Pour faire une esquisse biographique, même s’il était question d’un homme ordinaire, cela me serait difficile dans l’espace limité qui est à ma disposition, de sorte que pour le faire sur quelqu’un dont la personnalité est si complexe et dont la vie est si féconde en événements, que celle d’Alexandre Berkman, la chose devient pour ainsi dire une tâche insurmontable. Pour rendre justice à un sujet aussi riche et coloré, il ne faut pas être limité par l’espace comme je le suis.
Je ne vais donc pas essayer de faire une biographie pour le moment. Je vais simplement tracer les traits principaux concernant la, vie et l’activité de notre camarade, qui pourra servir d’introduction à un écrit de plus grande importance. Peut-être ceci aidera-t-il le lecteur à connaître la propre histoire d’Alexandre Berkman : « Les mémoires de prison d’un anarchiste », qui dessinent les diverses phases de sa vie et son idéal, beaucoup plus puissamment et intimement qu’aucun biographe ne pourrait le faire.
Si cette grande œuvre n’a pas encore été traduite et publiée en différentes langues il faut s’en prendre aux anarchistes européens [[Je suis heureuse de constater qu’il y eut une exception, qui fut notre camarade autrichien Rudolph Grossmann qui avait commencé avant la guerre la publication des « Mémoires de Prison » d’Alexandre Berkman, en allemand Cette publication fut arrêtée par la guerre, mais une traduction allemande est publiée actuellement dans un hebdomadaire viennois Erkenntniss und Befreiung. — Une édition parait aussi en Amérique.]] : ils adhèrent trop religieusement aux vieilles œuvres, aux ouvrages traitant des théories anarchistes. Ils devraient se rendre compte que les révoltés de la vie humaine, fidèles à ces théories, la lutte et le dur labeur de l’esprit humain sont plus vitaux et plus significatifs que les théories elles-mêmes. Les « Mémoires de Prison d’un Anarchiste » s’expriment plus puissamment que la théorie et l’idéal pour lesquels Alexandre Berkman a vécu, a bataillé et a souffert toute sa vie.
La Russie pré-révolutionnaire est si féconde en caractères révolutionnaires remarquables que ce serait en vain que l’on voudrait distinguer la figure la plus héroïque du mouvement révolutionnaire de ce pays. La Russie a été le sol le plus fécond pour la production de la pensée et du sentiment révolutionnaires. La meilleure fleur qui sortit de ce sol — la jeunesse Russe révolutionnaire — reste unique dans les annales de l’Histoire Révolutionnaire.
Alexandre Berkman sortit de ce sol. Né a Wilno, le 22 novembre 1870, à une époque riche en idées et en activité révolutionnaires, époque pendant laquelle la Russie fut ébranlée jusque dans ses fondations par l’héroïsme et le sacrifice de ses martyrs révolutionnaires. Alexandre Berkman, sensitif et idéaliste, ne put échapper à l’influence du moment, pendant lequel tout, en Russie, fut arraché à ses vieilles amarres et où les grains d’une nouvelle conception de la Société humaine politique, religieuse, morale, économique et sociale furent semés. Ainsi, par exemple, nous voyons Alexandre Berkman, à 12 ans, écrivant un tract niant l’existence de Dieu ; à 15 ans, il est membre d’un groupe se proposant d’étudier la littérature révolutionnaire. Ce qui aida encore probablement à former l’esprit et le caractère d’Alexandre fut la vie tragique de son oncle bien-aimé « Maxim », exilé en Sibérie pour son activité révolutionnaire. Mais même sans l’inspiration de cette figure héroïque dans le milieu de sa famille bourgeoise, sa jeunesse fougueuse se serait consacrée à la cause de l’humanité.
Le révolutionnaire créateur, connue le véritable artiste, l’est plus par sa propre force impulsive, que par des influences extérieures. La vie entière d’Alexandre Berkman en est la preuve.
En raison de son esprit révolté, il fut expulsé du Gymnasium ; et on lui fit un « passeport de loup », ce qui lui fermait les portes à toutes les professions. Il émigra en Amérique, qui, à cette époque, était le sol le plus hostile aux idées révolutionnaires.
Ce fut en 1888, quelques mois seulement après le meurtre judiciaire des anarchistes de Chicago qu’Alexandre Berkman arriva aux États-Unis.
Déjà, en Russie, il avait appris le crime du 11 novembre 1887, puisque dans son livre il raconte comment il fut familiarisé avec les noms de John Most et des martyrs de Chicago dans la petite bibliothèque de Kovno ; malgré cela, le jeune Alexandre vint en Amérique, ayant foi en ses libertés démocratiques. Peu après, pourtant, il découvrit la tromperie de la liberté politique américaine et de l’opportunisme économique.
