La Presse Anarchiste

Chronique littéraire

[|L’En­fer­mé, par M. Gus­tave Gef­froy. — En marche, par Séve­rine. — Les Por­teurs de Torches, par M. Ber­nard Lazare. — L’An­née de Cla­risse et la Bataille d’Uhde, par M. Paul Adam. — Les Soli­loques du Pauvre, par Jehan Rictus.|]

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Le beau volume de Gus­tave Gef­froy sur Blan­qui, en même temps qu’une bio­gra­phie lit­té­raire, de vie intense, aus­si et plus poi­gnante qu’un roman, comme l’a dit jus­te­ment Hamon, com­prend en même temps une étude his­to­rique, d’un ensei­gne­ment pro­fond et d’une ter­rible mélan­co­lie. Ensei­gne­ment utile à l’é­gard des ima­gi­na­tions bien inten­tion­nées qui, un peu pué­ri­le­ment, croient à la faci­li­té de trans­for­mer une socié­té comme on change un décor de théâtre et qui nous apprend, hélas ! avec quelle len­teur cette limace d’âme contem­po­raine évo­lue dans sa bave sur le sen­tier rocailleux du pro­grès ; et d’une ter­rible mélan­co­lie pour les cœurs ardents, les esprits véhé­ments, sur­tout pour la mino­ri­té qui souffre et, consciente de sa souf­france, se voit retar­dée dans son élan vers le mieux par l’a­to­nie ambiante et clouée dans l’u­ni­ver­selle apa­thie sur les clous vifs de sa misère… Oui, il faut vrai­ment un stoï­cisme à la Blan­qui pour per­sé­vé­rer en la soli­di­té de ses convic­tions et, après plus d’un demi-siècle de révo­lu­tions avor­tées, de res­tau­ra­tions triom­phantes et de bas Empire, retrou­ver, au sor­tir de mul­tiples pri­sons, les mêmes gou­ver­ne­ments, les mêmes chaînes, les mêmes hommes, et toute sa bra­voure et toute sa foi pour­tant, intactes au der­nier comme au pre­mier jour… Com­bien Gef­froy admire avec rai­son ! Quel héroïsme ! Quelle vie ! Quel sacri­fice de soi-même ! Vrai­ment, un fris­son dan­tesque vous par­court à lire les pages de L’En­fer­mé. Ouvrez le livre : c’est une tombe où médite un fan­tôme vivant, aux yeux aigus, de figure dia­phane, spectre patient de la Révolte, enchaî­né, muet, impas­sible. Un souffle gla­cial de caveau s’ex­hale ; ce sont des bruits de fers, de grilles, des gros­siè­re­tés, des tor­tures, des inqui­si­tions, toutes les abo­mi­na­tions de la geôle, une nour­ri­ture grouillante de vers, la soli­tude… C’est atroce. Et toute une vie, une longue vie inter­mi­nable ! On se croi­rait en plein Moyen Age. Et pour quel crime ? Pour crime de révo­lu­tion, dont chaque gou­ver­ne­ment nou­veau, à mesure qu’il vient d’en pro­fi­ter, se hâte de s’ab­soudre, le jour où il se régu­la­rise en enfer­mant le révo­lu­tion­naire. Par la pri­son de Blan­qui, Louis-Phi­lippe châ­tie 1830, Napo­léon 1848 et la Répu­blique le Quatre-Sep­tembre et le 31 octobre. Jamais la comé­die poli­tique n’ap­pa­rut si clai­re­ment dans un plus impu­dent cynisme. Blan­qui sym­bo­lise bien là le peuple qui des­cend dans la rue, élève sa bar­ri­cade, se bat, risque sa vie et qui, l’o­pé­ra­tion ter­mi­née, se voit fusillé ou expor­té, tan­dis que les écu­meurs de l’é­meute, aux écoutes, viennent en sour­dine, après le com­bat, se sai­sir de la proie conquise, prendre la place libre, le gou­ver­ne­ment dis­po­nible et réta­blissent l’ordre à leur profit. 

