La Presse Anarchiste

Un apôtre de l’idéal communiste libertaire : Sébastien Faure

(Suite) [[ Voir numéro précé­dent.]]

V. L’œuvre philosophique et sociologique

Jules Lemaître dont l’esprit réac­tion­naire et cléri­cal éton­na par­fois jusqu’au farouche ultra-mondain Brunetière, mais dont l’œuvre cri­tique vue dans son ensem­ble n’en témoigne pas moins d’une clair­voy­ance et d’une sagac­ité très grandes, avait cou­tume de dire que dans l’œuvre nom­breuse et en apparence la plus diverse d’un écrivain très fécond, il n’était, en réal­ité, qu’un livre, un seul, qui portât l’empreinte véri­ta­ble de son orig­i­nal­ité et de son tal­ent, quand il en avait, et dans lequel il s’était, en quelque sorte, vidé. Pour les autres ils n’étaient que des vari­antes, voire même des répliques plus ou moins dis­simulées de celui-là.

Il est vrai que J. Lemaître avait en vue les écrivains d’imagination.

Mal­gré ce, je crois bien qu’il exagérait un peu, et même beau­coup. Car si Loti, par exem­ple, pour lequel il eut, cepen­dant, une ten­dresse pro­fonde, a écrit une ving­taine de fois, et tou­jours avec la maîtrise de son art divin, le même roman, on ne peut en dire autant de celui qui créa Madame Bovary et Salamm­bô.

Si je rap­pelle ici la boutade un peu para­doxale du célèbre Cri­tique bour­geois, c’est qu’en lisant d’une seule traite l’œuvre com­plète de Sébastien Fau­re ain­si que je viens de le faire et qui mieux est en la médi­tant, il m’a paru qu’elle tenait presqu’entière, en puis­sance du moins, dans le beau livre, déjà ancien, qui a pour titre : La douleur uni­verselle et pour sous-titre : Philoso­phie lib­er­taire.

Oui, il m’a paru que toutes les autres pro­duc­tions plus ou moins frag­men­taires de son esprit, depuis les brochures sur l’éducation précédem­ment analysées jusqu’à celles dont l’ensemble forme les Pro­pos sub­ver­sifs, n’étaient que la petite mon­naie de ce lin­got mas­sif et cepen­dant d’une remar­quable pureté.

C’est pourquoi ayant à étudi­er ici son œuvre entière, et désireux d’inciter à la lire ceux qui ne la con­nais­sent pas encore, je crois indis­pens­able de com­mencer par ce livre magis­tral, clef de voûte de l’édifice que Sébastien Fau­re ten­ta d’élever à l’anarchie.

VI. La douleur universelle

Le titre est beau, prenant, pathé­tique même, et ce qui vaut mieux encore véri­ta­ble­ment syn­thé­tique… Non seule­ment il éclabousse les yeux d’une lumière rouge-som­bre, mais il pro­jette, en deux mots, le for­mi­da­ble prob­lème que l’Anarchie doit résoudre.

Cepen­dant, comme syn­thèse rapi­de de ses idées philosophiques et soci­ologiques, Sébastien Fau­re a trou­vé mieux encore que ce titre, dont eût été jaloux Schopen­hauer, ce grand évo­ca­teur des douleurs humaines. Je veux par­ler du tableau allé­gorique encar­té entre les pages 404 et 495, dans la dernière édi­tion de La Douleur uni­verselle que la librairie Stock vient de don­ner et qui est, je crois la neuvième.

Ce tableau allé­gorique n’est autre chose qu’un arbre au tronc robuste et tra­pu, à la frondai­son touf­fue, pareille à l’arbre généalogique des Rougon-Mac­quart qui précède la grande œuvre de Zola. Seule­ment l’arbre de Sébastien Fau­re c’est l’arbre généalogique des insti­tu­tions de notre régime social avec l’innombrable fruc­ti­fi­ca­tion des mis­ères humaines engen­drées par elles.

Je le répète : en dres­sant cet arbre dont le tronc puis­sant représente l’Autorité, il a mieux fait que de syn­thé­tis­er les idées, il a don­né à l’Anarchie elle-même son sym­bol­isme le plus expressif.

