La Presse Anarchiste

Chronique littéraire

[|L’En­fer­mé, par M. Gus­tave Gef­froy. — En marche, par Séver­ine. — Les Por­teurs de Torch­es, par M. Bernard Lazare. — L’An­née de Clarisse et la Bataille d’Uhde, par M. Paul Adam. — Les Solil­o­ques du Pau­vre, par Jehan Rictus.|]

[|* * * *|]

Le beau vol­ume de Gus­tave Gef­froy sur Blan­qui, en même temps qu’une biogra­phie lit­téraire, de vie intense, aus­si et plus poignante qu’un roman, comme l’a dit juste­ment Hamon, com­prend en même temps une étude his­torique, d’un enseigne­ment pro­fond et d’une ter­ri­ble mélan­col­ie. Enseigne­ment utile à l’é­gard des imag­i­na­tions bien inten­tion­nées qui, un peu puérile­ment, croient à la facil­ité de trans­former une société comme on change un décor de théâtre et qui nous apprend, hélas ! avec quelle lenteur cette limace d’âme con­tem­po­raine évolue dans sa bave sur le sen­tier rocailleux du pro­grès ; et d’une ter­ri­ble mélan­col­ie pour les cœurs ardents, les esprits véhé­ments, surtout pour la minorité qui souf­fre et, con­sciente de sa souf­france, se voit retardée dans son élan vers le mieux par l’a­tonie ambiante et clouée dans l’u­ni­verselle apathie sur les clous vifs de sa mis­ère… Oui, il faut vrai­ment un stoï­cisme à la Blan­qui pour per­sévér­er en la solid­ité de ses con­vic­tions et, après plus d’un demi-siè­cle de révo­lu­tions avortées, de restau­ra­tions tri­om­phantes et de bas Empire, retrou­ver, au sor­tir de mul­ti­ples pris­ons, les mêmes gou­verne­ments, les mêmes chaînes, les mêmes hommes, et toute sa bravoure et toute sa foi pour­tant, intactes au dernier comme au pre­mier jour… Com­bi­en Gef­froy admire avec rai­son ! Quel héroïsme ! Quelle vie ! Quel sac­ri­fice de soi-même ! Vrai­ment, un fris­son dan­tesque vous par­court à lire les pages de L’En­fer­mé. Ouvrez le livre : c’est une tombe où médite un fan­tôme vivant, aux yeux aigus, de fig­ure diaphane, spec­tre patient de la Révolte, enchaîné, muet, impas­si­ble. Un souf­fle glacial de caveau s’ex­hale ; ce sont des bruits de fers, de grilles, des grossièretés, des tor­tures, des inqui­si­tions, toutes les abom­i­na­tions de la geôle, une nour­ri­t­ure grouil­lante de vers, la soli­tude… C’est atroce. Et toute une vie, une longue vie inter­minable ! On se croirait en plein Moyen Age. Et pour quel crime ? Pour crime de révo­lu­tion, dont chaque gou­verne­ment nou­veau, à mesure qu’il vient d’en prof­iter, se hâte de s’ab­soudre, le jour où il se régu­larise en enfer­mant le révo­lu­tion­naire. Par la prison de Blan­qui, Louis-Philippe châtie 1830, Napoléon 1848 et la République le Qua­tre-Sep­tem­bre et le 31 octo­bre. Jamais la comédie poli­tique n’ap­parut si claire­ment dans un plus impu­dent cynisme. Blan­qui sym­bol­ise bien là le peu­ple qui descend dans la rue, élève sa bar­ri­cade, se bat, risque sa vie et qui, l’opéra­tion ter­minée, se voit fusil­lé ou exporté, tan­dis que les écumeurs de l’émeute, aux écoutes, vien­nent en sour­dine, après le com­bat, se saisir de la proie con­quise, pren­dre la place libre, le gou­verne­ment disponible et rétab­lis­sent l’or­dre à leur profit. 