À qui la faute, il est vrai ? Sans doute reste d’a­bord en cause la per­fi­die ini­tiale des détrous­seurs, des « liqui­da­teurs de révo­lu­tions » qui, pro­fi­tant de la fatigue et du désar­roi des len­de­mains de révoltes, les détournent de leur sens et en fal­si­fient l’es­prit. Mais si, faci­le­ment, ils s’im­posent à la cré­du­li­té publique, s’ils sont si volon­tiers accla­més par ceux dont ils vont faire des dupes, n’est-ce pas parce qu’ils pos­sèdent, en ces jours d’in­cer­ti­tude, une supé­rio­ri­té indé­niable sur la foule insur­gée, celle de savoir clai­re­ment ce qu’ils veulent. Ils ont des for­mules toutes prêtes, un pro­gramme, une idée, et sous tout cela, l’ap­pé­tit très net du pou­voir, le féti­chisme de la léga­li­té, et des ambi­tions défi­nies. Tan­dis que la foule ne pré­sente encore qu’un élé­ment humain confus, aux flux et reflux ins­tinc­tifs, sans conscience suf­fi­sam­ment pré­cise de sa volon­té, de ses aspi­ra­tions, de ses forces. 

De là la néces­si­té, pour évi­ter les mêmes erre­ments, les mêmes efforts sté­riles, à recom­men­cer chaque fois, avec du nou­veau sang répan­du, de pré­pa­rer l’es­prit public, d’é­le­ver les intel­li­gences à la notion, à la com­pré­hen­sion de la socié­té meilleure qui doit suc­cé­der à la socié­té condam­née, de créer une « men­ta­li­té nou­velle », d’é­veiller en l’é­clair­cis­sant la conscience popu­laire. De là l’in­fluence, l’im­por­tance en somme pré­pon­dé­rante de l’ins­truc­tion, de la pro­pa­gande, de la dif­fu­sion des idées nouvelles. 

« Dès ce jour, écrit Gef­froy, Blan­qui aper­çut que la grande ques­tion était celle de l’é­du­ca­tion, que l’œuvre à accom­plir était de libé­rer la men­ta­li­té humaine de tous les des­po­tismes et de tous les para­si­tismes d’i­dées, de pré­ju­gés, de manies héréditaires… » 

Œuvre grave, lente, pro­fonde, labour et semaille des esprits, sans les­quels il n’y aurait rien à mois­son­ner pour la faux révo­lu­tion­naire, arme alors seule­ment de repré­sailles et de colère, vite émous­sée au fer mieux trem­pé des puissants. 

« Il ne faut pas faire des bonds, dit encore Blan­qui, mais des pas humains et mar­cher toujours. » 

Conseil de méthode rai­son­née et logique qui, dans la bouche de l’é­meu­tier tou­jours prêt, de l’é­ter­nel sacri­fié, ne sau­rait être enta­ché d’un soup­çon de pru­dence inté­res­sée, garde son auto­ri­té réelle. 

Est-ce à dire pour­tant que le vieux homme d’ac­tion se condam­nait lui-même, avouait s’être trom­pé et qu’il faille regret­ter et désa­vouer en prin­cipe toutes ces révo­lu­tions avor­tées, ces efforts iso­lés et vain­cus, et l’im­pa­tience des natures pas­sion­nées qui, peu inquiètes si la foule les suit, vont de l’a­vant, s’offrent en ven­geurs, en exemple et en holocauste ? 