Pour savoir ce qu’elle est, ce qu’elle veut et com­ment elle entend réalis­er l’idéal con­tenu dans sa doc­trine, il n’y a qu’à suiv­re d’un œil atten­tif l’épanouissement de cet arbre depuis le tronc-autorité jusqu’à ses fruits, dont la récolte totale com­pose la Douleur universelle

Est-ce volon­taire­ment, est-ce par oubli que Sébastien Fau­re ne nous a point mon­tré, dans son tableau allé­gorique, les racines d’où le tronc mon­strueux est sor­ti ? Je ne sais, mais j’imagine plutôt qu’ayant songé à le faire et, au moment de les dessin­er, il s’aperçut que la prin­ci­pale, la plus puis­sante de ces racines fig­u­rait déjà par­mi les branch­es les plus vigoureuses de la frondai­son. C’est de la Reli­gion qu’il s’agit. Racine et branche, mère et fille de l’Autorité, la Reli­gion est cela tout à la fois. Je crois puéril de dis­cuter laque­lle a vrai­ment précédé l’autre, dans l’évolution de l’Humanité, encore que Dar­win nous mon­tre l’instinct de reli­giosité en train d’éclore chez l’animal.

Quoiqu’il en soit, c’est donc du tronc Autorité que vont naître, comme les trois énormes tronçons du mon­strueux végé­tal, les trois grandes iniq­ui­tés : économique, poli­tique et sociale. Nous allons suiv­re cha­cune du point où il se détache, et pénétr­er, pour ain­si dire, avec la sève ascen­dante, à tra­vers les branch­es jusqu’aux fruits.

Voici d’abord, s’élançant du milieu du tronc vers le ciel, le tronçon qui représente la grande iniq­ui­té morale. Plus robuste, plus dévelop­pé que les deux tronçons latéraux de l’iniquité poli­tique et de l’iniquité économique, il sem­ble con­tin­uer le tronc lui-même. Et cela est bien ain­si, car des trois iniq­ui­tés qui sont à la base de notre sys­tème social, c’est assuré­ment à l’iniquité morale que revient le rôle cap­i­tal. C’est d’elle, en effet, que sort la branche puis­sante de la reli­gion avec ses trois rameaux : hypocrisie, igno­rance et super­sti­tion, dont les fruits empoi­son­nent l’humanité depuis des siè­cles et dont l’ombre la tient encore endormie dans un som­meil plein de cauchemars. L’hypocrisie qui forme la trame solide et com­plexe de nos mœurs, et sans laque­lle, ain­si qu’après beau­coup d’autres, l’ont démon­tré Max Nordeau et Le Dan­tec, nos rela­tions sociales seraient impos­si­bles, et sans laque­lle aus­si toute cette bril­lante civil­i­sa­tion dont nous sommes si fiers s’effondrerait en un clin d’œil ! L’ignorance et la super­sti­tion qui ont jusqu’il présent ren­du stérile tout effort sérieux d’émancipation et ont per­mis aux deux tronçons latéraux, l’iniquité économique et poli­tique de croître et de s’épanouir librement.

De ce même tronçon médi­an de l’iniquité morale se détache ensuite la famille généra­trice à son tour de préjugés, enne­mis éter­nels du pro­grès, l’enseignement et l’éducation offi­ciels qui les entre­ti­en­nent, les for­ti­fient au lieu de les détru­ire, les crimes qui fatale­ment en nais­sent, l’opinion publique qui en demeure tou­jours abêtie, et la presse qui cul­tive en serre chaude cet uni­versel abêtissement.

Telle est, avec ses branch­es, ses rameaux et ses fruits, le tronçon de l’Iniquité morale issu du tronc Autorité.

Suiv­ons main­tenant le tronçon Iniq­ui­té économique qui s’en détache à sa droite avec sa frondai­son non moins som­bre et com­plexe : Salari­at, Com­merce, Sophis­ti­ca­tion, Gaspillage, Con­cur­rence, Cen­tral­i­sa­tion cap­i­tal­iste, Agio­tage, dont les feuilles et les fruits s’appellent : exploita­tion, fail­lite, chô­mage, grève, mis­ère, cupid­ité, pros­ti­tu­tion, vagabondage, men­dic­ité, vol, sui­cide, dépopulation.