À qui la faute, il est vrai ? Sans doute reste d’abord en cause la per­fi­die ini­tiale des détrousseurs, des « liq­ui­da­teurs de révo­lu­tions » qui, prof­i­tant de la fatigue et du désar­roi des lende­mains de révoltes, les détour­nent de leur sens et en fal­si­fient l’e­sprit. Mais si, facile­ment, ils s’im­posent à la cré­dulité publique, s’ils sont si volon­tiers acclamés par ceux dont ils vont faire des dupes, n’est-ce pas parce qu’ils pos­sè­dent, en ces jours d’in­cer­ti­tude, une supéri­or­ité indé­ni­able sur la foule insurgée, celle de savoir claire­ment ce qu’ils veu­lent. Ils ont des for­mules toutes prêtes, un pro­gramme, une idée, et sous tout cela, l’ap­pétit très net du pou­voir, le fétichisme de la légal­ité, et des ambi­tions définies. Tan­dis que la foule ne présente encore qu’un élé­ment humain con­fus, aux flux et reflux instinc­tifs, sans con­science suff­isam­ment pré­cise de sa volon­té, de ses aspi­ra­tions, de ses forces. 

De là la néces­sité, pour éviter les mêmes erre­ments, les mêmes efforts stériles, à recom­mencer chaque fois, avec du nou­veau sang répan­du, de pré­par­er l’e­sprit pub­lic, d’élever les intel­li­gences à la notion, à la com­préhen­sion de la société meilleure qui doit suc­céder à la société con­damnée, de créer une « men­tal­ité nou­velle », d’éveiller en l’é­clair­cis­sant la con­science pop­u­laire. De là l’in­flu­ence, l’im­por­tance en somme prépondérante de l’in­struc­tion, de la pro­pa­gande, de la dif­fu­sion des idées nouvelles. 

« Dès ce jour, écrit Gef­froy, Blan­qui aperçut que la grande ques­tion était celle de l’é­d­u­ca­tion, que l’œu­vre à accom­plir était de libér­er la men­tal­ité humaine de tous les despo­tismes et de tous les par­a­sitismes d’idées, de préjugés, de manies héréditaires… » 

Œuvre grave, lente, pro­fonde, labour et semaille des esprits, sans lesquels il n’y aurait rien à moisson­ner pour la faux révo­lu­tion­naire, arme alors seule­ment de repré­sailles et de colère, vite émoussée au fer mieux trem­pé des puissants. 

« Il ne faut pas faire des bonds, dit encore Blan­qui, mais des pas humains et marcher toujours. » 

Con­seil de méth­ode raison­née et logique qui, dans la bouche de l’émeu­ti­er tou­jours prêt, de l’éter­nel sac­ri­fié, ne saurait être entaché d’un soupçon de pru­dence intéressée, garde son autorité réelle. 

Est-ce à dire pour­tant que le vieux homme d’ac­tion se con­damnait lui-même, avouait s’être trompé et qu’il faille regret­ter et désavouer en principe toutes ces révo­lu­tions avortées, ces efforts isolés et vain­cus, et l’im­pa­tience des natures pas­sion­nées qui, peu inquiètes si la foule les suit, vont de l’a­vant, s’of­frent en vengeurs, en exem­ple et en holocauste ? 

Gef­froy répond lui-même, en une superbe page : 

« Il est cer­tain qu’un tel état d’e­sprit révèle une mécon­nais­sance des néces­sités et des lenteurs de l’évo­lu­tion, mais com­ment deman­der aux mass­es impa­tientes, de voir immé­di­ate­ment, sans effort, ce que les his­to­riens et les philosophes voient avec tant de peine à dis­tance, plus tard ? L’im­pa­tience et la tur­bu­lence sont aus­si d’ailleurs des fac­teurs d’évo­lu­tion. On ne peut exiger de l’hu­man­ité une marche raison­née, une action méthodique où tout ce qui aurait été prévu s’ac­com­pli­rait selon ce pro­gramme. La vie ne com­porte pas ces étapes fixées et ces relais sûrs : elle est agitée et irrégulière, et son fatal­isme est infin­i­ment com­plexé. C’est ain­si que les répub­li­cains et les social­istes de 1848, avec le désir de garder leur con­quête et de rester les maîtres du pou­voir, pré­cip­i­taient les péripéties, hâtaient la solu­tion, rendaient inévitable un change­ment de forme par la fièvre qu’ils com­mu­ni­quaient au corps social, par l’é­tat d’e­sprit con­vul­sif où ils se trou­vaient, qui leur fai­sait vouloir accom­plir en un jour ce qui est peut-être l’ou­vrage d’un siè­cle. Seule­ment, ils se sac­ri­fi­aient, se don­naient généreuse­ment en vic­times irréfléchies, se couchaient au fos­sé et ser­vaient de fascines pour ceux qui passeraient plus tard, ils pré­paraient l’avenir. Leur rôle, retenu et défi­ni par l’His­toire, con­siste à avoir posé les red­outa­bles et inélucta­bles prob­lèmes du tra­vail, de la mis­ère, du paupérisme, de telle façon qu’ils se sont trou­vés posés pour tou­jours, sans aucune pos­si­bil­ité d’être éludés. La ques­tion poli­tique s’en alla à vau-l’eau dans le gâchis d’une débâ­cle. La ques­tion sociale se dres­sa entière. L’œuf mon­strueux d’où devrait sor­tir une société nou­velle , et que l’on put croire gâté et per­du dans l’or­age, don­na nais­sance à un sphinx qui a gran­di d’une façon démesurée et qui est aujour­d’hui allongé, la tête haute, à l’hori­zon de l’univers. » 

