La Presse Anarchiste

Variations sur la discipline

« Perinde ad cadav­er » : telle est la for­mule par laque­lle Saint Ignace de Loy­ola pre­scrit aux jésuites la dis­ci­pline et l’obéissance à leurs supérieurs. Obéir « comme un cadavre » expres­sion-type par quoi se recon­naît le bon dévot, le bon sol­dat, le bon citoyen et le bon com­mu­niste. Celui qui pense, qui raisonne, qui dis­cute est for­cé­ment un héré­tique, un anti-patri­ote, un a‑social et un con­tre-révo­lu­tion­naire au regard des chefs religieux, mil­i­taires, civils et pro­lé­tariens. La morale laïque enseigne : les enfants ne doivent pas raison­ner, ils doivent obéir à leurs par­ents comme la femme doit obéir à l’homme, comme le trouf­fion de deux­ième classe doit obéir au capo­ral, comme le garçon char­cuti­er doit obéir à son patron, comme le mem­bre du Par­ti com­mu­niste doit obéir au Comité Directeur et a l’Exécutif plus ou moins élar­gi. Ain­si se per­pétue à tra­vers les siè­cles la for­mule qui fit la for­tune de la Com­pag­nie de Jésus ; je ne doute pas qu’elle règne au fron­tispice de la Société future. « Pour être heureux tu n’as qu’une chose à faire : obéir comme un cadavre ». Les dic­ta­teurs pré­ten­dent que là est le secret de la per­fec­tion socié­taire. Ils don­nent d’ailleurs des arguments.

Lorsque j’étais en Russie, je pris, un jour, con­nais­sance d’une procla­ma­tion de Lénine aux paysans : « Pourquoi, dis­ait le chef bolchevik, vous obstinez-vous à con­serv­er la pro­priété de vos ter­res ? Songez aux mul­ti­ples ennuis que vous cause cette pro­priété. Vous êtes dans la crainte per­pétuelle que l’orage détru­ise vos récoltes, que les insectes man­gent votre grain, que la sécher­esse rav­age la terre, que la pluie pour­risse votre fourrage.
» Vous con­nais­sez sans cesse l’angoisse du lende­main, votre vie ne com­porte pas une heure vrai­ment tran­quille et sere­ine. Venez dans les domaines sovié­tiques : vos tour­ments seront finis, vous serez nour­ris, logés, habil­lés, vous n’aurez plus à vous inquiéter du froid ou de la chaleur, nos ingénieurs agronomes y songeront pour vous, vous n’aurez qu’à obéir aux ordres de nos com­pé­tences sans même y penser et vous aurez en échange bien-être et sécurité. »

Les mou­jiks sont des gens incultes et arriérés : ils n’ont rien com­pris à ce prêche, ils ont gardé leurs ter­res et leurs soucis.

C’était pour­tant là un bien bel idéal : l’homme devenant le rouage automa­tique d’une machine sociale bien grais­sée qui fonc­tion­nerait sans heurt selon les plans géni­aux des math­é­mati­ciens de la Sociale.

Ain­si pen­sait Ignace de Loy­ola pour établir le règne de Dieu. Mais l’esprit dia­bolique est en nous ; l’indiscipline nous soulève et les pon­tif­es nous excom­mu­nient. Nous sommes d’ailleurs incur­ables et nous nous réjouis­sons que gran­disse le nom­bre de ceux qui blas­phè­ment le cre­do et qui suiv­ent Lucifer dans sa révolte con­tre les dieux.

Je ne sais pas pourquoi Hen­ry Fab­re se donne tant de mal pour démon­tr­er que son exclu­sion du Par­ti Com­mu­niste est injus­ti­fiée. Elle est au con­traire par­faite­ment jus­ti­fiée. Hen­ry Fab­re a com­mis le crime de ne pas obéir « comme un cadavre » et le fait même de ne pas s’incliner avec com­ponc­tion devant la déci­sion de l’Exécutif prou­ve com­bi­en il est crim­inel congénitalement.