Voici enfin, le tronçon de l’iniquité poli­tique avec le par­lemen­tarisme bête et menteur, la lég­is­la­tion cru­elle et stu­pide, le fonc­tion­nar­isme égoïste et abrutis­sant, la mag­i­s­tra­ture et la police féro­ces, la gen­darmerie et les pris­ons, l’insatiable mil­i­tarisme, don­nant comme feuilles et fruits : l’oppression, le men­songe, la cor­rup­tion, l’injustice, la haine, la guerre, l’insurrection.

Tel est dans son ensem­ble et ses détails, l’arbre sym­bol­ique sor­ti de l’embryon Autorité qui empoi­sonne aujourd’hui de son ombre opaque et de ses fruits le pro­lé­taire salarié, comme il empoi­son­na jadis l’esclave, sans jamais laiss­er fil­tr­er jusqu’à eux un coin d’azur, un souf­fle d’air pur, un rai de soleil vivifiant.

Autour de cet arbre que Dante aurait pu planter an milieu du Cer­cle le plus som­bre de son Enfer, veil­lent avec une jalousie féroce toutes les Forces du passé, aux­quelles il doit d’être devenu ce qu’il est. Loin de vieil­lir avec les ans, et de per­dre de sa robustesse, son tronc noueux, l’Autorité, tou­jours gorgé de sève nou­velle, entre­tient, dans une jeunesse éter­nelle, sa mon­strueuse frondaison.

En vain, de loin en loin, des hommes plus auda­cieux que les autres lut­tant con­tre l’asphyxie qui tombe d’elle, et désireux de voir un peu de ciel bleu, ont de temps en temps abat­tu d’une main hélas ! trop débile encore, quelques rameaux ou quelques branch­es par­mi les plus empoi­son­nées, en vain aus­si il y eut des moments où, dans un accès de dés­espoir, des nations entières, men­acées de mort, fonçant sur les gar­di­ens du colosse, se livrèrent à un éla­gage plus rad­i­cal, et l’on crut un moment, que la frondai­son presque toute entière étant abattue, l’Humanité pan­te­lante se trou­verait arrachée à l’Universelle Douleur.

Mais, hélas ! pour vio­lent qu’il fut, l’ouragan révo­lu­tion­naire lais­sa tou­jours debout le tronc puis­sant, 1’Autorité, et le flot de sa sève, devenu plus riche encore, eut tôt fait de s’épanouir en une nou­velle, et non moins robuste frondaison

Certes, ils ont été et restent encore nom­breux, les bûcherons qui, sans trêve ni répit, ont attaqué l’arbre infer­nal, mais jusqu’à présent rares furent ceux d’entre eux qui, d’un bras ferme, s’attaquèrent à son tronc. Ni la hache social­iste, ni 1e pic com­mu­niste n’ont encore porté leurs coups, là où ils seraient vrai­ment mortels.

Cepen­dant, voici que de cette armée de mil­i­tants infati­ga­bles, et qui va tou­jours grossis­sant, un batail­lon s’est détaché, qui, com­mençant par sup­primer en lui toute autorité représen­tée par des chefs, a juré d’abattre le géant en dirigeant tout son effort sur le tronc.

Ce sont les Anar­chistes. Après avoir basé leur doc­trine sur la néga­tion même de l’autorité, ils en pour­suiv­ent la destruc­tion avec une logique implaca­ble et une admirable ténacité.

Le tronc de l’arbre qu’ils veu­lent planter quand l’arbre de l’Universelle Douleur se sera effon­dré sous leurs coups s’appellera la Lib­erté. De lui s’élancera vers le ciel la frondai­son du Bon­heur uni­versel qui nour­ri­ra de ses fruits, abrit­era de son ombre viv­i­fi­ante l’Humanité de demain.

Oui, « Autorité = Douleur ; Lib­erté = Bon­heur », n’hésite pas à con­clure Sébastien Fau­re avec une con­fi­ance absolue.

En cette équa­tion tient toute la ques­tion sociale qui dès lors se pose en ces ter­mes : « Instau­r­er un milieu social qui assure à chaque indi­vidu toute la somme de bon­heur adéquate, à toute époque, au développe­ment pro­gres­sif de l’Humanité. »

La for­muler autrement est une erreur grave, vouloir autrement la résoudre, un leurre dont cette Human­ité a longtemps souf­fert et souf­frira longtemps encore.