En lais­sant de côté la ques­tion poli­tique et au seul point de vue lit­téraire le livre de Gus­tave Gef­froy est de tout pre­mier ordre. Avec une patience, une élab­o­ra­tion minu­tieuse extra­or­di­naire, Gef­froy a analysé la vie, le car­ac­tère, l’e­sprit de son héros de façon sai­sis­sante, dra­ma­tique, je dirais même, si le mot ne jurait pas avec la grav­ité du sujet, amu­sante. Je veux dire qu’on ne sent nul effort, nul pédan­tisme, nulle mise en scène. Cela coule comme la vie elle-même ; oui, c’est amu­sant comme un roman. Quelle adresse n’a-t-il pas fal­lu à l’au­teur pour, si sim­ple­ment, si aisé­ment en apparence, si joli­ment faire un réc­it attachant en même temps qu’une grande pein­ture his­torique avec les aven­tures mornes d’un pris­on­nier à qui il n’ar­rive rien dans la vie que la mort de sa femme et quelques révo­lu­tions. Le héros ne fût-il pas Blan­qui et la grande fresque d’his­toire ôtée du livre, le roman du pris­on­nier, en lui seul, par sa per­spi­cac­ité d’analyse, son étude atten­tive et comme absorbée, resterait comme une supérieure mono­gra­phie de claus­tra­tion et de soli­tude. En son ensem­ble une orig­i­nale et belle œuvre, avec quelque chose d’un tour de force littéraire. 

[|* * * *|]

En marche, de Séver­ine… quel rap­pel vir­il, réson­nant en plein cœur : l’an­née de révolte, l’an­née rouge, passée, déjà oubliée, dont le tal­ent de l’écrivain ravive le sang terni, effacé, empêche qu’il ne se sèche, devi­enne pous­sière dans les mémoires ; la pen­sée gravée, comme sur mar­bre, ten­ant en alerte, en éveil, nos pen­sées, nos réso­lu­tions éphémères, vac­il­lantes à toute la rose des vents de la panique morale du siècle. 

Comme en cet instant d’in­dif­férence, de scep­ti­cisme, de las­si­tude, les choses les plus graves, les plus défini­tives se dis­sol­vent dans l’e­sprit, comme on oublie vite ! Comme la tor­peur appar­ente de tous les jours fait mécon­naître les brèves crises, l’ébran­le­ment pas­sager dont a craqué un instant la car­casse sociale ! Des semaines et des semaines s’é­coulent. Tout sem­ble de nou­veau con­solidé, tran­quille. On n’y croit plus, presque. L’érup­tion ? Non, à peine une petite bouf­fée de lave. Pais­i­ble, le vol­can fume sa pipe, bour­geoise­ment ; un peu de fumée, pas plus. Il y en a encore bien pour un siè­cle, dormons !… 

Non que je fasse l’autruche à ce point, comme les gens qui se bouchent les oreilles, ne veu­lent ni voir, ni enten­dre, ni com­pren­dre et, le révolté dis­paru, se croient quittes avec la révolte. Mais tout de même c’é­tait si calme, et puis le souci triv­ial de la vie, qui, bour­reau mal­faisant, vous traîne sur une petite claie indi­vidu­elle ; et puis les bois, les champs d’où je reve­nais, où il fait doux, bon, géorgique, un peu endor­mant ; et le souci des lit­téra­tures plutôt jolies, agréables, apaisantes… C’est ennuyeux aus­si de faire tou­jours le bougon, le boudeur, l’ours. Enfin à ce moment là je n’y pen­sais plus trop ; on a comme cela des dis­trac­tions, des absences,et v’lan !…

En marche !

