malfaiteur.

Et je reprends l’argument. Nous, qui répu­dions la folie, l’impiété de telles pra­tiques, — aux­quelles nous vou­drions faire suc­cé­der une orga­ni­sa­tion exempte de rapine et de heurt — nous, anar­chistes, ces pra­tiques, nous les adop­te­rions ensuite, soit par colère, soit par sys­tème ! Ne met­tons pas cette contra­dic­tion entre nos actes et nos prin­cipes. Où seraient la force et la clar­té de notre enten­de­ment ? Le pro­blème à résoudre est, je l’ai dit, autant, et à bien voir, plus encore moral que maté­riel. Que vau­drait l’être, ain­si pré­dis­po­sé, que vau­drions-nous, nous-mêmes, pour une vie sociale de libre entente et de cordialité ?

Vous vou­lez vous pas­ser de maîtres, détrô­ner le Capi­tal, abo­lir le Patro­nat, puis­sances égoïstes, et tout ce qui les sou­tient ou les main­tient. L’opération ne vau­drait pas d’être ten­tée, si le monde, « le monde heu­reux que nous rêvons », devait se carac­té­ri­ser par l’inaptitude au bien, un pen­chant pour le mal, résul­tat d’habitudes pré­cé­dem­ment contrac­tées. Même cause, mêmes effets, les maîtres, soyez-en sûrs, ne man­que­raient pas d’y faire retour.

Non, il faut le répé­ter, notre fonc­tion, sai­ne­ment com­prise, n’est pas d’ajouter au désordre, aux abo­mi­na­tions ; ce serait s’y accou­tu­mer soi-même. Abo­mi­na­tions et désordre, lais­sons-en le mono­pole à ceux qui, plus pré­oc­cu­pés de lucre que de jus­tice sociale, s’arrangent pour vivre du tra­vail d’autrui. La gra­vi­té de la situa­tion qu’ils ont créée fait qu’une diver­sion serait pour eux la bien­ve­nue. Le « péril anar­chiste », ils ne demandent qu’à l’exploiter.

Le désordre, est-il bien néces­saire d’y aider, d’y ajou­ter ? Il est tout entier dans le résul­tat de leur désas­treux savoir-faire. Les concep­tions de nos stra­tèges vain­queurs, et, en tout pays connu, le zèle de diplo­mates habiles, l’ingéniosité d’éminents éco­no­mistes, l’activité de l’industriel cupide, du mar­chand retors, l’âpreté au gain sévis­sant comme une crise aiguë, tout ce bloc, divers et com­pact, d’appétits insa­tiables pré­pare une confla­gra­tion qui, je le crains, ne sera que trop hâtée.

La véri­table pro­pa­gande par le fait, la voi­là. Elle suf­fît, oh ! com­bien ! aux besoins de notre démons­tra­tion et l’odieux n’en retom­be­ra pas sur nous ou, plus fâcheu­se­ment, sur notre doc­trine, enne­mie de tout excès.

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Ils comptent sur la men­ta­li­té des gou­ver­nés, volon­taires vic­times ; nous devons, nous, comp­ter avec elle — pour l’améliorer, non pour l’enlaidir. Fai­sons pré­va­loir une légi­time influence (c’est le droit de cha­cun) mais par des moyens appro­priés. Acquis au détri­ment de notre idéal, le béné­fice serait négatif.

Avant tout, nous sommes socio­logues. Pour bien dire, nous ne sommes même que cela, des gens qui observent, méditent, expliquent, j’écris le mot pré­cis : des édu­ca­teurs, dans ce domaine, les recours à la vio­lence sont super­flus [[De même s’y trou­ve­raient sans emploi cer­tains zéla­teurs trop ardents, que nous appel­le­rons les délé­gués du Pou­voir à la pro­pa­gande anar­chiste. Quand le pré­texte de désordre fait défaut, qui per­met d’entraver le pro­grès de l’idée, le Pou­voir leur com­met le devoir de créer ce pré­texte et porte le désordre à noire compte. Ne soyons ni scan­da­li­sés ni sur­pris : une socié­té que rien de juste ne défend doit s’abaisser à de telles manœuvres ; mais gar­dons-nous de les faciliter.

Une autre consi­dé­ra­tion nous com­man­de­rait, à elle seule, de nous tenir sur ce ter­rain de com­bat : l’adversaire y fut tou­jours bat­tu. Supé­rieu­re­ment armée pour et contre la vio­lence, l’autorité fait pauvre figure devant la rai­son.]]. Ins­trui­sons le peuple, ne lui lais­sons rien igno­rer des phé­no­mènes éco­no­miques, disons-lui net­te­ment, patiem­ment, ce qui est et ce qui, selon nous, devrait être ; que lui-même construise, ensuite son ave­nir comme il l’entendra. Il s’inspirera de nos théo­ries dans la mesure de leur por­tée pra­tique. Peut-être, cette for­mule sociale est-elle trop simple pour un monde vicieux et trop com­pli­qué — si com­pli­qué que ses diri­geants l’ignorent et qu’ainsi toutes choses y vont à l’aventure, empi­ri­que­ment plu­tôt que par méthode, cha­cun tirant à soi. Que l’Anarchie finisse ou non par s’imposer, la sim­pli­ci­té dont je parle me paraît seule capable de por­ter quelque lumière dans cet imbro­glio. Jusqu’à pré­sent, nulle consi­dé­ra­tion, nulle pré­oc­cu­pa­tion, soit per­son­nelle, soit de par­ti, n’ont empê­ché les anar­chistes de rap­pe­ler à tous, pos­sé­dants ou pro­lé­taires, les trois ou quatre véri­tés élé­men­taires qu’une socié­té ne doit jamais perdre de vue. Je tiens pour cer­tain qu’il en sera ain­si désor­mais. Notre rôle, même réduit à cela serait encore de pre­mière impor­tance et peut deve­nir pré­pon­dé­rant ; le temps appor­te­ra le reste.

Tra­vail lent, dussent les cir­cons­tances le favo­ri­ser, les impa­tients feront bien d’abandonner la partie.

Les conquêtes de la rai­son ne s’opèrent pas en un jour.

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Paral­lè­le­ment à la nôtre, la leçon des faits conti­nue­ra, confir­mant nos paroles. Aus­si pes­si­mistes qu’elles soient, ces paroles, le monde du plai­sir et celui de l’argent se char­ge­ront d’en prou­ver l’exactitude. L’un a des besoins, l’autre le désir de s’accroître indé­fi­ni­ment qui font les exi­gences sans limite ; la poli­tique est leur ser­vante. L’esprit de lucre a trou­vé ce moyen d’activer les affaires : tuer le consom­ma­teur. Après un tel début, à quoi ne doit-on pas s’attendre ?

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Cette hau­taine Impré­voyance s’estime indis­pen­sable, croit avoir des titres au gou­ver­ne­ment des hommes, pré­tend à leur res­pect. Pour­quoi pas aus­si à leur amour, à leur reconnaissance !

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Com­pa­gnons,

Un sou­hait met­tra bien en relief l’intention qui a dic­té cet écrit ; je vais l’exprimer avec le franc-par­ler usi­té entre anarchistes :

Puissent trois qua­li­tés réunies com­plé­ter, désor­mais, le mili­tant qui est en cha­cun de nous :

L’esprit calme, l’œil clair, la conscience droite.

Cela ne nui­ra pas à la valeur de notre enseignement.

[/​Édouard Lapeyre./​]

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