Telle est la con­clu­sion de la Douleur uni­verselle, cette œuvre si sub­stantielle, si bour­rée de faits, de doc­u­ments, de sta­tis­tiques et dont je n’ai pu, hélas ! vu la place dont je dis­pose, que don­ner une faible idée.

Comme con­traste à son titre, j’imagine que Sébastien Fau­re dut éprou­ver une joie pro­fonde, en ter­mi­nant ce labeur — labeur de béné­dictin s’il en fût — con­sacré aux souf­frances de l’Humanité et que sa plume dut tres­sail­lir sous ses doigts, pen­dant qu’il en écrivait les dernières lignes que je tiens à don­ner ici :

« … Le cœur débor­dant de pas­sion, la tête forte d’enthousiasme raison­né, les yeux per­dus dans la con­tem­pla­tion des splen­deurs qu’elle entrevoit, l’Humanité se dirige, irré­sistible, vers la Terre promise où cha­cun pour­ra vivre dans la paix de son cœur et de sa con­science, aimant et aimé, sans con­trainte et sans haine, sans envie, sans entrave, dans le ray­on­nement bien­faisant des pas­sions sat­is­faites, dans l’affinement vigoureux des fac­ultés décu­plées, dans l’épanouissement fécond des orig­i­nal­ités et des caprices, dans la suave caresse des rêves et des aspi­ra­tions vers le sub­lime et l’idéal, les sens apaisés par des fêtes de la chair réha­bil­itée, le cerveau élar­gi par la sci­ence for­ti­fiée, l’oreille bercée par l’harmonique vibra­tion des choses, le cœur gon­flé de l’amour d’autrui. »

Ne voyez vous pas, en effet, que ces mots élo­quents étaient les annon­ci­a­teurs d’un autre livre, où il mon­tr­erait réal­isé le noble idéal anar­chique : Le Bon­heur uni­versel, auquel il don­nerait le titre prin­ci­pal de Mon Com­mu­nisme et que nous allons main­tenant étudier.

VII. Mon Communisme – Le bonheur universel

Le voici donc à terre ce colosse que ses gar­di­ens croy­aient éter­nel ; oh ! pour le jeter bas, il n’a pas fal­lu longtemps au Peu­ple de France que, depuis des siè­cles, il empoi­son­nait de son ombre et de ses fruits. Quelques journées ont suf­fi, journées inou­bli­ables dont le réc­it restera gravé en let­tres d’or dans l’Histoire nou­velle de la Nou­velle Human­ité. Il faut le lire, ce réc­it, tel que sa plume alerte et sobre et avec des yeux prophé­tiques, Sébastien Fau­re l’a écrit, dans le pro­logue de son livre.

Devant ce « procès-ver­bal », ou ce « compte ren­du » rapi­de d’une révo­lu­tion déci­sive, met­tant Paris, la Province, les cam­pagnes aux mains des insurgés en qua­tre à cinq jours, devant l’ordre par­fait presque math­é­ma­tique de la manœu­vre qui entraî­na ce résul­tat, le pre­mier mou­ve­ment est de crier à l’invraisemblance, à l’impossibilité absolue. J’avoue que ce fut le mien, et j’avoue aus­si qu’il per­sista dans mon esprit, même après avoir la et relu les pages en lesquelles Sébastien Fau­re tente d’expliquer les caus­es des cet événe­ment foudroy­ant du Com­mu­nisme libertaire.