Gef­froy répond lui-même, en une superbe page : 

« Il est cer­tain qu’un tel état d’es­prit révèle une mécon­nais­sance des néces­si­tés et des len­teurs de l’é­vo­lu­tion, mais com­ment deman­der aux masses impa­tientes, de voir immé­dia­te­ment, sans effort, ce que les his­to­riens et les phi­lo­sophes voient avec tant de peine à dis­tance, plus tard ? L’im­pa­tience et la tur­bu­lence sont aus­si d’ailleurs des fac­teurs d’é­vo­lu­tion. On ne peut exi­ger de l’hu­ma­ni­té une marche rai­son­née, une action métho­dique où tout ce qui aurait été pré­vu s’ac­com­pli­rait selon ce pro­gramme. La vie ne com­porte pas ces étapes fixées et ces relais sûrs : elle est agi­tée et irré­gu­lière, et son fata­lisme est infi­ni­ment com­plexé. C’est ain­si que les répu­bli­cains et les socia­listes de 1848, avec le désir de gar­der leur conquête et de res­ter les maîtres du pou­voir, pré­ci­pi­taient les péri­pé­ties, hâtaient la solu­tion, ren­daient inévi­table un chan­ge­ment de forme par la fièvre qu’ils com­mu­ni­quaient au corps social, par l’é­tat d’es­prit convul­sif où ils se trou­vaient, qui leur fai­sait vou­loir accom­plir en un jour ce qui est peut-être l’ou­vrage d’un siècle. Seule­ment, ils se sacri­fiaient, se don­naient géné­reu­se­ment en vic­times irré­flé­chies, se cou­chaient au fos­sé et ser­vaient de fas­cines pour ceux qui pas­se­raient plus tard, ils pré­pa­raient l’a­ve­nir. Leur rôle, rete­nu et défi­ni par l’His­toire, consiste à avoir posé les redou­tables et iné­luc­tables pro­blèmes du tra­vail, de la misère, du pau­pé­risme, de telle façon qu’ils se sont trou­vés posés pour tou­jours, sans aucune pos­si­bi­li­té d’être élu­dés. La ques­tion poli­tique s’en alla à vau-l’eau dans le gâchis d’une débâcle. La ques­tion sociale se dres­sa entière. L’œuf mons­trueux d’où devrait sor­tir une socié­té nou­velle , et que l’on put croire gâté et per­du dans l’o­rage, don­na nais­sance à un sphinx qui a gran­di d’une façon déme­su­rée et qui est aujourd’­hui allon­gé, la tête haute, à l’ho­ri­zon de l’univers. » 

En lais­sant de côté la ques­tion poli­tique et au seul point de vue lit­té­raire le livre de Gus­tave Gef­froy est de tout pre­mier ordre. Avec une patience, une éla­bo­ra­tion minu­tieuse extra­or­di­naire, Gef­froy a ana­ly­sé la vie, le carac­tère, l’es­prit de son héros de façon sai­sis­sante, dra­ma­tique, je dirais même, si le mot ne jurait pas avec la gra­vi­té du sujet, amu­sante. Je veux dire qu’on ne sent nul effort, nul pédan­tisme, nulle mise en scène. Cela coule comme la vie elle-même ; oui, c’est amu­sant comme un roman. Quelle adresse n’a-t-il pas fal­lu à l’au­teur pour, si sim­ple­ment, si aisé­ment en appa­rence, si joli­ment faire un récit atta­chant en même temps qu’une grande pein­ture his­to­rique avec les aven­tures mornes d’un pri­son­nier à qui il n’ar­rive rien dans la vie que la mort de sa femme et quelques révo­lu­tions. Le héros ne fût-il pas Blan­qui et la grande fresque d’his­toire ôtée du livre, le roman du pri­son­nier, en lui seul, par sa pers­pi­ca­ci­té d’a­na­lyse, son étude atten­tive et comme absor­bée, res­te­rait comme une supé­rieure mono­gra­phie de claus­tra­tion et de soli­tude. En son ensemble une ori­gi­nale et belle œuvre, avec quelque chose d’un tour de force littéraire. 

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En marche, de Séve­rine… quel rap­pel viril, réson­nant en plein cœur : l’an­née de révolte, l’an­née rouge, pas­sée, déjà oubliée, dont le talent de l’é­cri­vain ravive le sang ter­ni, effa­cé, empêche qu’il ne se sèche, devienne pous­sière dans les mémoires ; la pen­sée gra­vée, comme sur marbre, tenant en alerte, en éveil, nos pen­sées, nos réso­lu­tions éphé­mères, vacillantes à toute la rose des vents de la panique morale du siècle. 