En marche… Chica­go, la mis­ère ouvrière, les casseuses de sucre aux doigts à vif, les nécrosés de l’al­lumette nationale, les holo­caustes du grisou, l’in­dif­férence hargneuse des dos au feu, le ven­tre à table, Forêt en tant qu’a­n­ar­chiste con­damné à mort pour un vol de lapin, le fonc­tion­nement du moulin à café de la cor­rec­tion­nelle, le phar­isaïsme de nos patri­otes, inter­na­tionaux quant à la rente, les bien­faits de la civil­i­sa­tion appliqués par la cra­pau­dine à Biribi, par les Lebel et, si l’on écoutait le com­man­dant Mat­tei, par le vit­ri­ol, sur les mor­i­cauds assez ingénus pour préfér­er leur sauvagerie, les hécatombes colo­niales, les hypocrisies, les laideurs, les crimes de la société aux­quels répon­dent les atten­tats de Barcelone, les trou­bles de Xérès, les atten­tats à Paris, tout cela avec de la colère, des larmes, des cris, la beauté et la bon­té du cœur, de l’idée, du style, livre de bataille émue et d’his­toire vivante, une étape de la pen­sée humaine en marche à tra­vers le mal, le sang et la mort, vers l’avenir… 

Ah ! Séver­ine, quand j’ai reçu votre livre son­nant le cuiv­re comme le réveil clairon­nant d’un camp, au matin d’une bataille, avec la page cornée à mon nom, entre les dédi­caces aux cama­rades — comme on se compte avant de par­tir — comme vous avez fait env­ol­er les oiseaux puérils et les nuées légères de mes pas­torales ! quelle source bouil­lon­nante rou­verte tout à coup dans le cœur ! Non, pas moyen avec vous, si grand et si égoïste qu’en soit le désir, de cou­ver sous sa cen­dre, seule­ment un petit peu… 

Mer­ci ! Ça fait du bien. Elles sont rares, les âmes fortes comme la vôtre, qui ne plient ni ne rompent, que ne fatiguent ni la per­sévérance dans l’idée, ni la volon­té dans l’indig­na­tion, et bien­faisantes par toute cette force dont elles ray­on­nent et dont se récon­for­tent les autres. 

Quelle énergie aus­si pren­nent en fais­ceau tous ces arti­cles, en bou­quet de baïon­nettes, où pleurent les larmes rouges du bon com­bat de l’e­sprit, où miroite et se mire la claire aube d’un soleil nouveau ! 

Comme on se sent réveil­lé… Et puis ça fait plaisir, lit­téraire­ment, à côté du petit lan­gage déca­dent, vagis­sant, chevrotant, ce style mâle, romain, sonore. 

Si je retourne à la cam­pagne, j’emporterai votre livre avec moi, Séver­ine, et même à la ville, il ne sera pas de trop. 

[|* * * *|]

« — Et il enseigne ? 

— Par paraboles et par mythes… 

— Comme Jésus… 

— Non, comme Platon… » 

Comme Voltaire, ajouterai-je volontiers. 

« Leurs mythes (de nos pères), dit aupar­a­vant Bernard Lazare, don­nant lui-même une déf­i­ni­tion exacte de son livre, Les Por­teurs de Torch­es, ne peu­vent nous apporter qu’un témoignage : ils reflè­tent l’e­sprit de ceux qui les ont conçus… Et si la méth­ode des néo­pla­toni­ciens qui con­sis­tait à leur don­ner un sens sym­bol­ique est vaine, le poète peut cepen­dant se servir de ces fables, incar­n­er en elles des pen­sées nou­velles et faire, de la légende, le véhicule qui portera aux esprits les idées de demain. » 

Sous forme de légen­des, con­tes de fées, réc­its poé­tiques, d’où, comme d’une cosse ouverte, tombe suc­ces­sive­ment le grain des idées, Bernard Lazare développe une haute et sere­ine philoso­phie sociale de jus­tice, de lib­erté, d’é­gal­ité, en même temps qu’il mène une cri­tique acerbe du monde actuel. Toutes nos con­ven­tions, hypocrisies, crèvent l’une après l’autre, en mon­stres de bau­druche, sous sa piqûre d’épingle. 