Certes, elles furent, ces caus­es, d’une puis­sance for­mi­da­ble, égalant et dépas­sant même celles qui entraînèrent la Révo­lu­tion de 93 ; et il est facile, ain­si que l’a fait Sébastien Fau­re, de les résumer fidèle­ment, puisque nous les voyons agir sous nos yeux : d’abord la colos­sale boucherie dont la France restait encore ensanglan­tée et mutilée ; puis les exagéra­tions du tri­om­phe, les décep­tions de la vic­toire, une dette de 320 mil­liards entraî­nant la pénurie de plus en plus grande du Tré­sor, le marasme tou­jours crois­sant des affaires finan­cières, indus­trielles et com­mer­ciales, la dépré­ci­a­tion de notre franc, le scan­dale jamais réprimé des prof­i­teurs et de leurs for­tunes colos­sales, faites sur les cadavres de nos sol­dats ; les régions dévastées main­tenues dans le dénue­ment et l’abandon, le gaspillage éhon­té des mil­liards des­tinés à leur relève­ment, les vic­times de la guerre, mutilés, veuves, orphe­lins, ascen­dants, réduits à la mis­ère par la vio­la­tion fla­grante de leurs droits les plus sacrés, le chô­mage des usines cher­ché, voulu par les patrons que la guerre avait enrichis, la cherté de la vie crois­sant tou­jours au lieu de s’atténuer ; la pénurie des loge­ments, s’aggravant par la cupid­ité des pro­prié­taires au point d’entraîner de plus en plus nom­breuses expulsions.

À tout cela, ajoutez les hos­til­ités et les mas­sacres con­tin­u­ant en Ori­ent presqu’à l’insu du peu­ple, pour ne pas dire mal­gré lui, les bud­gets de la guerre et de la marine oscil­lant entre 5 et 6 mil­liards : le mil­i­tarisme des gou­verne­ments des Cham­bres plus hau­tain et plus puis­sant que jamais ; et, ce qu’a omis Sébastien Fau­re, notre impéri­al­isme colo­nial devenu plus insa­tiable encore, exploitant plus cru­elle­ment que jamais nos mil­lions d’indigènes et ajoutant chaque jour de nou­veaux cadavres aux dix sept cent mille que la guerre avait faits. 

Tels sont, je le répète, résumés par l’auteur en his­to­rien fidèle, les prin­ci­paux faits et événe­ments qui avaient rem­pli les quinze années d’après-guerre au bout desquelles, il fait éclater sa révolution.

J’avoue qu’en réfléchissant sérieuse­ment, on peut recon­naître ce laps de temps, tout court qu’il est, comme suff­isant pour jus­ti­fi­er une explo­sion for­mi­da­ble des mass­es déçues et meur­tries. Et ce n’est pas là-dessus que je con­tredi­rai Sébastien Fau­re. Non. C’est, encore une fois, sur la manœu­vre foudroy­ante et math­é­ma­tique­ment ordon­née qui entraî­na le suc­cès défini­tif en cinq à six jours. Les raisons explica­tives qu’en donne Sébastien Fau­re ne m’ont nulle­ment con­va­in­cu. En effet, ni la sit­u­a­tion actuelle des Syn­di­cats et de leur mou­ve­ment, ni celle du Par­ti social­iste divisé en com­mu­nistes et dis­si­dents, encore moins celle de la C.G.T. partagée en deux tronçons ne jus­ti­fient une évo­lu­tion aus­si rapi­de, aus­si com­plète vers cette per­fec­tion, vers cette idéale sol­i­dar­ité, vers cette syn­ergie mer­veilleuse que leur prête Sébastien Fau­re et qui eussent, en effet, été néces­saires pour obtenir le résul­tat qu’il décrit.

Qu’on se reporte à ce que j’ai dit au com­mence­ment de cette étude sur la dépres­sion physique, intel­lectuelle et morale, à laque­lle, depuis la fin de la guerre, reste tou­jours en proie, le pro­lé­tari­at de France, comme celui du monde entier. Quiconque juge impar­tiale­ment l’état actuel de ses forces révo­lu­tion­naires, ne pour­ra nier que ses chefs, ceux qu’on appelle l’élite et qui auraient pour mis­sion de les utilis­er en les cen­tral­isant au moment voulu, sont encore plus malades et plus déprimés que lui.