Comme en cet ins­tant d’in­dif­fé­rence, de scep­ti­cisme, de las­si­tude, les choses les plus graves, les plus défi­ni­tives se dis­solvent dans l’es­prit, comme on oublie vite ! Comme la tor­peur appa­rente de tous les jours fait mécon­naître les brèves crises, l’é­bran­le­ment pas­sa­ger dont a cra­qué un ins­tant la car­casse sociale ! Des semaines et des semaines s’é­coulent. Tout semble de nou­veau conso­li­dé, tran­quille. On n’y croit plus, presque. L’é­rup­tion ? Non, à peine une petite bouf­fée de lave. Pai­sible, le vol­can fume sa pipe, bour­geoi­se­ment ; un peu de fumée, pas plus. Il y en a encore bien pour un siècle, dormons !… 

Non que je fasse l’au­truche à ce point, comme les gens qui se bouchent les oreilles, ne veulent ni voir, ni entendre, ni com­prendre et, le révol­té dis­pa­ru, se croient quittes avec la révolte. Mais tout de même c’é­tait si calme, et puis le sou­ci tri­vial de la vie, qui, bour­reau mal­fai­sant, vous traîne sur une petite claie indi­vi­duelle ; et puis les bois, les champs d’où je reve­nais, où il fait doux, bon, géor­gique, un peu endor­mant ; et le sou­ci des lit­té­ra­tures plu­tôt jolies, agréables, apai­santes… C’est ennuyeux aus­si de faire tou­jours le bou­gon, le bou­deur, l’ours. Enfin à ce moment là je n’y pen­sais plus trop ; on a comme cela des dis­trac­tions, des absences,et v’lan !…

En marche !

En marche… Chi­ca­go, la misère ouvrière, les cas­seuses de sucre aux doigts à vif, les nécro­sés de l’al­lu­mette natio­nale, les holo­caustes du gri­sou, l’in­dif­fé­rence har­gneuse des dos au feu, le ventre à table, Forêt en tant qu’a­nar­chiste condam­né à mort pour un vol de lapin, le fonc­tion­ne­ment du mou­lin à café de la cor­rec­tion­nelle, le pha­ri­saïsme de nos patriotes, inter­na­tio­naux quant à la rente, les bien­faits de la civi­li­sa­tion appli­qués par la cra­pau­dine à Biri­bi, par les Lebel et, si l’on écou­tait le com­man­dant Mat­tei, par le vitriol, sur les mori­cauds assez ingé­nus pour pré­fé­rer leur sau­va­ge­rie, les héca­tombes colo­niales, les hypo­cri­sies, les lai­deurs, les crimes de la socié­té aux­quels répondent les atten­tats de Bar­ce­lone, les troubles de Xérès, les atten­tats à Paris, tout cela avec de la colère, des larmes, des cris, la beau­té et la bon­té du cœur, de l’i­dée, du style, livre de bataille émue et d’his­toire vivante, une étape de la pen­sée humaine en marche à tra­vers le mal, le sang et la mort, vers l’avenir… 

Ah ! Séve­rine, quand j’ai reçu votre livre son­nant le cuivre comme le réveil clai­ron­nant d’un camp, au matin d’une bataille, avec la page cor­née à mon nom, entre les dédi­caces aux cama­rades — comme on se compte avant de par­tir — comme vous avez fait envo­ler les oiseaux pué­rils et les nuées légères de mes pas­to­rales ! quelle source bouillon­nante rou­verte tout à coup dans le cœur ! Non, pas moyen avec vous, si grand et si égoïste qu’en soit le désir, de cou­ver sous sa cendre, seule­ment un petit peu… 

Mer­ci ! Ça fait du bien. Elles sont rares, les âmes fortes comme la vôtre, qui ne plient ni ne rompent, que ne fatiguent ni la per­sé­vé­rance dans l’i­dée, ni la volon­té dans l’in­di­gna­tion, et bien­fai­santes par toute cette force dont elles rayonnent et dont se récon­fortent les autres. 