C’est le sophisme odieux de l’of­fre et de la demande, la lib­erté dérisoire qui assu­jet­tit le faible au fort, le pau­vre au riche, le salarié au patron, par la néces­sité d’ac­cepter le marché qui le dupe, sous peine de mort, tout simplement.

— Tu ne veux pas ?… Ce n’est pas assez… Eh ! bien, crève.

C’est ce qu’on appelle grave­ment la lib­erté des transactions. 

C’est, mis en lumière par une analyse ingénieuse, le men­songe de ce qui s’in­ti­t­ule si pré­somptueuse­ment la jus­tice humaine ; jus­tice qui « tant qu’il y aura des pau­vres et des rich­es, ne sera jamais que la défense inique, cru­elle et inutile ; pro­tec­trice de ceux qui déti­en­nent la vigne et le champ, ceux pour qui le pau­vre est l’éter­nel enne­mi… » Une jus­tice pour laque­lle le pre­mier crime est de ne pos­séder pas même un toit pour s’abrit­er et qui a fait une accu­sa­tion de colère du triste qual­i­fi­catif : sans moyens d’existence. 

C’est l’er­reur et l’in­suff­i­sance de la char­ité : « C’est parce que tu fais ain­si la char­ité que l’on sup­porte plus facile­ment le mal… Ceux qui com­met­tent les iniq­ui­tés comptent sur toi pour atténuer les rancœurs qu’ils provo­quent… Il ne faut pas apais­er les affres des mal­heureux, il faut empêch­er qu’il y ait des mal­heureux. Il ne faut pas faire largesse, mais justice… » 

C’est la fourberie démasquée du patri­o­tisme qui, sous pré­texte du rival étranger, de l’ad­ver­saire hérédi­taire « arrive à cet admirable résul­tat de mobilis­er une par­tie de la classe tra­vailleuse con­tre l’autre par­tie, de telle sorte que, quelque soit le résul­tat d’une guerre civile, seuls, les mis­érables en por­tent le poids et en subis­sent les effets… Si bien que les pau­vres croient vrai­ment pro­téger leurs taud­is que nul ne men­ace et, en rece­vant la sportule, ils défend­ent leurs droits à mourir de faim. » C’est encore, par l’ar­mée, le mas­sacre organ­isé et méthodique, aux fron­tières ou aux colonies, d’un sur­croît de pop­u­la­tion qui, par son nom­bre, pour­rait devenir dan­gereux et déplac­er l’équili­bre social. 

C’est le Jardin des paroles, les oiseuses dis­putes, le vain caque­tage des lit­téra­tures finis­santes, par­lottes le rhéteurs,subtilités de pédants, glos­es amoureuses pour dames du monde, poètes pon­tif­i­ants, les mag­iques, les sadiques, les sataniques, les reli­giosâtres, tout le bavardage coas­sant du marais littéraire. 

C’est la cul­pa­bil­ité de l’In­dif­férence, la honte d’une Philoso­phie, belle au Bois dor­mant, qui fait la morte et se tient coi, quitte à se trou­ver réveil­lée brusque­ment aux flammes et aux cris de la révolte. C’est le dan­ger sig­nalé de la dernière Sirène, la fas­ci­na­tion mortelle du Passé,dont la trop grande préoc­cu­pa­tion anesthésie toute énergie, jus­ti­fie toutes les rou­tines, décourage de l’ac­tion et de l’avenir. C’est, avec l’al­bus de Barbe-Bleue, l’e­sprit viv­i­fi­ant d’in­soumis­sion, la curiosité vir­ile de l’in­con­nu, le dédain de la mort, la vic­toire du courage, le juste tri­om­phe de l’au­dace. C’est l’in­suff­i­sance du renon­ce­ment à mal faire, une fois le mal con­staté, la néces­sité et le devoir qui s’im­pose au sur­plus de le combattre. 

C’est une apos­tro­phe indignée aux résignés : 

« J’ai ceux de ta race en une telle hor­reur que je ne puis même sup­port­er leur vue. Ce sont tes pareils qui per­pétuent le mal dans le monde, c’est grâce à eux que règne l’in­jus­tice. C’est parce que vous vous résignez au vol, au pil­lage, à la mau­vaise foi, que la mau­vaise foi, le vol et le pil­lage persistent… » 

C’est la cri­tique de la reli­gion, endormeuse et pitoy­able, qui, par des con­sid­éra­tions stériles, l’e­spoir men­songer de félic­ités futures, crée cette résig­na­tion, fait « à ces pau­vres hères une âme lâche d’esclave, un faible esprit, un cœur poltron » et per­pétue ain­si la mis­ère humaine. 