Et pour guérir cette mal­adie dont les symp­tômes vont plutôt s’aggravant, et qui a com­mencé depuis bien­tôt 4 ans, il suf­fi­rait d’à peine trois lus­tres, dans l’hypothèse de l’auteur (4 + 11 = 15) ! Onze ans seule­ment pour obtenir cette unité de front tant dis­cutée aujourd’hui ! Onze ans seule­ment pour faire com­pren­dre aux uns tous les dan­gers de l’hérésie révo­lu­tion­naire qu’est la col­lab­o­ra­tion des class­es, pour mon­tr­er aux autres que la Dic­tature du peu­ple, n’est peut-être pas la panacée tout entière ! Onze ans seule­ment pour mod­i­fi­er de fond en comble des men­tal­ités qui se croient social­istes et qui restent pro­fondé­ment bour­geois­es mal­gré tout, pour faire penser à l’unisson le cerveau de Renaudel, d’Albert Thomas, de Jouhaux, et le vôtre, mon cher Sébastien, en pas­sant par celui de Frossard et de Cachin ! Non ! non ! je ne le crois pas.

Encore moins me fer­ez-vous admet­tre qu’un si court espace de temps ait suf­fi pour faire de la France ce qu’elle est quand y débar­quent les Durand. Pour cap­ti­vantes, nom­breuses et pré­cis­es que soient vos expli­ca­tions d’un bout à l’autre du livre, pour grandes et irré­sistibles les forces morales que vous faites entr­er en jeu, mon édu­ca­tion biologique m’empêche de croire à la rapid­ité presque ciné­matographique de cette trans­for­ma­tion rad­i­cale, por­tant sur le fond même de la nature humaine, sur la phys­i­olo­gie même du cerveau humain, si je puis m’expliquer ainsi.

Hier encore je reli­sais le beau livre de Forel sur l’Âme et le sys­tème nerveux, et devant toutes les mal­adies, devant toutes les tares aux­quelles ils sont soumis de par leur fonc­tion­nement même, je con­statais avec lui com­bi­en est rare, par­mi la mul­ti­tude humaine un cerveau nor­mal. Même pen­sée en relisant les beaux livres de Ribot, sur les Mal­adies de la volon­té, de la per­son­nal­ité de la mémoire. Et cette pen­sée pre­nait, en mon esprit, une force plus grande encore, en médi­tant sur la belle page du livre de l’intelligence, où Taine a mis si élo­quem­ment en relief cette insuff­i­sance et cette fragilité de notre rai­son, page que je ne résiste pas à don­ner ici :

— « Ce que dans l’homme nous appelons la rai­son n’est point un don inné et per­sis­tant mais une acqui­si­tion tar­dive et un com­posé frag­ile. Il suf­fit des moin­dres notions phys­i­ologiques, pour savoir qu’elle est en état d’équilibre insta­ble, lequel dépend de l’état non moins insta­ble du cerveau, des nerfs, du sang et de l’estomac. Prenez des femmes qui ont faim et des hommes qui ont bu, met­tez-en mille ensem­ble, lais­sez-les s’échauffer par leurs cris, par l’attente, par la con­ta­gion mutuelle de leur émo­tion crois­sante, an bout de quelques heures, vous n’aurez plus qu’une cohue de fous dangereux.

« Main­tenant inter­ro­gez la psy­cholo­gie, la plus sim­ple opéra­tion men­tale, une per­cep­tion des sens, un sou­venir, l’application d’un nom. un juge­ment ordi­naire, est le jeu d’une mécanique com­pliquée, l’œuvre com­mune et finale de plusieurs mil­lions de rouages, qui, pareils à ceux d’une hor­loge, tirent et poussent à l’aveugle, cha­cun pour soi, cha­cun entraîné par sa pro­pre force, cha­cun main­tenu par des com­pen­sa­tions et des con­tre­poids. Si l’aiguille mar­que l’heure à peu près juste, c’est par l’effet d’une ren­con­tre qui est une mer­veille, pour ne pas dire un mir­a­cle, et l’hallucination, le délire, la mono­manie qui habitent à notre porte, sont tou­jours sur le point d’entrer en nous. À pro­pre­ment par­ler, l’homme est fou, comme le corps est malade, par nature ; la san­té de nos esprits comme la san­té de nos organes n’est qu’une réus­site fréquente et un bel accident.

« Si telle est la chance pour la trame et le canevas grossier, pour les gros fils à peu près solides de notre intel­li­gence, quels doivent être les hasards pour la broderie ultérieure et super­posée, pour le réseau sub­til et com­pliqué qui est la rai­son pro­pre­ment dite et se com­pose d’idées générales ? For­mées par un lent et déli­cat tis­sage à tra­vers un long appareil de signes, par­mi les tiraille­ments de l’orgueil, de l’enthousiasme et de l’entêtement dog­ma­tique, com­bi­en de chances pour que, dans les meilleures têtes, ces idées cor­re­spon­dent mal aux choses… »

Ain­si par­le Taine.