Quelle éner­gie aus­si prennent en fais­ceau tous ces articles, en bou­quet de baïon­nettes, où pleurent les larmes rouges du bon com­bat de l’es­prit, où miroite et se mire la claire aube d’un soleil nouveau ! 

Comme on se sent réveillé… Et puis ça fait plai­sir, lit­té­rai­re­ment, à côté du petit lan­gage déca­dent, vagis­sant, che­vro­tant, ce style mâle, romain, sonore. 

Si je retourne à la cam­pagne, j’emporterai votre livre avec moi, Séve­rine, et même à la ville, il ne sera pas de trop. 

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« — Et il enseigne ? 

— Par para­boles et par mythes… 

— Comme Jésus… 

— Non, comme Platon… » 

Comme Vol­taire, ajou­te­rai-je volontiers. 

« Leurs mythes (de nos pères), dit aupa­ra­vant Ber­nard Lazare, don­nant lui-même une défi­ni­tion exacte de son livre, Les Por­teurs de Torches, ne peuvent nous appor­ter qu’un témoi­gnage : ils reflètent l’es­prit de ceux qui les ont conçus… Et si la méthode des néo­pla­to­ni­ciens qui consis­tait à leur don­ner un sens sym­bo­lique est vaine, le poète peut cepen­dant se ser­vir de ces fables, incar­ner en elles des pen­sées nou­velles et faire, de la légende, le véhi­cule qui por­te­ra aux esprits les idées de demain. » 

Sous forme de légendes, contes de fées, récits poé­tiques, d’où, comme d’une cosse ouverte, tombe suc­ces­si­ve­ment le grain des idées, Ber­nard Lazare déve­loppe une haute et sereine phi­lo­so­phie sociale de jus­tice, de liber­té, d’é­ga­li­té, en même temps qu’il mène une cri­tique acerbe du monde actuel. Toutes nos conven­tions, hypo­cri­sies, crèvent l’une après l’autre, en monstres de bau­druche, sous sa piqûre d’épingle. 

C’est le sophisme odieux de l’offre et de la demande, la liber­té déri­soire qui assu­jet­tit le faible au fort, le pauvre au riche, le sala­rié au patron, par la néces­si­té d’ac­cep­ter le mar­ché qui le dupe, sous peine de mort, tout simplement.

— Tu ne veux pas ?… Ce n’est pas assez… Eh ! bien, crève.

C’est ce qu’on appelle gra­ve­ment la liber­té des transactions. 

C’est, mis en lumière par une ana­lyse ingé­nieuse, le men­songe de ce qui s’in­ti­tule si pré­somp­tueu­se­ment la jus­tice humaine ; jus­tice qui « tant qu’il y aura des pauvres et des riches, ne sera jamais que la défense inique, cruelle et inutile ; pro­tec­trice de ceux qui détiennent la vigne et le champ, ceux pour qui le pauvre est l’é­ter­nel enne­mi… » Une jus­tice pour laquelle le pre­mier crime est de ne pos­sé­der pas même un toit pour s’a­bri­ter et qui a fait une accu­sa­tion de colère du triste qua­li­fi­ca­tif : sans moyens d’existence. 