C’est enfin, à mesure, se dévelop­pant à tra­vers les cri­tiques du présent, l’ap­pari­tion de plus en plus nette de l’idéal de jus­tice de l’au­teur, dégagé de tous dogmes étroits : 

— Qu’est la justice ? 

— C’est la con­di­tion du bonheur. 

Il vous reste à définir le bonheur. 

— N’est-ce pas de pou­voir dévelop­per son être ?… 

— Selon vous le bien-être général est, à son tour, la con­di­tion de l’é­panouisse­ment individuel… 

— N’est-ce pas évident ? 

— Si je vous ai bien com­pris, le bon­heur sera réal­isé par l’ex­er­ci­ce de la lib­erté et la jouis­sance de l’égalité. 

— Vous avez dit vrai… 

Telle est l’œu­vre de Bernard Lazare, logique et poé­tique, écrite en jolies pages d’imag­i­na­tion, de sar­casme et d’e­spérance, con­tenant toute une cri­tique et une philoso­phie sociales sous une forme légère et pure de con­tes de fées. 

[|* * * *|]

Dans son roman l’An­née de Clarisse, M. Paul Adam a créé une orig­i­nale et gen­tille sil­hou­ette d’ac­trice, de jeune femme mod­erne, voluptueuse sincère, sans gri­maces, comédies sen­ti­men­tales, hypocrisie pas­sion­nelle, heureuse du bon­heur qu’elle émi­ette et dont elle bec­quète sa part ingénu­ment, sans y attach­er plus d’im­por­tance qu’en somme l’a­gréable et éphémère con­tact humain n’en com­porte. Une petite dis­per­sée, évidem­ment, qui cherche bien un moment à se con­cen­tr­er, à se trou­ver, à se ren­dre compte d’elle-même, sans y par­venir, et papil­lonne de l’amour, de l’art, con­tin­ue sa voltige… Intéres­sante et gra­cieuse étude qui, avec la Faustin de Goncourt, Une Comé­di­enne d’Hen­ry Bauër, Clau­dine Lam­our de Camille Lemon­nier, achève de nous ren­seign­er non sans charme sur cette âme arti­fi­cielle et publique qu’est l’âme d’une actrice. Étude qu’à mon avis Paul Adam a eu seule­ment le tort de ne pas dégager assez. Tant au point de vue lit­téraire qu’à celui du suc­cès, lequel n’est nulle­ment à dédaign­er pour l’écrivain qui vit de son tra­vail et dont le suc­cès fait l’indépen­dance, sa Clarisse aurait gag­né encore en légèreté de sil­hou­ette, en défini­tive psy­cholo­gie, à être allégée des mille choses à côté du roman, des nom­breux com­pars­es un peu lourds qui don­nent au livre trop de lest. Mais n’est-il pas dans la nature même du tal­ent de Paul Adam de prou­ver plutôt trop de force. De plus en plus se révèle en lui un puis­sant esprit et un écrivain de maîtrise. Il a l’in­tel­lec­tu­al­ité, le pit­toresque, l’én­ergie, une énorme capac­ité de tra­vail, une puis­sance un peu empha­tique, un peu apprêtée, un peu pom­peuse, mais avec de la largeur, et comme une traine majestueuse ; une puis­sance où je ne sais quelle parade castil­lane se déploie en des gestes de tru­cu­lence, aux plis de capes somptueuses. Paul Adam, qui est brun et, je crois, des Flan­dres, doit avoir du sang espag­nol dans les veines, avec ce qu’il inspire de superbe, de chevaleresque et d’un peu théâ­tral. Aus­si lui faut-il, pour réus­sir pleine­ment et don­ner la mesure de son tal­ent, de vastes sujets, de hautes con­cep­tions, des décors de guerre et de poli­tique, le forum, le champ de bataille, la foule, l’épique… Le petit roman ne va pas à son pied, exacte­ment. Il lui faut de grandes bottes de sept lieues. Alors il marche à l’aise, il respire, il écrit naturelle­ment, il se trou­ve sim­ple, sans le chercher, dans le grandiose, et nous avons la bataille d’Uhde. 