Si l’attachement à l’Idéal n’avait été si épris dans Berkman, il eût été englouti dans le creuset américain, comme le fut la grande majorité du flux européen. L’intense lutte pour la vie et les nombreuses embûches tendues à l’homme porté vers un succès matériel, auraient accaparé toute son énergie et son temps. De nombreux Russes révolutionnaires, qui vinrent en Amérique chercher asile, furent absorbés complètement par la course sauvage à la richesse et à ses satisfactions.
Il n’en fut pas ainsi pour Alexandre Berkman. C’est un esprit créateur dont le trait dominant est l’impulsion pour inculquer une vie nouvelle ; pour propager des nouvelles formules, qu’importent les difficultés et le prix de la lutte ! C’est ce trait principalement, qui a fait d’Alexandre Berkman la figure la plus en vue du mouvement révolutionnaire et anarchiste des États-Unis.
Il ne fut pas long à secouer la torpeur de ce pays. D’abord dans les cercles hébreux dans le groupe appelé « les Pionniers de la Liberté ». Berkman y devint un des esprits les plus actifs et dévoués et, plus tard, dans le mouvement anarchiste allemand, conduit à ce moment par John Most. Mais tout ceci ne fut qu’une vague préparation à la tâche suprême vers laquelle il était poussé par ses irrésistibles révoltes contre toutes les souffrances sociales.
En 1892, lois de la grève au pays de l’acier, la première et la plus importante lutte à mort des travailleurs de l’État de Pennsylvanie contre leur seigneur féodal, Andrew Carnegie, se réveilla tout le pays de l’esclavage et de l’exploitation dans l’industrie. Cette grande lutte, puissamment décrite par Alexandre Berkman, dans ses « Mémoires de Prison », fut accompagnée par l’importation de fusils Pinkerton dont on arma des « Thugs » [[On entend par « Thugs » les membres d’une secte religieuse de voleurs hindous.]] (détectives favoris et défenseurs de la police de la ploutocratie américaine d’il y a 30 ans) qui tuèrent onze grévistes, dont un enfant de 10 ans. Le responsable de ce crime était H.C. Frick, le représentant et associé de Carnegie. L’attitude brutale de Frick vis-à-vis des grévistes, sa déclaration publique qu’il préférait voir tuer chaque gréviste que de faire la plus petite concession, et le meurtre final, du 6 juillet 1802, de onze ouvriers non armés, soulevèrent l’indignation en Amérique. Même la presse conservatrice dénonça Frick dans les termes les plus acerbes. Dans l’Amérique entière, les travailleurs donnèrent libre cours à leurs sentiments dans des meetings de protestation. Mais il n’y eut qu’un homme qui traduisit la colère des travailleurs par un acte héroïque. Cet homme fut Alexandre Berkman. Le 22 juillet 1892, il entra dans le bureau de H.C. Frick et attenta à sa vie, trois balles se logèrent dans le corps de Frick, mais il survécut. Berkman fut condamné à 22 ans de prison, quoique son acte — suivant la loi de l’État de Pennsylvanie — ne comportât que 7 ans d’emprisonnement. Pour pouvoir infliger une telle sentence à notre camarade, six faux témoignages furent produits contre lui, parce qu’il avait osé frapper le cœur même de la ploutocratie industrielle américaine.
Ce fut le premier acte anarchiste de terreur économique aux États-Unis et Alexandre Berkman paya durement sa protestation révolutionnaire. Il passa quatorze ans dans le plus terrible enfer de prison, Je pénitencier « Allegheny », de Pennsylvanie. Ce que furent ces années est décrit de main de maître dans les « Mémoires de Prison ». Ici il suffira de dire que, tandis que Berkman endurait toutes les tortures imaginables du corps et de l’esprit notre civilisation chrétienne imagina d’anéantir le révolté, ce qui ne l’empêcha pas de sortir de son tombeau plus enthousiaste que jamais de la vérité et de la beauté de son idéal. Pourtant on ne peut être exclu de la vie pendant 14 ans et y reprendre racine facilement. Alexandre Berkman, à sa libération, se jeta dans l’activité révolutionnaire américaine avec autant de fougue et de passion qu’autrefois, mais sa longue détention et le souvenir des infortunées victimes laissées derrière lai, firent de ses relations avec son nouvel entourage un Golgotha journalier.
