La Presse Anarchiste

Comment l’Etat enseigne la morale

[[Cha­pitre d’un livre parais­sant sous ce titre aux bureaux des Temps Nou­veaux et signé col­lec­ti­ve­ment par le groupe des Étu­diants socia­listes internationalistes.]]

Les devoirs envers l’État

Les devoirs envers l’É­tat doivent natu­rel­le­ment jouer un grand rôle dans un ensei­gne­ment pra­tique, des­ti­né à for­mer de bons citoyens. Mais l’i­dée que se font les mora­listes de cet État dif­fère de l’un à l’autre, et les défi­ni­tions qu’ils en donnent ne sont ni claires ni concor­dantes entre elles. 

« L’É­tat, c’est la com­mu­nau­té des citoyens » dit M-. Bur­deau [[ Manuel d’é­du­ca­tion civique, p. 28.]], et voi­là, d’un autre côté, Mme Grê­ville qui nous le repré­sente comme un être à part, créé par l’i­ma­gi­na­tion humaine [[ Ins­truc­tion morale et civique des jeunes filles, p. 2.]]. 

« Les habi­tants d’un pays ont cha­cun leurs affaires per­son­nelles, leur pain à gagner, leur famille à nour­rir. Le temps, et sou­vent l’ins­truc­tion néces­saire leur manquent pour s’oc­cu­per de ce qui est utile à tout le monde d’un bout à l’autre du pays. On a donc été for­cé d’i­ma­gi­ner un être qui rem­place tout le monde et qui s’ap­pelle État. »

Ce nou­vel être est doué de pro­prié­tés mer­veilleuses et les avan­tages qu’il pro­cure aux hommes qui l’ont créé sont mul­tiples. Dans le même ouvrage nous trou­vons l’é­nu­mé­ra­tion suivante : 

« L’É­tat nous assure les bien­faits de la civi­li­sa­tion, garan­tit la famille, la pro­prié­té, la liber­té, l’é­ga­li­té devant la loi. » 

Et si nous vou­lons savoir de quelle manière la famille se trouve garan­tie par l’É­tat, nous trou­vons la réponse suivante : 

« L’É­tat garan­tit la famille en lui assu­rant la durée de son exis­tence » (par l’état-civil ). 

L’É­tat est, d’a­près M. Steeg [[ Ins­truc­tion morale et civique, p. 117.]],« le tuteur des faibles et des petits, le défen­seur de l’ordre et des liber­tés publiques, le dis­pen­sa­teur de la justice. » 

D’un autre côté, sous forme de Minis­tère de l’In­té­rieur, il nous rend d’autres ser­vices encore [[Bur­deau. — Manuel d’é­du­ca­tion phy­sique, p. 41.]] : 

« L’É­tat n’a­git pas seule­ment dans ce minis­tère comme gar­dien sévère des lois : il est aus­si le pro­tec­teur de la sécu­ri­té des citoyens, le sou­tien des pauvres hon­nêtes, le refuge des malades et des infirmes. » 

En un mot, l’É­tat nous comble de bienfaits : 

« Nous pou­vons nous endor­mir tran­quilles chaque soir, cer­tains que l’É­tat veille pour nous. » [[Gré­ville, O.C., p. 103.]] 

Il est donc natu­rel que nous ayons de la recon­nais­sance envers cet être qui nous assure une sécu­ri­té et un bon­heur si par­faits. Aus­si la sym­pa­thie que nous devons à nos sem­blables, devons-nous la pra­ti­quer sur­tout envers l’É­tat qui est en droit d’exi­ger tout notre dévoue­ment. Mais pour que tout le monde serve fidè­le­ment cette sorte d’i­dole que nous nous sommes créée, il faut dans la socié­té une forte dis­ci­pline, sans quoi l’Être tout-puis­sant nous aban­don­ne­ra et les pires mal­heurs nous menaceront. 

« En effet, dans une socié­té orga­ni­sée, il faut que cer­tains com­mandent au nom de tous, et que le plus grand nombre obéisse. Sans chefs, il n’y a point d’ar­mée, point de gou­ver­nants, point de vie en com­mun. » [[Mabilleau, Cours de Morale, p. 19.]]. 

Et plus loin nous trouvons : 

« Il faut un gou­ver­ne­ment, sans quoi l’on tom­be­rait dans l’a­nar­chie, qui est l’é­tat où cha­cun com­mande, parce que per­sonne n’a le droit de le faire. » 

D’ailleurs

« Tout le monde convient de cette néces­si­té et la Décla­ra­tion qui ne l’in­dique même pas, tant cela est évident, se borne à poser les condi­tions dans les­quelles le gou­ver­ne­ment sera éta­bli dans l’É­tat. » [[Id., p. 20.]] 

« Tout le monde en convient » — cet argu­ment, avan­cé comme une preuve suprême, semble un peu étrange chez un moraliste.

Quand on passe au domaine de la Vie cou­rante, on s’y prend un peu autre­ment pour démon­trer la néces­si­té de la dis­ci­pline. On nous peint des catas­trophes ter­ribles arri­vées par là faute d’un seul homme, d’un ouvrier tenant un levier ou manœu­vrant un robi­net, par exemple ; la dis­ci­pline seule, cette chose « admi­rable et néces­saire qui fait des pro­diges » [[Gré­ville, O.C., p. 33.]] est consi­dé­rée comme une force empê­chant l’homme de jouer avec la vie de ses sem­blables. Cette dis­ci­pline est liée inti­me­ment au res­pect des lois, « cette grande chose sans laquelle il n’y aurait ni nation, ni citoyens ». Mais quelles sont les bases de ce res­pect dû aux lois ? C’est le pres­tige de la loi morale qui passe à la loi d’État. 

« La loi est l’ex­pres­sion de la rai­son et de la conscience de tout le monde. Puis­qu’il en est ain­si, pour­quoi n’au­rais-tu pas pour la loi d’É­tat le même res­pect que tu as pour la loi morale qui en est le prin­cipe et la source ? » [[Mabilleau, O.C, p. 43. ]] 

La loi de l’É­tat ayant son prin­cipe et son ori­gine dans la loi morale, et cette der­nière étant, selon le prin­cipe fon­da­men­tal des mora­listes, une et immuable tou­jours et par­tout, la loi d’É­tat doit acqué­rir les mêmes pro­prié­tés. Mais com­ment peut-on la recon­naître inva­riable et tou­jours conforme à l’ab­so­lue jus­tice, puis­qu’elle est « l’ex­pres­sion delà volon­té natio­nale ? » Et cette volon­té natio­nale peut-elle être tou­jours la même et peut-on nier la diver­si­té des opi­nions au sein d’une nation ? Mais quelles qu’elles soient, « la loi est l’ex­pres­sion de la volon­té natio­nale et il y a toute garan­tie pour qu’elle soit conforme à la jus­tice et à la rai­son [[Mabilleau, O.C, p. 62.]]. » 

D’ailleurs, ce qui importe sur­tout ici, c’est moins de démon­trer logi­que­ment un point de vue que de bien incul­quer aux élèves l’i­dée de l’o­béis­sance et du res­pect dû à toutes les lois existantes.

« C’est le res­pect de la loi qui fait les bons citoyens ; appre­nons donc dès l’en­fance à res­pec­ter les lois et leurs repré­sen­tants ! » [[Gré­ville, O.C, p. 34.]] 