Donc, la rai­son humaine étant à ce point insuff­isante et frag­ile, le cerveau, son siège cen­tral, étant soumis dans sa fonc­tion, à d’incessantes et infinies vari­a­tions, dont beau­coup sont mor­bides, quel mir­a­cle, aurait donc pu en si peu de temps (15 ans) met­tre à l’unisson de la nor­male, les trente mil­lions de cerveaux français, leur don­ner la san­té défini­tive, les met­tre dans l’équilibre par­fait que com­porte la réal­i­sa­tion de l’idéal com­mu­niste-lib­er­taire, tel qu’il est mis en pra­tique et décrit dans le Bon­heur uni­versel. Je vais plus loin. Tou­jours en me bas­ant sur les don­nées biologiques, je doute fort que, quel que soit le nom­bre d’années pen­dant lesquelles l’espèce humaine évoluera sur notre planète, l’évolution de son cerveau puisse attein­dre le degré de per­fec­tion néces­saire à cette réal­i­sa­tion. Et, au risque de pass­er pour un vision­naire ou un hal­lu­ciné je vais dire ici pourquoi.

Aux temps pri­maires, il y avait déjà des hyménop­tères soci­aux. Ain­si que l’a dit Dar­win, le gan­glion cere­broïde de la four­mi et de l’abeille peut être con­sid­éré comme la plus grande mer­veille accom­plie par la nature avec un peu de pro­to­plas­ma ; il n’en est pour­tant sor­ti, après des mil­lions et des mil­lions d’années, que la Ruche et la Four­mil­ière, c’est-à-dire deux organ­i­sa­tions sociales éton­nantes, certes, mais où l’on ne cesse de se bat­tre, de se piller, de se traîn­er en esclavage, et où, mal­gré cer­taines apparences anar­chiques sig­nalées par les obser­va­teurs, règne, chez les four­mis, du moins, non moins tyran­nique que dans les sociétés humaines, le principe d’autorité (Voir Huber, Forel, Büch­n­er, Weis­mann, etc., sur l’organisation des armées chez les fourmis.)

L’on me dira : Il y a loin du gan­glion cere­broïde des hyménop­tères soci­aux les plus par­faits, au cerveau de l’homme avec l’extraordinaire com­pli­ca­tion de ses neu­rones, la richesse de sa sub­stance grise, la mul­ti­plic­ité et la pro­fondeur de ses cir­con­vo­lu­tions ; et pour obtenir la puis­sance de créa­tion et d’évolution de celui-ci, il faudrait ajouter des zéros et des zéros au chiffre représen­tant la même puis­sance chez celui-là. Or donc puisque depuis les épo­ques géologiques où apparurent l’abeille et la four­mi, jusqu’à nous, elles ont pu réalis­er la Ruche et la Four­mil­ière avec ce seul gan­glion, pourquoi donc l’Homme n’arriverait-il pas, un jour, à réalis­er avec son cerveau la per­fec­tion à la fois phys­i­ologique, intel­lectuelle et morale qu’exige d’après vous l’avènement du Com­mu­nisme lib­er­taire, et du Bon­heur uni­versel, sup­posant la dis­pari­tion du Mal et tels que, selon les principes anar­chiques, Sébastien Fau­re les a conçus et décrits ?

Est-ce parce que le temps fera défaut ? Est-ce parce que les éner­gies solaires néces­saires à l’entretien de la vie sur la terre, se seraient éteintes avant l’ultime étape de l’évolution ? Mais les dernières théories et hypothès­es émis­es par les astronomes, ne don­nent-elles pas, à ren­con­tre des précé­dentes, comme incal­cu­la­bles le nom­bre des années, pen­dant lesquelles l’astre cen­tral pour­ra fournir à notre planète une pro­vi­sion suff­isante de lumière et de chaleur. Et alors, est-il bien sci­en­tifique de for­muler, comme vous le faites, une néga­tion absolue ?