Il en est encore un sur qui l’excommunication va fon­dre avec une cer­ti­tude math­é­ma­tique : c’est le citoyen Léo Poldès. Le citoyen Léo Poldès est le directeur du Club du Faubourg qui se car­ac­térise par une tri­bune sur laque­lle tout venant peut dis­cuter libre­ment. Vous avez bien lu : libre­ment. Et dis­cuter sur quoi, je vous le demande un peu ? Dis­cuter sur tout, sur les textes sacrés, sur l’évangile com­mu­niste, sur la valeur du syn­di­cal­isme et sur l’importance des petits pois dans l’alimentation ; comme si tout cela n’était pas réglé par les Con­grès de l’Internationale et par l’Exécutif élar­gi. Ouvrir une tri­bune libre et oser dis­cuter avec des héré­tiques ce qui est admis par la tra­di­tion et les pères. Hor­resco ref­er­ens. Citoyen Léo Poldès, votre compte est bon et vous m’amusez lorsque vous écrivez dans votre jour­nal : « Pour que Moscou sache la vérité ». Mais mal­heureux ! lorsque Moscou saura la vérité, vous serez chas­sé, expul­sé, broyé, lam­iné, réduit en poussière.

L’idée que se font les com­mu­nistes français du bolchevisme est extra­or­di­naire, je sais bien qu’il n’existe aucun livre (à part le mien naturelle­ment) qui ait dit l’exacte vérité sur la Russie, mais ce n’est pas une rai­son. Les mal­heureux ont adhéré à l’I.C. sans en con­naître ni les méth­odes, ni l’esprit, ils ont adhéré à l’I.C. par ent­hou­si­asme comme ils auraient adhéré à la reli­gion schin-tô qui exige que sur un sim­ple avis ses adhérents s’ouvrent le ven­tre. Le bolchevisme n’exige pas que ses adeptes se fassent hara-kiri, mais il exige impérieuse­ment qu’ils châtrent leur esprit de toute vel­léité d’indépendance et qu’ils obéis­sent aux ordres du gou­verne­ment cen­tral perinde ac cadav­er. C’est tout de même dif­fi­cile à se faire com­pren­dre. Deman­dez donc son avis à Gout­tenoire de Toury.

Ceci se pas­sait le 13 mars dernier, mais je ne pense pas que depuis ce temps la dis­ci­pline com­mu­niste ait beau­coup changé. Gout­tenoire devait ce jour-là faire une con­férence à Vienne (Isère), sous les aus­pices de l’A.R.A.C. Mais la sec­tion locale du Par­ti S.F.I.O. (7 mem­bres), en désac­cord avec les mem­bres de l’A.R.A.C. inter­dit, en ver­tu de l’article 17 du règle­ment du P.C., à Gout­tenoire de Toury de faire cette con­férence. Sans se laiss­er émou­voir par ce veto les mem­bres de l’A.R.A.C. allèrent chercher le con­férenci­er à Lyon. La réu­nion devait se tenir au théâtre, mais l’un des sept com­mu­nistes, épici­er notable et électeur influ­ent s’entremit auprès du maire, lequel, à la dernière minute et alors qu’une nom­breuse assis­tance piéti­nait dehors, refusa la salle. Des cama­rades syn­di­cal­istes offrirent la Bourse du Tra­vail et la foule s’y ren­dit, mais là, les sept com­mu­nistes maintin­rent leur veto : ils ne per­me­t­taient pas au com­mu­niste Gout­tenoire de Toury de par­ler sans leur autori­sa­tion. Ce fut un spec­ta­cle inou­bli­able : Gout­tenoire était à la tri­bune atten­dant avec une con­stance méri­toire et une ver­tu évangélique qu’on lui don­nât l’autorisation néces­saire, le pub­lic pous­sait des cris d’animaux ; chez un mas­tro­quet voisin, les mem­bres de l’A.R.A.C. et les sept éprou­vés du P.C. dis­cu­taient âprement.

Au bout d’une heure de pal­abres, ceux-ci, toute­fois, se lais­sèrent fléchir. L’un d’entre eux se ren­dit à la Bourse du Tra­vail et ten­dit à Gout­tenoire, d’un geste con­de­scen­dant, le per­mis de causer.

Je vous jure que l’histoire est authen­tique et j’en ris, lorsqu’on me la con­ta, à m’en déviss­er le nombril.

Je vous le dis : « comme des cadavres!… »

[/Mauri­cius./]


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