C’est l’er­reur et l’in­suf­fi­sance de la cha­ri­té : « C’est parce que tu fais ain­si la cha­ri­té que l’on sup­porte plus faci­le­ment le mal… Ceux qui com­mettent les ini­qui­tés comptent sur toi pour atté­nuer les ran­cœurs qu’ils pro­voquent… Il ne faut pas apai­ser les affres des mal­heu­reux, il faut empê­cher qu’il y ait des mal­heu­reux. Il ne faut pas faire lar­gesse, mais justice… » 

C’est la four­be­rie démas­quée du patrio­tisme qui, sous pré­texte du rival étran­ger, de l’ad­ver­saire héré­di­taire « arrive à cet admi­rable résul­tat de mobi­li­ser une par­tie de la classe tra­vailleuse contre l’autre par­tie, de telle sorte que, quelque soit le résul­tat d’une guerre civile, seuls, les misé­rables en portent le poids et en subissent les effets… Si bien que les pauvres croient vrai­ment pro­té­ger leurs tau­dis que nul ne menace et, en rece­vant la spor­tule, ils défendent leurs droits à mou­rir de faim. » C’est encore, par l’ar­mée, le mas­sacre orga­ni­sé et métho­dique, aux fron­tières ou aux colo­nies, d’un sur­croît de popu­la­tion qui, par son nombre, pour­rait deve­nir dan­ge­reux et dépla­cer l’é­qui­libre social. 

C’est le Jar­din des paroles, les oiseuses dis­putes, le vain caque­tage des lit­té­ra­tures finis­santes, par­lottes le rhéteurs,subtilités de pédants, gloses amou­reuses pour dames du monde, poètes pon­ti­fiants, les magiques, les sadiques, les sata­niques, les reli­gio­sâtres, tout le bavar­dage coas­sant du marais littéraire. 

C’est la culpa­bi­li­té de l’In­dif­fé­rence, la honte d’une Phi­lo­so­phie, belle au Bois dor­mant, qui fait la morte et se tient coi, quitte à se trou­ver réveillée brus­que­ment aux flammes et aux cris de la révolte. C’est le dan­ger signa­lé de la der­nière Sirène, la fas­ci­na­tion mor­telle du Passé,dont la trop grande pré­oc­cu­pa­tion anes­thé­sie toute éner­gie, jus­ti­fie toutes les rou­tines, décou­rage de l’ac­tion et de l’a­ve­nir. C’est, avec l’al­bus de Barbe-Bleue, l’es­prit vivi­fiant d’in­sou­mis­sion, la curio­si­té virile de l’in­con­nu, le dédain de la mort, la vic­toire du cou­rage, le juste triomphe de l’au­dace. C’est l’in­suf­fi­sance du renon­ce­ment à mal faire, une fois le mal consta­té, la néces­si­té et le devoir qui s’im­pose au sur­plus de le combattre. 

C’est une apos­trophe indi­gnée aux résignés : 

« J’ai ceux de ta race en une telle hor­reur que je ne puis même sup­por­ter leur vue. Ce sont tes pareils qui per­pé­tuent le mal dans le monde, c’est grâce à eux que règne l’in­jus­tice. C’est parce que vous vous rési­gnez au vol, au pillage, à la mau­vaise foi, que la mau­vaise foi, le vol et le pillage persistent… » 

C’est la cri­tique de la reli­gion, endor­meuse et pitoyable, qui, par des consi­dé­ra­tions sté­riles, l’es­poir men­son­ger de féli­ci­tés futures, crée cette rési­gna­tion, fait « à ces pauvres hères une âme lâche d’es­clave, un faible esprit, un cœur pol­tron » et per­pé­tue ain­si la misère humaine. 

C’est enfin, à mesure, se déve­lop­pant à tra­vers les cri­tiques du pré­sent, l’ap­pa­ri­tion de plus en plus nette de l’i­déal de jus­tice de l’au­teur, déga­gé de tous dogmes étroits : 

— Qu’est la justice ? 

— C’est la condi­tion du bonheur. 

Il vous reste à défi­nir le bonheur. 

— N’est-ce pas de pou­voir déve­lop­per son être ?… 

— Selon vous le bien-être géné­ral est, à son tour, la condi­tion de l’é­pa­nouis­se­ment individuel… 

— N’est-ce pas évident ? 

— Si je vous ai bien com­pris, le bon­heur sera réa­li­sé par l’exer­cice de la liber­té et la jouis­sance de l’égalité. 