« Il n’est pas digne d’un bon citoyen, digne d’un hon­nête homme de par­ler inju­rieu­se­ment des lois, même de celles qu’on vou­drait cor­ri­ger, réfor­mer ou abro­ger. Nous n’a­vons pas le droit de faire un choix, d’o­béir quand il nous plaît ». [[Steeg. — L’Hon­nête homme, p. 255.]] 

Cer­tains auteurs se passent même de tout rai­son­ne­ment tant soit peu théo­rique à ce sujet, M. Cha­la­met, par exemple, expose sous une forme de caté­chisme les notions de morale civique à l’u­sage de ses élèves : 

« Com­ment nomme-t-on la règle com­mune à laquelle tous les hahi­tants d’un pays obéissent ? — On nomme cette règle com­mune la Loi ; 

À quoi sert la loi ? — La loi fait connaître à cha­cun ses droits et ses devoirs. Elle assure la sécu­ri­té des per­sonnes et le res­pect de la propriété. 

Quel est le devoir de tout bon citoyen ? 

Le devoir de tout bon citoyen est d’o­béir à la loi. 

Savez-vous où se trouve la plus grande par­tie de la loi française ? 

Dans un gros livre qu’on appelle code. » 

On ne nous explique ni d’où la loi tire elle même cette connais­sance des devoirs et des droits de cha­cun, ni pour­quoi les bons citoyens doivent lui obéir. Ou plu­tôt, on donne une rai­son pour cette obéis­sance, mais cette rai­son est loin d’a­voir un carac­tère moral. 

« Qu’ar­rive-t-il, demande-t-on [[Lechantre, O.C, p. 165.]], si l’on refuse d’o­béir à la loi ou si l’on fait ce qu’elle défend ? On est for­cé à l’o­béis­sance ou puni par les magis­trats qui com­posent les tribunaux. » 

La force publique et la magis­tra­ture qui forment la sanc­tion morale, doivent natu­rel­le­ment être entou­rés d’un grand respect, 

« La magis­tra­ture, dit M. Lechantre dans une de ses maximes est une espèce de sacer­doce qu’on ne sau­rait envi­ron­ner de trop de respect. » 

Il en est de même des gen­darmes, qui figurent si sou­vent dans les livres de l’en­sei­gne­ment pri­maire. Presque par­tout, en effet, on trouve des gra­vures repré­sen­tant des gen­darmes emme­nant un mal­fai­teur, spec­tacle qui doit récon­for­ter la ver­tu des jeunes élèves. Voi­ci ce qu’on trouve dans un mor­ceau de lec­ture com­po­sé par M. Lechantre « d’a­près divers auteurs » : 

« La gen­dar­me­rie est un corps d’é­lite, com­po­sé d’an­ciens sol­dats et sous-offi­ciers, choi­sis avec soin par­mi les plus hon­nêtes et les plus cou­ra­geux… Les gen­darmes jouissent à juste titre de l’es­time et de la confiance des popu­la­tions qui voient en eux les défen­seurs du bon ordre et du bien public. »

Mal­gré tous les efforts faits pour ins­pi­rer le res­pect des lois, des doutes sur leur abso­lue jus­tice peuvent cepen­dant naître dans l’es­prit des enfants. Aus­si prend-on des pré­cau­tions, Dans le livre de J. Simon nous trou­vons la conver­sa­tion sui­vante [[Jules Simon.]] : 

« Puisque cette pauvre femme n’a pas fait de mal, pour­quoi est-elle aban­don­née par la loi ? 

— La loi, mon cher ami, garan­tit tous les droits comme tu le disais très bien tout à l’heure ; elle punit toutes les fautes, comme tu viens de le dire à pré­sent. Elle ne peut pas les empê­cher toutes ; elle ne peut pas non plus en sup­pri­mer toutes les conséquences. » 

Et un peu plus loin : 

« Tout ce que peut la loi pour pré­ve­nir les fautes, c’est de don­ner à tout le monde une bonne éducation, » 

On tâche de répondre d’a­vance à tous les doutes que l’ob­ser­va­tion de tous les jours peut faire naître. La jus­tice et les erreurs judi­ciaires consti­tuent un des phé­no­mènes qui sautent le plus aux yeux. Aus­si, le même auteur met-il habi­le­ment dans la bouche de l’en­fant une ques­tion à ce sujet et trouve la réponse vic­to­rieuse que voici : 

« Ce que je te recom­mande dès à pré­sent, c’est d’é­vi­ter l’es­prit de sys­tème et d’exa­gé­ra­tion. Tu enten­dras par­ler d’er­reurs judi­ciaires : il y en a sans doute ; mais en matière cri­mi­nelle l’er­reur consiste presque tou­jours à absoudre un cri­mi­nel, presque jamais à condam­ner un innocent. » 

Mais si notre pre­mier devoir de citoyens est d’o­béir aux lois, même quand elles ne nous plaisent pas, parce qu’elles ne sont pas autre chose que « la forme écrite du devoir [[Jules Simon, O.C, p. 34.]], il n’en a pas moins tou­jours été de même. Sous l’an­cien régime, on admet qu’il y avait des lois injustes qu’on avait non-seule­ment le droit, mais le devoir d’a­bo­lir. Main­te­nant elles tirent leur ori­gine de la volon­té natio­nale », mais pour qu’on ne soit pas ten­té de les chan­ger sui­vant les fluc­tua­tions de l’o­pi­nion, on déclare [[Mabilleau, O.C., p. 12.]] : 

« Les lois doivent être fixes quant à leurs dis­po­si­tions essentielles, »

Donc les lois actuelles doivent être fixes, res­pec­tées de tout le monde. La révolte contre elles est un crime contre la morale, une tra­hi­son envers la patrie. Ceux qui s’en rendent cou­pables sont « des rebelles, des fac­tieux, des enne­mis de l’ordre public, des traîtres au pays » [[Steeg. — L’Hon­nête homme, p. 252.]]. Mais en ce qui touche les lois qui ne sont plus en vigueur, ce qui était un crime devient un devoir. Non seule­ment on peut se révol­ter contre l’op­pres­sion, mais cette révolte est même pres­crite par la morale [[Id., id., p. 173.]] : 

« … Ceux-là aus­si sont cou­pables qui, pou­vant secouer le joug, ne le font pas, qui n’ont pas l’éner­gie et la per­sé­vé­rance néces­saires pour s’af­fran­chir ; car s’il n’est pas per­mis de confis­quer la liber­té d’au­trui, il n’est pas non plus per­mis d’a­lié­ner la sienne… » 

L’as­sas­si­nat poli­tique est presque jus­ti­fié dans le pas­sé. Le même auteur dit [[Id., id., p. 160.]] : 

« L’as­sas­si­nat poli­tique, qui pou­vait dans les temps d’u­sur­pa­tion et de vio­lence, pas­ser pour de l’hé­roïsme, ne sau­rait plus, dans notre socié­té démo­cra­tique, se colo­rer du moindre pré­texte ; il ne serait plus qu’un assas­si­nat de haine et de vile ven­geance, le fait d’un fou à enfer­mer ou d’un simple scélérat. » 

Quelques réflexions faites au sujet de l’an­cien régime méritent d’être signa­lées, à cause de leur dis­cor­dance avec les ten­dances des même mora­listes par rap­port à l’é­poque actuelle.