Pendant six années, Alexandre Berkman fît un effort surhumain pour revivre, et elles furent bien employées. Il édita la revue « Mother Earth », publication que j’avais commencée en mars 1906. Il fit des conférences, il participa aux grèves, il fut un des organisateurs de l’école Ferrer, à New York, et un de ses premiers professeurs. Il devint l’animateur de tous les mouvements anarchistes importants d’Amérique. Mais ce ne fut que lorsqu’il eut terminé ses « Mémoires de Prison » et que son œuvre fut vivante devant lui, que l’ombre noire de ses terribles années de prison se dissipa. Son livre l’avait affranchi : et il éprouvait de nouveau là chaleur de la nouvelle vie.
À partir de ce jour, Alexandre Berkman a été intensivement à l’ouvrage, organisant, inspirant, créant. À New York, en 1914, il fut en tête du mouvement des sans-travail. Il aida à l’organisation de la vague d’indignation qui traversa tout le pays au moment de la grève des mineurs de Ludlow (Colorado), où les hommes, les femmes, les enfants, furent fusillés et brûlés vifs par les « thugs » ; mercenaires de Rockfeller. Avec ses camarades de New York, il se battit jusque dans la citadelle même du seigneur féodal, la demeure de Tarrytown du roi des ploutocrates américains. Plus tard, en raison des grandes qualités organisatrices d’Alexandre Berkman et de sa popularité chez les travailleurs, il brava la défense de la police d’organiser les obsèques publiques mémorables des trois camarades tués lors de l’explosion du 3 juillet 1914, à New York. La police rentra en scène — à Union Square — (le lieu de réunion habituel) prête à massacrer, mais la présence de vingt mille travailleurs inspirés et déterminés lui en imposa. Elle n’osa pas mettre à exécution son plan meurtrier.
Durant tout l’été 1914, Alexandre Berkman fut l’esprit vivant de la campagne antimilitariste, à l’aide de la revue « Mother Earth », de nombreux meetings furent organisés, des centaines de milliers de prospectus furent distribués dans le but de faire connaître le crime du militarisme aux masses américaines et de trouver un écho à nos efforts dans le cœur et l’esprit de beaucoup de travailleurs.
En 1915, Alexandre Berkman se dévoue à la campagne en faveur de Caplan et Schmidt, accusés de participation à la fameuse propagande des frères Mac Namara. Il parcourt une grande partie de l’Amérique propageant leur cause, organise des comités de défense, se procure des fonds, et partout est le corps et l’âme de l’œuvre. Arrivant à San Francisco, Alexandre Berkman décide d’y éditer un journal révolutionnaire ouvrier, le « Blast », qui parut pendant dix-huit mois en diffusant les idées du syndicalisme anarchiste et révolutionnaire dans les organisations ouvrières. En juillet 1916, a lieu l’explosion de la « Preparedness Parade », à San Francisco, suivie par l’arrestation de cinq ouvriers militants : Thomas Mooney, Billings, Mme Mooney, Weinberg et Nolan. La panique habituelle, après ces événements, s’empare de tout le mouvement ouvrier de la côte pacifique. Les leaders ouvriers, lâchement craignent de venir en aide à leurs frères emprisonnés ; les socialistes refusent également leur secours ; Mooney, Billings et les autres, sont abandonnés par leurs camarades de travail et soi-disant amis. Comme toujours, les anarchistes se jettent dans la lutte ; Alexandre Berkman concentre toute son énergie à organiser une vaste campagne dans le pays entier en faveur des victimes de la conspiration capitaliste contre le travail, il parcourt tout le pays et se rend dans chaque organisation ouvrière entre San Franciseo et New York. Il frappe à toutes les portes et passe des jours et des nuits avec les leaders ouvriers les plus militants pour les convaincre de l’innocence de Mooney et de ses camarades. En résumé, Alexandre Berkman devient le Zola de l’affaire Dreyfus américaine, son « j’accuse » est répandu dans tous les pays. Il sauve la vie à Mooney et à Billings. L’agitation intensive fit connaître de tous côtés le crime si lâche de l’État de Californie, machiné par la Chambre de commerce.
Si Alexandre Berkman avait pu continuer cette campagne, Mooney et Billings seraient en liberté depuis longtemps, mais l’entrée de l’Amérique dans la grande guerre lui ordonna, ainsi qu’aux anarchistes d’Amérique, de tendre tous leurs efforts dans une campagne contre la guerre. L’affaire Mooney resta entre les mains de politiciens ouvriers et le résultat est que Mooney et Billings sont toujours en prison.
Puis, survint la propagande contre la conscription. Commencée par notre petit groupe à New York, elle s étendit rapidement à travers tout le pays. Le peuple américain ne voulait pas la guerre et ne vota pas pour elle, beaucoup protestèrent contre la conscription militaire. Notre œuvre rencontra par conséquent un grand enthousiasme ; la clique militaire et patriote vit le danger de cette campagne, elle employa des mesures draconiennes. Alexandre Berkman, d’autres camarades et moi, nous fûmes arrêtés, jugés et condamnés chacun à deux ans de pénitencier, dix mille dollars d’amende, puis à la déportation.