— Vous avez dit vrai… 

Telle est l’œuvre de Ber­nard Lazare, logique et poé­tique, écrite en jolies pages d’i­ma­gi­na­tion, de sar­casme et d’es­pé­rance, conte­nant toute une cri­tique et une phi­lo­so­phie sociales sous une forme légère et pure de contes de fées. 

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Dans son roman l’An­née de Cla­risse, M. Paul Adam a créé une ori­gi­nale et gen­tille sil­houette d’ac­trice, de jeune femme moderne, volup­tueuse sin­cère, sans gri­maces, comé­dies sen­ti­men­tales, hypo­cri­sie pas­sion­nelle, heu­reuse du bon­heur qu’elle émiette et dont elle bec­quète sa part ingé­nu­ment, sans y atta­cher plus d’im­por­tance qu’en somme l’a­gréable et éphé­mère contact humain n’en com­porte. Une petite dis­per­sée, évi­dem­ment, qui cherche bien un moment à se concen­trer, à se trou­ver, à se rendre compte d’elle-même, sans y par­ve­nir, et papillonne de l’a­mour, de l’art, conti­nue sa vol­tige… Inté­res­sante et gra­cieuse étude qui, avec la Faus­tin de Gon­court, Une Comé­dienne d’Hen­ry Bauër, Clau­dine Lamour de Camille Lemon­nier, achève de nous ren­sei­gner non sans charme sur cette âme arti­fi­cielle et publique qu’est l’âme d’une actrice. Étude qu’à mon avis Paul Adam a eu seule­ment le tort de ne pas déga­ger assez. Tant au point de vue lit­té­raire qu’à celui du suc­cès, lequel n’est nul­le­ment à dédai­gner pour l’é­cri­vain qui vit de son tra­vail et dont le suc­cès fait l’in­dé­pen­dance, sa Cla­risse aurait gagné encore en légè­re­té de sil­houette, en défi­ni­tive psy­cho­lo­gie, à être allé­gée des mille choses à côté du roman, des nom­breux com­parses un peu lourds qui donnent au livre trop de lest. Mais n’est-il pas dans la nature même du talent de Paul Adam de prou­ver plu­tôt trop de force. De plus en plus se révèle en lui un puis­sant esprit et un écri­vain de maî­trise. Il a l’in­tel­lec­tua­li­té, le pit­to­resque, l’éner­gie, une énorme capa­ci­té de tra­vail, une puis­sance un peu empha­tique, un peu apprê­tée, un peu pom­peuse, mais avec de la lar­geur, et comme une traine majes­tueuse ; une puis­sance où je ne sais quelle parade cas­tillane se déploie en des gestes de tru­cu­lence, aux plis de capes somp­tueuses. Paul Adam, qui est brun et, je crois, des Flandres, doit avoir du sang espa­gnol dans les veines, avec ce qu’il ins­pire de superbe, de che­va­le­resque et d’un peu théâ­tral. Aus­si lui faut-il, pour réus­sir plei­ne­ment et don­ner la mesure de son talent, de vastes sujets, de hautes concep­tions, des décors de guerre et de poli­tique, le forum, le champ de bataille, la foule, l’é­pique… Le petit roman ne va pas à son pied, exac­te­ment. Il lui faut de grandes bottes de sept lieues. Alors il marche à l’aise, il res­pire, il écrit natu­rel­le­ment, il se trouve simple, sans le cher­cher, dans le gran­diose, et nous avons la bataille d’Uhde. 