Certes, ces objec­tions sont puis­santes, et je me les suis sou­vent posées, en mes heures de réflex­ion, et alors surtout que je reli­sais les pages opti­mistes où Spencer et John Lub­bock nous mon­trent le mal moral dis­parais­sant de la terre avec le mal physique par l’intégration du Bien dans l’inconscient, l’homme accom­plis­sant celui-ci aus­si facile­ment et spon­tané­ment que l’acte de la res­pi­ra­tion, la morale et la con­science rem­placées par des réflex­es dont tous auront le Vrai, le Beau, le Bon, le Juste pour résultats ?

Oui, j’ai été sou­vent frap­pé par ces con­sid­éra­tions, mais, en tous cas, nous restons loin des quinze années que Sébastien Fau­re juge suff­isantes pour obtenir révo­lu­tion que sup­pose son Bon­heur uni­versel.

Mal­gré tout, je per­siste à croire que notre globe sera réduit en un peu de pous­sière cos­mique, sera rede­venu vague nébuleuse per­due dans le ciel étoilé avant que se réalise même l’évolution prévue par John Lub­bock et Spencer. Mais ce ciel étoilé, qu’est-il lui-même ? « Un nuage per­du dans une féconde immen­sité », pour par­ler comme le pro­fesseur Her­rera ; et nous, « des « neb­u­lo­zoaires » comme les dernières par­tic­ules des nuages ter­restres, pas­sagers et impalpables ».

Avec le savant biol­o­giste de Mex­i­co, je crois que « si l’on accepte l’hypothèse de la for­ma­tion des soleils par des trans­for­ma­tions des chocs de nébuleuses, notre infi­ni arrivera à la pro­duc­tion d’un soleil gigan­tesque entouré de planètes ou de satel­lites énormes dont les « human­ités » sauront prof­iter de tous les pro­grès obtenus par la souf­france et la lutte dans les mon­des prim­i­tifs. Les plus puis­sants élans de l’imagination ne peu­vent nous représen­ter ce que pour­ra être, par l’évolution pour ain­si dire éter­nelle d’un Infi­ni, le règne suprême du Bon­heur et de la justice. »

Alors seule­ment sera réal­isé le Bon­heur universel.

J’ai tenu à citer textuelle­ment ici, ces lignes que j’ai pris­es dans son remar­quable arti­cle de L’idée libre (novem­bre 1921) et en lesquelles j’ai trou­vé pour la pre­mière fois exprimé par un savant, ce que je pen­sais depuis longtemps.

Plus d’un souri­ra peut-être en con­statant que, comme Her­rera, je con­tem­ple de Sir­ius, les hommes et les choses d’ici-bas. Et, alors, me dira-t-on, pourquoi vous intéress­er à l’Anarchie ? Pourquoi sym­pa­this­er avec ses dis­ci­ples qui sont des hommes d’immédiates réal­i­sa­tions ? Je répondrai : Si je me penche vers les doc­trines anar­chistes avec une affectueuse curiosité, c’est parce que je les con­sid­ère comme les plus belles et les plus nobles qui aient été enfan­tées par le cerveau de l’homme aux pris­es avec le Mal de la vie, et aus­si parce qu’elles furent celles des Bak­ou­nine, des Reclus, des Kropotkine, c’est-à-dire d’hommes dont la vie représente un mir­a­cle d’abnégation et de dévoue­ment. Et cela vous explique enfin pourquoi je me suis attardé à la per­son­nal­ité de Sébastien Fau­re en le cerveau duquel, brille, de sa flamme la plus pure, leur noble idéal.

Et main­tenant arrivé au terme de cette étude que j’eusse voulu plus par­faite, je m’adresse de nou­veau à tous les faux frères, dont le vieux mil­i­tant eut tant à souf­frir, et je leur dis : « Voilà l’homme que vous avez aban­don­né ; voilà sa vie, faite, elle aus­si, d’unité, de sim­plic­ité, de dévoue­ment et d’abnégation. Voilà son œuvre où respire l’amour le plus pur, le plus pro­fond, sinon le plus clair­voy­ant de l’humanité. Voilà son apos­to­lat ardent et lumineux comme une flamme qui ne s’est jamais éteinte et qui na jamais vacillé. »

[/P. Vigné d’Octon./]