Ain­si M. Steeg dit : 

« L’ab­di­ca­tion de la volon­té, même entre les mains du plus sage, n’est pas un degré en avant dans la voie du pro­grès, elle est un arrêt et un recul. » 

Et M. Mabilleau : 

« On ne fonde pas l’or­ga­ni­sa­tion d’un pays sur l’es­poir que les forts seront bons et géné­reux ; les faibles, labo­rieux et résignés. » 

M, Mabilleau vou­dra bien accor­der sa pro­po­si­tion avec celle des auteurs des trai­tés de morale pour l’en­sei­gne­ment secon­daire. Tous parlent, au contraire, avec beau­coup d’a­bon­dance des devoirs des riches ; du bon et du mau­vais riche, de la cha­ri­té, et ils citent tous avec admi­ra­tion la parole où l’a­pôtre déclare qu’il ne serait qu’une cim­bale reten­tis­sante « s’il n’a­vait pas la cha­ri­té. » Soyons des cim­bales reten­tis­santes, dit M. Mabilleau, cela est indis­pen­sable pour fon­der l’or­ga­ni­sa­tion d’un pays. Libre à lui de le croire, mais il aura à s’ar­ran­ger avec MM. Janet, Boi­rac, etc., etc., qui répugnent abso­lu­ment à cette transsubstantiation. 

On fait aus­si lire aux enfants des mor­ceaux où la misère du peuple avant 1789 est peinte d’une façon élo­quente, et on accom­pagne cette lec­ture de réflexions dont quelques-unes sont inté­res­santes. Ain­si, dans le livre de M. L. Moy (livre de lec­ture) on trouve un frag­ment de Taine : « L’an­cien régime » (cor­tège du roi) et puis : 

« Morale. — Ce spec­tacle était fort beau ; mais qui le payait ? Le peuple. Nous savons (page 101), com­bien le peuple était misérable. 

« Aujourd’­hui l’É­tat donne des fêtes, ouvre des jar­dins publics, des musées ; mais ce luxe est payé par tout le monde et tout le monde peut en jouir. »

En géné­ral, main­te­nant les choses ont bien changé. 

« La Répu­blique, dit M. Lechantre, c’est la véri­té couronnée. » 

« La volon­té natio­nale ne favo­ri­se­ra jamais l’er­reur ni le vice, elle ne com­bat­tra jamais la véri­té ni la ver­tu » affirme M. Mabilleau. 

« Tous les dépu­tés et les séna­teurs veulent le bien du pays. » [[Gré­ville, O.C., p. 124.]]

Cepen­dant, de l’a­veu même du der­nier auteur, ils peuvent ne pas savoir en quoi ce bien consiste : « Les hommes ont trop de peine à sa voir ce qu’ils veulent eux-mêmes pour arri­ver à savoir ce que veulent les autres ». 

Com­ment alors être sûr que leurs déci­sions « ne com­bat­tront jamais la véri­té ni la vertu » ? 

Com­ment pour­ront-ils mon­trer aux citoyens leurs droits et leurs devoirs, décou­lant de la loi morale ? Il ne reste qu’à sup­po­ser que cette loi les gui­de­ra mal­gré eux et sans qu’ils s’en rendent compte. 

Quoi­qu’il en soit, on est sûr que le bien-être géné­ral est atteint depuis que : 

« Un magni­fique mou­ve­ment por­ta les nobles et les riches à abo­lir leurs pri­vi­lèges afin de décla­rer hau­te­ment, à la face de l’u­ni­vers, que tous les hommes étaient égaux, c’est-à-dire qu’ils avaient les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ce fut le point de départ de la Révo­lu­tion française… 

« Le tra­vail désor­mais payé pro­por­tion­nel­le­ment aux efforts du tra­vailleur, devint pour lui un enchan­te­ment et une joie. » [[Gré­ville, O.C. p. 76.]] 

Il nous suf­fi­ra de consta­ter ici le peu de chance qu’a Mme Hen­ri Gré­ville quand elle fait de la morale. 

« Tous les dépu­tés et les séna­teurs veulent le bien du pays », avait-elle dit, puis elle avait ajou­té : « Les hommes ont trop de peine à savoir ce qu’ils veulent eux-mêmes pour arri­ver faci­le­ment à savoir ce que veulent les autres. » Que de choses à conclure de ces deux courts pas­sages ! Tous les dépu­tés et les séna­teurs sont des hommes, madame, ce qui fait que vous leur refu­sez la pos­si­bi­li­té d’ar­ri­ver à savoir ce que veulent les autres, au moins faci­le­ment. Nous voyons bien que ce mot « faci­le­ment » est pré­ci­sé­ment là pour nous mon­trer les peines infi­nies du légis­la­teur. Vous insis­tez sur la trop grande peine qu’il y a pour nous à nous connaître nous-mêmes et vous en concluez à l’ex­trême dif­fi­cul­té de savoir les volon­tés des autres. Voi­là qui est bien, et séna­teurs et dépu­tés ne pour­ront pas ne pas vous être très recon­nais­sants de la façon dont vous vous sépa­rez ici des mau­vais pro­pos qui actuel­le­ment ont cours sur eux dans le monde. Mais vous ajou­tez qu’ils veulent le bien du pays, et alors beau­coup de dif­fi­cul­tés sur­gissent, car com­ment pour­rez-vous nous expli­quer qu’ils veulent le bien du pays, puisque vous posez qu’il est bien dif­fi­cile de connaître ce que veulent les autres, à moins que le bien du pays et la volon­té natio­nale, c’est-à-dire la volon­té des citoyens, ou, comme vous le dites, la volon­té des « autres » soient pour vous deux concepts impé­né­trables, ce qui est une opi­nion sub­ver­sive dont nous vous lais­sons la mater­ni­té, à moins encore que séna­teurs et dépu­tés ne soient pas des hommes, madame, à moins qu’ils ne soient le bien du pays même, et dans ce cas, et c’est vous qui le dites, ils auraient encore bien de la peine à se connaître eux-mêmes. 

Vous n’êtes pas plus heu­reuse, croyons-nous, quand vous par­lez de l’é­ga­li­té et de l’a­bo­li­tion des pri­vi­lèges : « Le tra­vail désor­mais payé pro­por­tion­nel­le­ment aux efforts du tra­vailleur devint pour lui un encou­ra­ge­ment et une joie. » Sans doute, madame, mais cet encou­ra­ge­ment et cette joie doivent être pour vous pro­fon­dé­ment dan­ge­reux. Car une aug­men­ta­tion de salaire ou un salaire plus éle­vé ne sont pas des choses qui sortent du domaine de la réa­li­té. L’aug­men­ta­tion de salaire appar­tient au genre des phé­no­mènes éco­no­miques, phé­no­mènes dont l’exis­tence maté­rielle est peu dou­teuse. Or, cette aug­men­ta­tion de salaire, vous la faites sor­tir par votre « désor­mais » de l’é­ga­li­té des droits et des devoirs, de même que vous fon­dez celle-ci sur la dis­pa­ri­tion de phases, éga­le­ment très réelles, celles des pri­vi­lèges des nobles et des riches, pri­vi­lèges dont le carac­tère éco­no­mique pré­do­mi­nant ne vous a pas échap­pé. Il est excellent, madame, de s’employer à déter­mi­ner aus­si dis­tinc­te­ment que vous le faites, la réa­li­té qui se cache sous une abs­trac­tion aus­si éle­vée que l’é­ga­li­té, et dans cette voie nous vous sui­vrons par­tout, où il vous plai­ra de nous gui­der. Mais avez-vous bien vu vous-même où vous alliez ? Dans le conte­nu de votre éga­li­té nous ne voyons que des choses réelles, que des notions éco­no­miques ; vou­driez-vous nous suivre jus­qu’à l’é­ga­li­té éco­no­mique et le terme éga­li­té n’im­plique-t-il pour vous que l’é­ga­li­té éco­no­mique, ou lais­sez-vous dans l’in­dé­ter­mi­na­tion pré­ci­sé­ment ce rési­du dont vous vous hâte­rez de faire sor­tir l’i­né­ga­li­té éco­no­mique. Il eût été avan­ta­geux pour nous tous, madame, de le dire expli­ci­te­ment et de ne pas trai­ter l’his­toire et la morale comme les traitent sou­vent les auteurs de mau­vais romans. 