En ce qui concernait Alexandre Berkman la ploutocratie était plus exigeante. Elle voulait qu’il fut pendu. La Chambre de commerce de Californie ne lui avait pas pardonné son activité dans l’affaire Mooney. Les efforts, la volonté de Berkman leur avaient arraché leur proie. Sans Berkman ils faisaient disparaître les cinq travailleurs détestés. Il avait dérange ce festin de sang. Il fallait qu’il payât cela.
Alexandre Berkman se trouvait alors à New York. Le problème était de l’attirer à San Francisco. Une fois là, sa vie serait perdue. L’arrestation de notre camarade et l’accusation de ses menées contre la guerre, se produisirent au moment psychologique qui convenait exactement à la Chambre de commerce de San Francisco. Une accusation contre Berkman sur sa complicité dans l’explosion d’une bombe à San Francisco fut rapidement rédigée, des officiers furent envoyés à New York pour obtenir l’extradition. Mais les agents de Californie avaient compté sans le mouvement ouvrier de New York. Un million de travailleurs organisés se levèrent pour le défendre. Ils aimaient notre camarade et le considéraient comme un esprit courageux et incorruptible en continuelle bataille pour leur défense.
Les corporations ouvrières envoyèrent d’importantes délégations auprès du gouverneur de l’État de New York pour protester contre l’extradition d’Alexandre Berkman. Le danger qui menaçait Berkman fut à ce moment connu en Russie. Les ouvriers révolutionnaires de Pétrograd et les marins de Cronstadt organisèrent des démonstrations menaçant la vie de l’ambassadeur américain en Russie, M. Francis. Le gouvernement fédéral à Washington fut mis au courant de la situation. Il eut peur que l’extradition d’Alexandre Berkman en Californie n’eût, comme répercussion, des représailles contre son ambassadeur. La demande de la Californie pour l’extradition de Berkman fut refusée et notre camarade fut transféré au Pénitencier fédéral d’Atlanda, État de Georgia, pour subir deux années de peine pour sa propagande contre la guerre.
Après avoir lu l’histoire d’Alexandre Berkman et les effroyables conditions d’existence dans le Pénitencier d’« Allengheny », on a l’impression que la cruauté de l’homme envers l’homme est à son extrême limite. Mais il semble que la brutalité de la bête humaine n’a pas de bornes
La prison d’Atlanda fut encore plus terrible que celle de Pennsylvanie. Après les deux années passées dans cette prison, Alexandre Berkman en sortit physiquement rompu. Il dut subir une opération et, quand on lui ordonna sa déportation, peu de ses amis crurent qu’il pourrait subir encore les souffrances de ce trop long voyage. Mais la volonté de vivre qui aida notre camarade à surmonter son noir passé, était indestructible. Plus fort encore que sa volonté de vivre est son grand amour des autres qui le fit toujours oublier ses propres souffrances, pour se dévouer entièrement. Dans le pénitencier de l’ouest de Pennsylvanie, Berkman aida ses frères de misère ; il fut l’ami, le conseiller, le correspondant, il s’occupait des fonds dont ils auraient besoin au moment de leur libération pour recommencer la vie. Il en fut de même dans la prison d’Atlanda où il s’occupa de ses camarades (deux cent quarante-cinq déportés de la prison flottante, le « Buford ») ce qui lui fit oublier ses propres maux et l’aida même à reprendre des forces. Il avait aussi la foi profonde dans la Révolution russe, et à lui comme à nous, cela faisait couler un sang vivifiant dans nos veines.
Il est certain que le camarade Berkman traitera lui-même le sujet de ses expériences russes. Les pages qui précèdent sont la « Revue générale de la Révolution russe », dans ses phases les plus vitales et fait ressortir les causes principales de sa défaite. Puisse le lecteur profiter de la grande leçon qu’elle contient, concernant le mouvement révolutionnaire du monde entier.
Cette description de la vie d’Alexandre Berkman n’a pas la prétention d’être autre chose qu’un aperçu. Je me trouverai très heureux si cela peut aider à le faire connaître un peu plus de ses camarades des pays étrangers et des travailleurs d’Europe. Mais j’espère surtout, que cela donnera l’idée à nos amis de publier les « Mémoires de prison d’un Anarchiste » dans la langue leur pays, car aucune biographie — pas même un « sktech » — ne peut faire connaître, comprendre la personnalité de l’homme aussi clairement et vigoureusement que le propre livre d’Alexandre Berkman.
Stockholm, mars 1922.
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