Elle est très belle, cette bataille ; grande fresque de guerre, l’é­gale, je crois, de l’ad­mirable Sedan de Zola. Elle est très belle, partout, d’un bout à l’autre, vivante, hideuse, glo­rieuse, avec la souf­france, avec la peur, avec le courage, vivace et grouil­lante bête humaine, acérée, bavante, hurlante, saig­nante. Elle est réal­iste par le souci du détail, la vérité du doc­u­ment, la triv­i­al­ité, nulle­ment dis­simulée, des plaies, de la faim, des zouaves, des femmes troussées, des entrailles que vide l’épou­vante, de l’hor­reur des boy­aux étalés. Elle est poé­tique par sa couleur écla­tante, les grandes voix de la guerre, de la mort, par tout ce qu’un sujet sem­blable com­porte d’ex­trême en trag­ique beauté. Elle est psy­chologique par l’é­tude que l’au­teur y a faite des rival­ités des officiers, des ambi­tions per­son­nelles qui jouent leur petit jeu cachoti­er dans le grand drame ton­nant. Elle est cérébrale, vue et racon­tée comme elle est, avec ses com­bi­naisons, sa stratégie, ses rus­es, par le général même qui la dirige. Elle est comique enfin par le hasard qui la con­clut, la faute même d’un sub­or­don­né, qui devait com­pro­met­tre le suc­cès et se trou­ve, au con­traire, devenir le suprême fac­teur de vic­toire, mon­trant com­bi­en dans ces ter­ri­bles mêlées d’hommes, en dépit de toutes les prévi­sions, de tous les cal­culs, quelle part énorme reste aux destins… 

Et il ne déplait pas non plus, ce petit roman épin­gle à tra­vers la bataille, qui de toutes les flammes de ses canons et de ses incendies éclaire la pau­vreté de petits sen­ti­ments, de petites amourettes, de petites vile­nies individuelles. 

Un beau livre qui ne peut que déter­min­er, cette fois sans réserve, notre estime de l’heureux tal­ent de Paul Adam et renou­vel­er, d’ailleurs, notre hor­reur d’homme paci­fique pour les sauvages boucheries de la guerre. 

[|* * * *|]

Dans une édi­tion de luxe [[Une édi­tion à 3 fr. 50 paraît au Mer­cure de France, rue de l’Echaudé.]], fort orig­i­nale, avec un por­trait de l’au­teur par Steinlen, Jehan Ric­tus a pub­lié ses Solil­o­ques du Pau­vre, en poésies encanail­lées d’ar­got, de mis­ère, de loques, drama­tisées par les cris de détresse et de men­ace d’un crève de faim, de toutes les faims, faim de pain, faim d’amour aus­si… Après Richep­in, après Bru­ant, Jehan Ric­tus a cru pou­voir à son tour faire par­ler en vers, presque dans sa langue, le mis­éreux, et créer de la beauté avec du pat­i­bu­laire. Il a par­faite­ment réus­si, plus farouche, plus large par­fois d’in­spi­ra­tion que ses devanciers par le car­ac­tère pré­cisé de ses reven­di­ca­tions lib­er­taires, par le ricane­ment de révolte qui s’en­tend dans ses solil­o­ques. Cer­tains sont déjà bien con­nus, pop­u­laires, presque célèbres, le Revenant, les Petits Fan­fans… Dans ce sin­istre, une déli­cate poésie scin­tille par­fois, pit­toresque tas d’or­dures où luisent des vers-luisants : 

Qui c’est ? J’sais pas, mais alle est belle :
A s’lève en moi en Lun’ d’Été…

Et ce sont des sen­sa­tions trag­iques de mis­ère isolée, vagabonde dans les nuits de la grande ville morne : 

Haou…! T’en­tends pas ce hurlement ?
C’est l’cri des chiens d’fer, des r’morqueurs.
C’est le cri de l’U­sine en mal d’enfant,
C’est l’Dés­espoir actuel qui beugle ! 

Ain­si grelot­tante, san­glotante, ricanante de souf­france mod­erne, immé­di­ate, humaine, que ren­dent déjà plus digne en sa bassesse, l’idéal bal­bu­tié, la révolte grom­me­lante, la chan­son, comme celle de Jehan Ric­tus, atteint aune poignante poésie, plus vibrante cent fois que celle du Rêve-Creux symboliste. 

[/Henry Fèvre./]


Publié

dans

par

Étiquettes :