Et voi­ci un autre tableau du bien-être actuel (livre de lec­ture de M. Moy) :

« La misère des pay­sans en 1793 (Taine).

Morale. Si aujourd’­hui un des gens de Culmont qui écri­vaient ces choses il y a cent ans pou­vait reve­nir dans son pays de Cham­pagne, il ver­rait les vignes pros­pères, les pay­sans heu­reux, l’im­pôt payé par tous et hon­nê­te­ment per­çu, il ver­rait tous les Fran­çais égaux devant la loi, égaux dans la liber­té. Et j’i­ma­gine qu’il dirait : Mes enfants, oh ! remer­ciez Dieu qui vous a fait vivre dans ce temps ! Aimez cette bonne France où vous vivez main­te­nant, bénis­sez la liber­té ; c’est elle qui nous a don­né un bon­heur que ne connurent jamais nos pauvres grands-pères ; mais soyez dignes de cette liberté. » 

Grâce à cette liber­té les hommes ont reçu, paraît-il, la pos­si­bi­li­té de déve­lop­per toutes leurs facul­tés. Nous trou­vons en effet le pas­sage sui­vant : [[Gré­ville, O.C, p. 96.]] 

« La liber­té dont nous jouis­sons nous garan­tit le com­plet déve­lop­pe­ment de nos forces phy­siques et morales. Aus­si notre pre­mier devoir de recon­nais­sance envers l’É­tat qui nous donne ce grand bien­fait doit-il être de consa­crer à sa pros­pé­ri­té les facul­tés dont nous lui devons la jouis­sance, c’est-à-dire que cha­cun de nous est tenu de son­ger au bien-être de la patrie. » 

L’É­tat est ici confon­du avec la patrie et c’est dans la recon­nais­sance que nous éprou­vons pour la liber­té dont nous jouis­sons que se trouve la source de notre dévoue­ment à l’É­tat et, par consé­quent, pour la patrie. Alors si on appar­tient à un pays qui ne jouit pas de tous ces bien­faits, est-on dis­pen­sé d’être patriote ? Le patrio­tisme était-il aux yeux des mora­listes, un devoir moral avant 1789 ? Est-il per­mis de subor­don­ner les règles de la morale, fixes et abso­lues aux yeux des mora­listes mêmes, aux ques­tions de forme poli­tique de telle ou telle époque ? 

Après avoir par­lé de Liber­té, Mme Gré­ville trouve néces­saire de par­ler aus­si d’É­ga­li­té et elle aborde ce point d’une façon qui peut éton­ner d’a­bord. [[Gré­ville, O.C., p. 96.]] 

« On aurait eu beau décré­ter, dit-elle, par toutes les lois ima­gi­nables que les hommes étaient libres, ils n’au­raient pas pu l’être si en même temps ils n’é­taient pas deve­nus égaux. » 

Mais la dif­fi­cul­té se résout plus loin toute seule : c’est l’É­ga­li­té devant la loi, « devant la loi, remar­quez ce mot », ajoute l’au­teur, qui rend la liber­té pos­sible sans ins­ti­tuer l’é­ga­li­té de fait que l’au­teur déclare impos­sible, tant que les hommes n’ont pas les mêmes devoirs et ne pra­tiquent pas les mêmes vertus. 

« Cette façon de com­prendre l’É­ga­li­té, ajoute-t-elle, nous amène à la Fra­ter­ni­té qui com­plète notre belle devise républicaine. » 

Elle ne s’ex­plique pas d’une façon plus éten­due sur ce qu’elle a vou­lu dire et le mot « Fra­ter­ni­té » ne paraît être pla­cé là, en effet, que pour com­plé­ter la devise. 

Les lois natu­relles étant toutes recon­nues justes, les mora­listes s’ap­pliquent à expli­quer les formes de la consti­tu­tion actuelle et à démon­trer que ce sont elles pré­ci­sé­ment qui sont conformes à la morale. On montre (Mab.) les avan­tages de l’é­lec­tion du pré­sident de la Répu­blique par les chambres et non par les citoyens direc­te­ment, on défend le sys­tème des deux chambres. 

« Les deux chambres que la Consti­tu­tion de 1875 a ins­ti­tuées ne sont nul­le­ment en oppo­si­tion l’une avec l’autre, elles col­la­borent au même tra­vail ; ce sont des asso­ciées qui n’ont qu’un but, qu’une pré­oc­cu­pa­tion : l’in­té­rêt du pays. » 

« Les séna­teurs, dit une maxime de M. Lechantre, sont comme les frères aînés des députés. » 

Et aus­si­tôt après vient un mor­ceau de lec­ture, inti­tu­lé : L’u­ti­li­té du Sénat. 

Le man­dat impé­ra­tif est-il défen­du par la Loi ? on a pour ce cas une morale toute prête. [[Gré­ville, O.C., p. 97.]] 

« Comme le can­di­dat a dû en se pré­sen­tant publier un pro­gramme qui a été accep­té par ses élec­teurs et où il indique le sens dans lequel il vote­ra à la Chambre ; il doit natu­rel­le­ment, après qu’il est élu, res­ter fidèle à ses enga­ge­ments, mais les citoyens ne sau­raient pré­tendre l’y for­cer, la loi inter­di­sant le man­dat impératif. » 

Dans tous les cas, c’est la loi morale qui se met au ser­vice de la loi d’É­tat. Nous la voyons aus­si contri­buer à des­si­ner l’i­déal du bon citoyen. Voi­là com­ment la repré­sente M. Le Peyre : [[J. Le Peyre, Opus­cule du maître, p. 47.]] 

« On sait aus­si qu’il est sage­ment répu­bli­cain, qu’il ne se paie pas de mots sonores, et que, s’il croit à la per­fec­ti­bi­li­té de notre orga­ni­sa­tion sociale, il est fer­me­ment convain­cu que les amé­lio­ra­tions dési­rables ne peuvent se réa­li­ser d’un seul coup, en ver­tu d’une for­mule magique. » 

On indique ain­si le par­ti poli­tique auquel on doit appar­te­nir si l’on veut se confor­mer à la morale. 

On trouve le même pro­cé­dé de rai­son­ne­ment dans la défense que les mora­listes pré­sentent du sys­tème parlementaire. 

Ce sys­tème, organe prin­ci­pal de l’É­tat contem­po­rain, est par­ti­cu­liè­re­ment l’ob­jet de leur enthou­siasme. Il a pour eux une mul­ti­tude d’a­van­tages, aus­si bien théo­riques que pra­tiques. M. Steeg met en avant « l’ordre et la rai­son » pour jus­ti­fier le sys­tème tout pra­tique de la majorité. 

« L’ordre et la rai­son veulent, dit-il [[Steeg, O.C., p. 232.]], que ce soit la majo­ri­té qui
commande. » 

Mais ce n’est pas pour lui le seul avan­tage. Un peu plus loin il émet une autre consi­dé­ra­tion, non moins importante. 