Elle est très belle, cette bataille ; grande fresque de guerre, l’é­gale, je crois, de l’ad­mi­rable Sedan de Zola. Elle est très belle, par­tout, d’un bout à l’autre, vivante, hideuse, glo­rieuse, avec la souf­france, avec la peur, avec le cou­rage, vivace et grouillante bête humaine, acé­rée, bavante, hur­lante, sai­gnante. Elle est réa­liste par le sou­ci du détail, la véri­té du docu­ment, la tri­via­li­té, nul­le­ment dis­si­mu­lée, des plaies, de la faim, des zouaves, des femmes trous­sées, des entrailles que vide l’é­pou­vante, de l’hor­reur des boyaux éta­lés. Elle est poé­tique par sa cou­leur écla­tante, les grandes voix de la guerre, de la mort, par tout ce qu’un sujet sem­blable com­porte d’ex­trême en tra­gique beau­té. Elle est psy­cho­lo­gique par l’é­tude que l’au­teur y a faite des riva­li­tés des offi­ciers, des ambi­tions per­son­nelles qui jouent leur petit jeu cacho­tier dans le grand drame ton­nant. Elle est céré­brale, vue et racon­tée comme elle est, avec ses com­bi­nai­sons, sa stra­té­gie, ses ruses, par le géné­ral même qui la dirige. Elle est comique enfin par le hasard qui la conclut, la faute même d’un subor­don­né, qui devait com­pro­mettre le suc­cès et se trouve, au contraire, deve­nir le suprême fac­teur de vic­toire, mon­trant com­bien dans ces ter­ribles mêlées d’hommes, en dépit de toutes les pré­vi­sions, de tous les cal­culs, quelle part énorme reste aux destins… 

Et il ne déplait pas non plus, ce petit roman épingle à tra­vers la bataille, qui de toutes les flammes de ses canons et de ses incen­dies éclaire la pau­vre­té de petits sen­ti­ments, de petites amou­rettes, de petites vile­nies individuelles. 

Un beau livre qui ne peut que déter­mi­ner, cette fois sans réserve, notre estime de l’heu­reux talent de Paul Adam et renou­ve­ler, d’ailleurs, notre hor­reur d’homme paci­fique pour les sau­vages bou­che­ries de la guerre. 

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Dans une édi­tion de luxe [[Une édi­tion à 3 fr. 50 paraît au Mer­cure de France, rue de l’E­chau­dé.]], fort ori­gi­nale, avec un por­trait de l’au­teur par Stein­len, Jehan Ric­tus a publié ses Soli­loques du Pauvre, en poé­sies enca­naillées d’ar­got, de misère, de loques, dra­ma­ti­sées par les cris de détresse et de menace d’un crève de faim, de toutes les faims, faim de pain, faim d’a­mour aus­si… Après Riche­pin, après Bruant, Jehan Ric­tus a cru pou­voir à son tour faire par­ler en vers, presque dans sa langue, le misé­reux, et créer de la beau­té avec du pati­bu­laire. Il a par­fai­te­ment réus­si, plus farouche, plus large par­fois d’ins­pi­ra­tion que ses devan­ciers par le carac­tère pré­ci­sé de ses reven­di­ca­tions liber­taires, par le rica­ne­ment de révolte qui s’en­tend dans ses soli­loques. Cer­tains sont déjà bien connus, popu­laires, presque célèbres, le Reve­nant, les Petits Fan­fans… Dans ce sinistre, une déli­cate poé­sie scin­tille par­fois, pit­to­resque tas d’or­dures où luisent des vers-luisants : 

Qui c’est ? J’sais pas, mais alle est belle :
A s’lève en moi en Lun’ d’Été…

Et ce sont des sen­sa­tions tra­giques de misère iso­lée, vaga­bonde dans les nuits de la grande ville morne : 

Haou…! T’en­tends pas ce hurlement ?
C’est l’cri des chiens d’fer, des r’morqueurs.
C’est le cri de l’U­sine en mal d’enfant,
C’est l’Dé­ses­poir actuel qui beugle ! 

Ain­si gre­lot­tante, san­glo­tante, rica­nante de souf­france moderne, immé­diate, humaine, que rendent déjà plus digne en sa bas­sesse, l’i­déal bal­bu­tié, la révolte grom­me­lante, la chan­son, comme celle de Jehan Ric­tus, atteint aune poi­gnante poé­sie, plus vibrante cent fois que celle du Rêve-Creux symboliste. 

[/​Henry Fèvre./​]

La Presse Anarchiste