« Le suf­frage uni­ver­sel ferme l’ère des révolutions. » 

Mme Gré­ville se place au même point de vue : 

« Ce sys­tème est admi­rable parce qu’il enlève au pays toutes les chances de révo­lu­tion et lui donne les plus grandes garan­ties de sécu­ri­té qui se puissent avoir. » 

Le par­le­men­ta­risme étant une chose aus­si pré­cieuse, il est nature qu’un bon citoyen croie de son devoir de contri­buer au fonc­tion­ne­ment de ce sys­tème. Aus­si l’abs­ten­tion est-elle condam­née par tous les moralistes. 

« Est-ce un devoir de voter, demande M. Dupuy ? 

« C’est un devoir de voter. Celui qui ne vote pas est un égoïste qui se com­porte comme s’il était un étran­ger dans sa Patrie. » 

Et M. Lechantre s’ex­plique d’une façon encore plus décisive.

« Celui qui ne vote pas est un égoïste qui ne mérite pas d’être Fran­çais. » Et une « maxime » pla­cée au bout de sa leçon dit : « Ne pas voter, c’est vou­loir être esclave. » 

Nous trou­vons de plus chez le même auteur plu­sieurs pages où, sous la forme de récit ins­truc­tif, on fait une cri­tique du socia­lisme. Pour mon­trer la façon dont M. Bur­deau s’y prend, il faut l’ex­po­ser un peu longuement. 

Les choses se passent le jour de paie dans une mine qu’un ins­ti­tu­teur est venu visi­ter, accom­pa­gné de ses élèves. Un ouvrier se voit rete­nir une por­tion consi­dé­rable de son salaire, comme amende pour des jour­nées man­quées pen­dant la semaine et en exprime son mécon­ten­te­ment. Un contre­maitre lui répond : « Tu devais bien un peu t’y attendre, Simon. Te voi­là encore dans l’embarras. Je parie que tu as fait des dépenses au caba­ret, pen­dant tes absences de la semaine. » 

Et bien, cet ouvrier qui va au caba­ret, « c’est l’ou­vrier col­lec­ti­viste. » On com­mence par nous le repré­sen­ter comme un ivrogne ; et le texte est même accom­pa­gné d’une gra­vure repré­sen­tant les trois per­son­nages, ins­ti­tu­teur, contre­maitre et ouvrier col­lec­ti­viste dont le der­nier ne se tient même pas tout à fait d’a­plomb sur ses jambes. Puis, M. Bur­deau met dans la bouche du col­lec­ti­viste quelques phrases contre l’ex­ploi­ta­tion patronale. 

L’ou­vrier se plaint de ce que le pro­duit de son tra­vail lui soit enle­vé par les pro­prié­taires de la mine au fur et à mesure qu’il est obte­nu. La réponse de l’ins­ti­tu­teur, par sa naï­ve­té, sem­ble­rait faite exprès pour jeter le dis­cré­dit sur lui. « Mais ce que vous me racon­tez là, c’est une his­toire d’es­claves, et il n’y en a plus en France ; la révo­lu­tion a déli­vré les der­niers serfs dans la nuit du 4 août 1789. » 

La conver­sa­tion conti­nue. L’ins­ti­tu­teur cherche à per­sua­der à l’ou­vrier que le patron, lui aus­si, tra­vaille. « Je lui ai même enten­du dire, dit-il, qu’il avait un gros tra­vail et qu’il veille­rait jus­qu’à minuit pas­sé. Et vous, où allez-vous de ce pas ? À quel ouvrage pas­sez-vous la nuit?… » 

Pour aug­men­ter le mérite du direc­teur (qui tra­vaille même la nuit, pen­dant que les ouvriers se reposent), l’ins­ti­tu­teur fait remar­quer qu’il peut faire une inven­tion utile, inven­ter une autre lampe Davy, par exemple, et que par consé­quent un mil­lion par an ne serait pas de trop, dans ce cas, pour son trai­te­ment. Mais, comme les direc­teurs-inven­teurs sont rares, il n’in­siste pas sur cette idée et passe aux mérites des action­naires, sans les­quels l’ou­vrier ne pour­rait rien pro­duire : « Ce capi­ta­liste, avouez-le, cama­rade, — Conclut-il, — il vous a ren­du un fier service. » 

Ensuite la conver­sa­tion conti­nue (main­te­nant sous le titre : Res­pec­tons le capi­tal). L’ou­vrier col­lec­ti­viste disant que le capi­tal n’ap­par­tient qu’à une mino­ri­té, et que la plu­part n’ont rien, l’ins­ti­tu­teur répond : « La plu­part ?… Voi­là un mot qui n’est pas sûr ! En France, il y a plus de gens qui ont un capi­tal, qu’il n’y a de gens sans rien devant eux. Les capi­ta­listes sont la majo­ri­té depuis la Révo­lu­tion. »

À quoi le col­lec­ti­viste ne trouve autre chose à dire que d’ex­pri­mer le désir qu’au lieu d’a­voir une majo­ri­té de capi­ta­listes, tout le monde le soit. Il pose en même temps la ques­tion : « Pour­quoi y a‑t-il des pauvres et des riches ?» à laquelle l’ins­ti­tu­teur se borne à répondre par des phrases vagues, par­lant de « bien des choses » qui peuvent mener à la pau­vre­té. À la fin, il pré­cise et repré­sente le caba­ret comme source de tout le mal. 

« Avec de l’é­co­no­mie, on devient capi­ta­liste. », dit-il ; l’au­teur met cette belle maxime en carac­tères gras, pour mieux l’im­pri­mer, dans l’es­prit du lecteur. 

L’ins­ti­tu­teur en arrive même à repro­cher aux ouvriers leur rapa­ci­té. Il trouve que les ouvriers veulent avoir tout pour rien ; ils veulent deve­nir tout d’un coup capi­ta­listes par la révo­lu­tion sociale, tan­dis que d’autres, ouvriers aus­si, le deviennent par le tra­vail et n’ont pas vu leur livret de caisse d’é­pargne « tom­ber du ciel ni sor­tir du sol par l’ef­fet d’une révo­lu­tion ». Les ouvriers exigent tout sans y avoir tra­vaillé et veulent pri­ver du pro­duit de leur tra­vail les vrais travailleurs. 

Voi­ci le texte exact de ces reproches. On croi­rait à peine qu’ils sont adres­sés aux ouvriers. « Vous vou­driez avoir sans peine ce que les autres ont amas­sé au prix d’une vie de labeurs, par­fois en tra­vaillant plu­sieurs géné­ra­tions de père en fils. »

Le col­lec­ti­viste, confon­du par cet argu­ment irré­sis­tible, ne trouve plus rien à dire et se borne à répé­ter : « Pour­tant, il me semble que le col­lec­ti­visme est la véri­té. Moi, je suis collectiviste ! »

Mais comme il est déjà vain­cu, il l’avoue : 

« Il y a pour­tant du vrai dans ce que vous dites, M. l’Ins­ti­tu­teur, il fau­dra que j’y réflé­chisse. » Le contre­maitre lui répond par une phrase qui montre bien com­ment l’au­teur se repré­sente les socialistes.

« Voi­là une bonne parole, dit-il ; si tu com­mences à réflé­chir, tu n’es plus un col­lec­ti­viste. » Ain­si, le col­lec­ti­viste est un être qui est inca­pable de réflexion, sans comp­ter que c’est un ivrogne et un pares­seux. Comme argu­ment contre le socia­lisme, on ne peut pas dire que la consi­dé­ra­tion soit très forte. 

Cepen­dant, voi­là l’ou­vrier col­lec­ti­viste ébran­lé dans ses convic­tions. Mais ce qui achève de le convaincre, ce sont toutes les orga­ni­sa­tions éta­blies à la mine et décrites sous la rubrique : l’ou­vrier capi­ta­liste, la socié­té de pré­voyance, la caisse de retraites, le maga­sin coopé­ra­tif et sur­tout la mai­son ouvrière qu’on y achète au bout d’un cer­tain nombre d’an­nées. L’au­teur nous peint ici un tableau idyl­lique : une mai­son­nette bien propre, un jar­din, un pota­ger ; la femme de l’ou­vrier avec un enfant sur le bras, « la table mise avec la soupe fumante ». Une gra­vure appro­priée suit cette des­crip­tion. L’ou­vrier col­lec­ti­viste est défi­ni­ti­ve­ment confon­du, et il mani­feste ses nou­veaux sen­ti­ments en disant (ce qui est un com­men­ce­ment de sagesse) : 

« Tenez, contre­maitre, faites-moi ins­crire demain sur le registre de la caisse des retraites. » 

Com­ment ne pas dire, après une vic­toire si com­plète sur les socia­listes, ce que l’ins­ti­tu­teur dit en s’a­dres­sant au contremaitre : 

« Ces jeunes gens prennent avec vous d’ex­cel­lentes leçons de morale et d’é­co­no­mie, et je suis heu­reux, pour ma part, de vous entendre ! » 

Les ins­ti­tu­tions ana­logues aux caisses de retraites, socié­tés de pré­voyance, etc., ayant pour pou­voir de confondre les socia­listes, il est natu­rel que les mora­listes y ajoutent une grande impor­tance. Et, en effet, dans tous les livres de morale, depuis le livre de M. Jules Simon où se fait l’é­du­ca­tion civique com­plète d’un gar­çon et l’é­co­no­mie poli­tique de M. Bur­deau jus­qu’aux petits livrets de morale en forme de caté­chisme, nous voyons glo­ri­fier toute la série de ces ins­ti­tu­tions, et sur­tout ce qui leur sert de base, l’é­pargne. L’é­pargne per­met à l’ou­vrier de deve­nir capi­ta­liste, elle le pré­serve de la mala­die et du chô­mage ; en épar­gnant, dit-on, l’ou­vrier est sûr d’a­voir sa vie assu­rée. Voi­là ce que dit de cette sorte d’ins­ti­tu­tion M. Steeg : 

« La pré­voyance est plus facile aujourd’­hui que jamais ; la socié­té a éta­bli de nom­breuses et ingé­nieuses ins­ti­tu­tions qui s’a­dressent à tous les âges, à toutes les bourses, à toutes les situa­tions. Elle a ins­ti­tué des socié­tés de secours mutuels, des caisses de retraite pour la vieillesse, des caisses d’as­su­rances contre tous les risques, des caisses d’é­pargne qui recueillent pour les faire fruc­ti­fier, jus­qu’aux cen­times des écoliers. » 

D’autre part, dans le livret d’E­du­ca­tion morale (Dupuy, opusc. du maître), nous trouvons : 

« Qu’est-ce que l’épargne ? 

« L’é­pargne, fille de la pré­voyance, est la por­tion de nos res­sources que nous met­tons de côté pour les jours sans tra­vail. Viennent la mala­die, le chô­mage, la vieillesse, l’é­pargne nous sou­tien­dra ; gar­dons une poire pour la soif. 

« Si l’argent est rond pour rou­ler, il est aus­si plat pour s’empiler », nous dit à son tour M. Bur­deau. [[Bur­deau. — Eco­no­mie poli­tique, p. 37.]] 

« Ayez un livret de caisse d’épargne, dit à ses petits élèves M. Cha­la­mel, et ensuite il dépend en grande par­tie de vous, d’ar­ri­ver non à la richesse, mais à l’aisance. »

Et à la fin du para­graphe, l’é­lève récite : 

« Je ne ferai pas de dépenses inutiles, je pen­se­rai à l’a­ve­nir, j’au­rai un livret de caisse d’épargne. » 

On habi­tue les enfants à aimer l’argent et à l’a­mas­ser. Dans le livre de Jules Simon, son petit héros dit avec fier­té qu’il pos­sède une somme consi­dé­rable à la caisse d’E­pargne ; ailleurs, nous voyons aus­si consi­dé­rer cela comme un honneur. 

« Lors­qu’un élève a mis vingt sous, c’est-à-dire un francs, la caisse d’E­pargne sco­laire, dit M. Bur­deau, l’ins­ti­tu­teur remet cette somme à la grande caisse d’é­pargne. L’é­lève reçoit en échange un livret, et son nom est ins­crit sur les registres de l’E­tat avec ceux des dépo­sants ; c’est un véri­table honneur. » 

Dans l’a­ve­nir, les pers­pec­tives les plus attrayantes se dressent devant l’en­fant qui reçoit cette éducation : 

« Un enfant qui aurait pris dès l’âge de sept ans l’ha­bi­tude de ver­ser deux sous par semaine à la caisse d’é­pargne sco­laire, se trou­ve­rait, le jour de sa majo­ri­té, à la tête d’un petit capi­tal de plus de cent francs. »

Et par­tout, dans les manuels comme dans les livres de lec­ture pour les enfants, nous trou­vons cette morale de l’é­pargne, cet amour de l’argent, ce désir d’en amas­ser, éri­gé en idéal moral. Entre autre défauts d’un enfant, figure tou­jours le manque de prévoyance. 

« Dès que Jules a un sou, il le dépense ; il ignore le che­min de la caisse d’é­pargne.… Il n’au­ra jamais d’a­vance et sera tou­jours dans l’embarras. Pre­nons l’ha­bi­tude de l’é­co­no­mie [[J. Le Peyre, O.C., p. 31.]]

Avec de l’é­co­no­mie on est riche et heu­reux, — voi­là le prin­cipe com­mun à tous les mora­listes. L’ou­vrier bien ver­tueux peut jouir d’un bon­heur par­fait. Tout, en effet, concourt, dans la socié­té actuelle, à rendre heu­reuse la vie de l’ou­vrier — telle est leur pen­sée. Voi­là le tableau qu’ils nous des­sinent : l’ou­vrier, après avoir débat­tu en toute liber­té les condi­tions de son tra­vail [[Bur­deau, Morale, p. 72.]] et choi­si le métier qui lui plaît, reçoit un salaire, ce qui vaut beau­coup mieux que de tou­cher le pro­fit comme le fait l’en­tre­pre­neur, car l’ou­vrier, lui, ne risque rien. 

« Le salaire est donc un moyen très com­mode pour l’employé et l’ou­vrier, d’a­voir leur part de pro­duits à l’en­tre­prise où ils travaillent. » 

Ce salaire, les mora­listes le consi­dèrent comme lar­ge­ment suf­fi­sant aux besoins de l’ou­vrier. Voi­ci la conver­sa­tion que nous trou­vons dans le livre de Jules Simon : 

« Eh bien, dans les fabriques, les femmes peuvent gagner des salaires de trois francs et sou­vent davan­tage ; les enfants ont, par semaine, de sept à dix francs. Un bon ouvrier gagne cou­ram­ment ses cinq francs par jour. 

« — À ces prix-là, mon par­rain, remarque l’en­fant, une famille d’ou­vriers où tout le monde tra­vaille, le père, la mère et les enfants, peut être véri­ta­ble­ment riche. 

«— En voi­là, mon Jean­nin, qui peuvent mettre à la caisse d’é­pargne, et à la caisse de la vieillesse, et pro­fi­ter de toutes les ins­ti­tu­tions dont nous avons par­lé l’autre jour ! [[J. Simon, o.c., p. 117.]]

L’ou­vrier peut tou­jours, de plus, espé­rer deve­nir capi­ta­liste, car :

« Depuis 1789, dit M. Bur­deau, un nombre immense de simples ouvriers sont deve­nus pro­prié­taires. La majo­ri­té des Fran­çais sont des pro­prié­taires sérieux. Espé­rons que bien­tôt ils le seront tous » [[J. Simon, o.c., p.117.]]

Les élèves doivent exer­cer leur esprit dans cette direc­tion. Nous trou­vons dans un devoir de rédaction : 

« Mon­trez que jamais la France n’a pros­pé­ré comme sous la Répu­blique actuelle ». 

Mais ce ne sont pas les seuls argu­ments des mora­listes. Ils cal­culent l’aug­men­ta­tion du bien-être géné­ral d’a­près les chif­frés de mor­ta­li­té dont, la dimi­nu­tion leur per­met de faire le rai­son­ne­ment suivant :

« 37,500 per­sonnes sau­vées chaque année de la mort occa­sion­née par la misère : voi­là ce que fait le pro­grès de la civi­li­sa­tion. Tels sont les bien­faits d’un bon gou­ver­ne­ment qui assure à la nation le res­pect de ses voi­sins et la paix, et qui main­tient au-dedans le bon ordre et l’o­béis­sance aux lois. »

Les avan­tages maté­riels sont accom­pa­gnés d’a­van­tages moraux et intel­lec­tuels. M. Bur­deau repré­sente les machines comme contri­buant au déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel de l’ou­vrier en même temps qu’elles amé­liorent sa situa­tion maté­rielle. À ce sujet, on trouve aus­si un devoir de rédac­tion. L’é­lève répond à la lettre d’un ouvrier qui se plaint de la div­sion du tra­vail et de l’a­bru­tis­se­ment cau­sé par la machine : 

« Vous le conso­lez, lisons-nous [[Bur­deau, Eco­no­mie poli­tique, p. 23.]], en lui mon­trant, dans une lettre, qu’a­vant la machine, l’ou­vrier gagnait moins et s’é­pui­sait dans des tra­vaux de force qui l’a­bru­tis­saient bien plus. Aujourd’­hui, sor­ti de l’a­te­lier, il peut se récréer et s’é­le­ver l’es­prit à la biblio­thèque populaire ». 

Une des choses qui prêtent le plus sujet à l’ad­mi­ra­tion, quand on lit les ouvrages de nos auteurs, est la per­fec­tion avec laquelle ils sont arri­vés à s’abs­traire du milieu réel pour pla­ner dans les hautes sphères de la spé­cu­la­tion morale ; ils sont deve­nus vrai­ment de purs esprits et de purs esprits moraux. Rien ne les étonne plus ni ne les arrête. Plus de dif­fi­cul­tés : elles sont toutes apla­nies. Vou­lant mon­trer les avan­tages nou­veaux et vrai­ment inouïs dont est com­blé le pro­lé­taire, quelques chiffres et la chose est faite. 37,500 per­sonnes ne sont pas mortes de faim et notre civi­li­sa­tion est la meilleure des civi­li­sa­tions, et M. Bur­deau est le meilleur des mora­listes. Mais si, au lieu de citer le chiffre des gens qui ne sont pas morts de faim (et mal­gré le peu de sym­pa­thie que nous ins­pire l’ordre social actuel et quoi qu’en disent les chiffres et M. Bur­deau, ils doivent être pour­tant plus nom­breux que cela encore), si M. Bur­deau, qui appar­tient main­te­nant au royaume des ombres, allait inter­ro­ger les gens qui sont morts de faim ? C’est eux qu’il eût fal­lu comp­ter, c’est eux qu’il eût fal­lu inter­ro­ger, c’est eux qui auraient pu répondre même mieux qu’un chef de bureau de sta­tis­tique d’un minis­tère et faire un déve­lop­pe­ment sur ce thème : Mon­trez que jamais la France n’a pros­pé­ré comme sous la Répu­blique actuelle ». Les cent et quelques mille citoyens Fran­çais qui meurent tous les ans de besoin, voi­là d’ex­cel­lents témoins de prospérité.

Depuis 1789, un nombre immense de simples ouvriers sont deve­nus pro­prié­taires, — et entre autres M. Bur­deau. Mais M. Bur­deau est M. Bur­deau et, pour qu’un nombre soit immense, il faut qu’il soit bien grand. Beau­coup plus grand même que le nombre total des habi­tants de la France, que l’on peut déter­mi­ner du moins approxi­ma­ti­ve­ment. La majo­ri­té des Fran­çais sont des pro­prié­taires sérieux, — M. Bur­deau m’a tout l’air, en effet, d’a­voir été un sérieux pro­prié­taire, mais nous ne savons si la majo­ri­té des Fran­çais sont des pro­prié­taires sérieux ou non. M. Bur­deau le savait, sans doute, puis­qu’il le disait, mais si M. Bur­deau était un sérieux pro­prié­taire, il n’é­tait cer­tai­ne­ment pas un sta­tis­ti­cien sérieux. 

Cepen­dant si le sort de l’ou­vrier est si heu­reux, pour­quoi les mora­listes emploient-ils tant d’ef­forts pour lui ins­pi­rer la patience et la rési­gna­tion ? Faut-il per­sua­der à un homme heu­reux qu’il ne doit pas se révol­ter contre sa situa­tion ? C’est ce qu’on fait pour­tant par tous les moyens : démons­tra­tions théo­riques, caté­chismes, devoirs de rédac­tion, gra­vures, récits, etc. On com­mence à glo­ri­fier le tra­vail comme étant la vraie des­ti­née de l’homme, et il y a quelque chose de cho­quant dans cet éloge du tra­vail adres­sé à l’ou­vrier qui sait mieux que per­sonne ce qu’il faut en pen­ser. M. Steeg dit avec emphase :

« Le tra­vail est notre champ de bataille. Comme les armées vont au com­bat, musique en tête, tam­bour bat­tant, pour conqué­rir la gloire des armes, ain­si nous devons aller au tra­vail : vive­ment comme de braves gens, pleins de cou­rage et de vaillance, sûrs de nous-mêmes et de la victoire ». 

Chez M. Dupuy (Livret de morale, Opus­cule du Maître), on trouve : 

« Dans toutes les condi­tions de la vie, le tra­vail est néces­saire… La digni­té humaine ne s’en­tre­tient que par le travail ». 

On peut rap­pro­cher ces mots de ceux dits par le même auteur un peu plus loin :

« À moins d’être ren­tier, il faut tra­vailler pour vivre ».

C’est-à-dire que les ren­tiers peuvent se pas­ser de la condi­tion néces­saire de la « digni­té humaine ». L’o­pi­nion que M. Dupuy s’est faite des ren­tiers mérite d’être signalée. 

En géné­ral, la ques­tion de savoir si les ren­tiers tra­vaillent laisse les mora­listes un peu per­plexes. D’un côté, le tra­vail est un devoir géné­ral pour tout le monde, de l’autre, visi­ble­ment les riches ne tra­vaillent pas et M. Dupuy lui-même l’ad­met. Mme Gré­ville se tire d’embarras avec le rai­son­ne­ment suivant : 

« Il (le riche) doit alors tra­vailler à s’ins­truire, à se per­fec­tion­ner dans un art ou dans une science. Il doit s’ef­for­cer de se rendre utile à ceux qui tra­vaillent en leur faci­li­tant les moyens de pro­duire ; enfin, il doit s’oc­cu­per de faire quelque chose pour lui ou pour autrui. C’est ce genre de tra­vail qui occupe les gens riches, qu’on aurait tort de consi­dé­rer comme des oisifs et des inutiles. »

L’ou­vrier ne doit donc pas envier les gens riches au point de vue du tra­vail ; il ne le doit pas non plus au point de vue de la satis­fac­tion de ses besoins : 

« Un des moyens les plus sûrs d’être heu­reux, c’est d’être modé­ré dans ses dési­rs… dit M. J. Le Peyre, c’est pour­quoi il ne faut pas envier ce qu’on a cou­tume de consi­dé­rer comme les heu­reux du monde… Ils ont plus de dési­rs et de besoins que les autres, et, comme ils ne peuvent les satis­faire tous, ils souffrent davan­tage… Le pauvre qui se contente de ce qu’il a, l’ou­vrier qui se tient pour satis­fait du salaire qui le fait vivre est plus heu­reux que le riche insatiable. »

La patience et la rési­gna­tion figurent dans tous les livres par­mi les qua­li­tés qu’il faut avoir. Dans le livre d’é­lève du même auteur, nous trou­vons le dia­logue suivant :

« Quand fait-on acte de patience ?

« On fait acte de patience quand on sup­porte les contra­rié­tés et les souf­frances sans révolte. 

« Quand fait-on preuve de résignation ?

« On fait preuve de rési­gna­tion quand on accepte telles quelles sont les choses qu’on ne peut pas changer. »

Et plus loin, l’é­lève pro­met de ne pas se révol­ter, d’être satis­fait de son sort. 

« Je repous­se­rai, dit-il, loin de moi tout sen­ti­ment de haine et de ven­geance. Je m’ef­for­ce­rai d’être content de mon sort. »

Les devoirs par­ti­cu­liers des ouvriers découlent de ces prin­cipes géné­raux. Voi­ci, d’a­près M. Steeg, l’i­déal d’un hon­nête ouvrier :

« L’hon­nête ouvrier n’ouvre pas son cœur à l’en­vie, ses lèvres et ses oreilles à la médi­sance où à la calom­nie contre son patron ; il ne cherche pas à lui nuire, à le décon­si­dé­rer, il ne le regarde pas comme un enne­mi. C’est un homme qui a besoin de lui, mais dont il a besoin, qui lui pro­cure de l’ou­vrage, le pain quo­ti­dien, la sub­sis­tance de sa famille. L’employé a le droit de refu­ser ses bras ; il peut se mettre en grève, s’as­so­cier à ses cama­rades pour une grève géné­rale, bien que ce moyen dan­ge­reux doive être réser­vé comme une res­source suprême. Les grèves risquent sou­vent, non seule­ment d’af­fa­mer cruel­le­ment les ouvriers et leurs familles, non seule­ment de rui­ner les patrons, mais de rui­ner aus­si les indus­tries et de por­ter un coup à la richesse natio­nale. En tout cas l’ou­vrier qui se met en grève doit res­pec­ter scru­pu­leu­se­ment la liber­té de ses cama­rades, qui ne jugent pas à pro­pos d’i­mi­ter son exemple. »

Tout en condam­nant les grèves, les mora­listes ne peuvent pas se déci­der à les inter­dire, car le droit de grève est recon­nu par la loi, ce qui prime pour eux toute autre consi­dé­ra­tion. Cela ne les empêche pas de pré­ve­nir contre elles ceux qui sont des­ti­nés à deve­nir des ouvriers modèles. Voi­ci la conver­sa­tion qu’on trouve à ce sujet chez M. Mabilleau :

« La grève est une guerre, elle fait du tort à tout le monde. Quand les ouvriers, se lais­sant séduire par les belles paroles des meneurs, se coa­lisent sans motifs sérieux, ils mangent leurs éco­no­mies sans rai­son et s’en­dettent ; le patron perd de l’argent et quel­que­fois il perd aus­si, au grand dom­mage de la nation, ses clients qu’il ne peut satis­faire et qui vont ache­ter en d’autres pays. 

«  — Que faut-il faire alors, mon frère ?

« — Il faut, là comme en toute cir­cons­tance de la vie, avoir du bon sens et faire preuve d’un peu de patience. Les notions d’é­co­no­mie poli­tique que tu as apprises ont mis dans ta tête cer­tains germes de véri­té ; ces germes mûri­ront quand tu auras pas­sé quelques années à l’a­te­lier, si tu ne gâtes pas tout cela en vou­lant faire le malin et par­ler de tout à tort et à travers. 

« Médite bien, quand tu auras plus tard une réso­lu­tion à prendre dans tes rap­ports avec le patron, cette véri­té qui se dégage de l’en­sei­gne­ment que tu as reçu. Quelle que soit la diver­si­té des sen­ti­ments indi­vi­duels, il existe une har­mo­nie géné­rale des inté­rêts éco­no­miques. Le tra­vail, l’in­tel­li­gence et le capi­tal ont besoin les uns des autres : leur asso­cia­tion fait la richesse. Mieux ils s’en­tendent, plus cha­cun profite. »

M. Jules Simon arrive à la même conclu­sion, qui est du reste celle qui doit se déga­ger de tout cet ensei­gne­ment. Voi­ci la conversation :

« Mon enfant, lui dis-je, sais-tu quel est le plus grand ser­vice qu’on puisse rendre aux patrons et aux ouvriers ?

« — Quel est-il, mon parrain ?

« — C’est de leur per­sua­der aux uns et aux autres que leurs inté­rêts, loin d’être oppo­sés comme ils le croient quel­que­fois, sont abso­lu­ment les mêmes. »

Comme on voit bien que M. Jules Simon a été membre de l’Internationale !

Même les livres à l’u­sage des écoles de filles n’ou­blient pas de par­ler de la grève et de mon­trer le rôle que la femme doit y jouer. Elle doit per­sua­der à son mari de ne pas suivre les conseils des mécon­tents et exer­cer sur lui une influence conciliatrice. 

« Que la rési­gna­tion patiente qui n’ex­clut pas, loin de là, le désir des amé­lio­ra­tions, règne à l’a­te­lier comme au foyer, dit Mme Gré­ville. C’est à la femme, par sa dou­ceur et ses bons conseils, de per­sua­der l’homme de cette vérité. »

Nous avons vu que les mora­listes ont fait tous leurs efforts, ont appli­qué toutes leurs res­sources pour bien incul­quer aux enfants le res­pect de la pro­prié­té. Il serait inté­res­sant de savoir ce qui reste de cet ensei­gne­ment dans l’es­prit des élèves. Nous pou­vons recueillir dans le petit livre de M. Pavette un aveu qui jette sur cette ques­tion une cer­taine lumière. 

« Il m’est arri­vé, dit-il, lors de mon début dans l’ins­pec­tion, de deman­der à des enfants pour­quoi ils ne doivent pas prendre des fruits, et de rece­voir des réponses dans ce genre : — Parce que les gen­darmes nous met­traient en pri­son. — Et si vous étiez sûrs que les gen­darmes ne vous ver­raient point, en pren­driez-vous ? Et ils répon­daient sans sour­ciller : « Oui, Monsieur. »

[/​Le Groupe des Étu­diants socia­listes Inter­na­tio­na­listes./​]

La Presse Anarchiste