[[Chapitre d’un livre paraissant sous ce titre aux bureaux des Temps Nouveaux et signé collectivement par le groupe des Étudiants socialistes internationalistes.]]
Les devoirs envers l’État
Les devoirs envers l’État doivent naturellement jouer un grand rôle dans un enseignement pratique, destiné à former de bons citoyens. Mais l’idée que se font les moralistes de cet État diffère de l’un à l’autre, et les définitions qu’ils en donnent ne sont ni claires ni concordantes entre elles.
« L’État, c’est la communauté des citoyens » dit M-. Burdeau [[ Manuel d’éducation civique, p. 28.]], et voilà, d’un autre côté, Mme Grêville qui nous le représente comme un être à part, créé par l’imagination humaine [[ Instruction morale et civique des jeunes filles, p. 2.]].
« Les habitants d’un pays ont chacun leurs affaires personnelles, leur pain à gagner, leur famille à nourrir. Le temps, et souvent l’instruction nécessaire leur manquent pour s’occuper de ce qui est utile à tout le monde d’un bout à l’autre du pays. On a donc été forcé d’imaginer un être qui remplace tout le monde et qui s’appelle État. »
Ce nouvel être est doué de propriétés merveilleuses et les avantages qu’il procure aux hommes qui l’ont créé sont multiples. Dans le même ouvrage nous trouvons l’énumération suivante :
« L’État nous assure les bienfaits de la civilisation, garantit la famille, la propriété, la liberté, l’égalité devant la loi. »
Et si nous voulons savoir de quelle manière la famille se trouve garantie par l’État, nous trouvons la réponse suivante :
« L’État garantit la famille en lui assurant la durée de son existence » (par l’état-civil ).
L’État est, d’après M. Steeg [[ Instruction morale et civique, p. 117.]],« le tuteur des faibles et des petits, le défenseur de l’ordre et des libertés publiques, le dispensateur de la justice. »
D’un autre côté, sous forme de Ministère de l’Intérieur, il nous rend d’autres services encore [[Burdeau. — Manuel d’éducation physique, p. 41.]] :
« L’État n’agit pas seulement dans ce ministère comme gardien sévère des lois : il est aussi le protecteur de la sécurité des citoyens, le soutien des pauvres honnêtes, le refuge des malades et des infirmes. »
En un mot, l’État nous comble de bienfaits :
« Nous pouvons nous endormir tranquilles chaque soir, certains que l’État veille pour nous. » [[Gréville, O.C., p. 103.]]
Il est donc naturel que nous ayons de la reconnaissance envers cet être qui nous assure une sécurité et un bonheur si parfaits. Aussi la sympathie que nous devons à nos semblables, devons-nous la pratiquer surtout envers l’État qui est en droit d’exiger tout notre dévouement. Mais pour que tout le monde serve fidèlement cette sorte d’idole que nous nous sommes créée, il faut dans la société une forte discipline, sans quoi l’Être tout-puissant nous abandonnera et les pires malheurs nous menaceront.
« En effet, dans une société organisée, il faut que certains commandent au nom de tous, et que le plus grand nombre obéisse. Sans chefs, il n’y a point d’armée, point de gouvernants, point de vie en commun. » [[Mabilleau, Cours de Morale, p. 19.]].
Et plus loin nous trouvons :
« Il faut un gouvernement, sans quoi l’on tomberait dans l’anarchie, qui est l’état où chacun commande, parce que personne n’a le droit de le faire. »
D’ailleurs
« Tout le monde convient de cette nécessité et la Déclaration qui ne l’indique même pas, tant cela est évident, se borne à poser les conditions dans lesquelles le gouvernement sera établi dans l’État. » [[Id., p. 20.]]
« Tout le monde en convient » — cet argument, avancé comme une preuve suprême, semble un peu étrange chez un moraliste.
Quand on passe au domaine de la Vie courante, on s’y prend un peu autrement pour démontrer la nécessité de la discipline. On nous peint des catastrophes terribles arrivées par là faute d’un seul homme, d’un ouvrier tenant un levier ou manœuvrant un robinet, par exemple ; la discipline seule, cette chose « admirable et nécessaire qui fait des prodiges » [[Gréville, O.C., p. 33.]] est considérée comme une force empêchant l’homme de jouer avec la vie de ses semblables. Cette discipline est liée intimement au respect des lois, « cette grande chose sans laquelle il n’y aurait ni nation, ni citoyens ». Mais quelles sont les bases de ce respect dû aux lois ? C’est le prestige de la loi morale qui passe à la loi d’État.
« La loi est l’expression de la raison et de la conscience de tout le monde. Puisqu’il en est ainsi, pourquoi n’aurais-tu pas pour la loi d’État le même respect que tu as pour la loi morale qui en est le principe et la source ? » [[Mabilleau, O.C, p. 43. ]]
La loi de l’État ayant son principe et son origine dans la loi morale, et cette dernière étant, selon le principe fondamental des moralistes, une et immuable toujours et partout, la loi d’État doit acquérir les mêmes propriétés. Mais comment peut-on la reconnaître invariable et toujours conforme à l’absolue justice, puisqu’elle est « l’expression delà volonté nationale ? » Et cette volonté nationale peut-elle être toujours la même et peut-on nier la diversité des opinions au sein d’une nation ? Mais quelles qu’elles soient, « la loi est l’expression de la volonté nationale et il y a toute garantie pour qu’elle soit conforme à la justice et à la raison [[Mabilleau, O.C, p. 62.]]. »
D’ailleurs, ce qui importe surtout ici, c’est moins de démontrer logiquement un point de vue que de bien inculquer aux élèves l’idée de l’obéissance et du respect dû à toutes les lois existantes.
« C’est le respect de la loi qui fait les bons citoyens ; apprenons donc dès l’enfance à respecter les lois et leurs représentants ! » [[Gréville, O.C, p. 34.]]
« Il n’est pas digne d’un bon citoyen, digne d’un honnête homme de parler injurieusement des lois, même de celles qu’on voudrait corriger, réformer ou abroger. Nous n’avons pas le droit de faire un choix, d’obéir quand il nous plaît ». [[Steeg. — L’Honnête homme, p. 255.]]
Certains auteurs se passent même de tout raisonnement tant soit peu théorique à ce sujet, M. Chalamet, par exemple, expose sous une forme de catéchisme les notions de morale civique à l’usage de ses élèves :
« Comment nomme-t-on la règle commune à laquelle tous les hahitants d’un pays obéissent ? — On nomme cette règle commune la Loi ;
À quoi sert la loi ? — La loi fait connaître à chacun ses droits et ses devoirs. Elle assure la sécurité des personnes et le respect de la propriété.
Quel est le devoir de tout bon citoyen ?
Le devoir de tout bon citoyen est d’obéir à la loi.
Savez-vous où se trouve la plus grande partie de la loi française ?
Dans un gros livre qu’on appelle code. »
On ne nous explique ni d’où la loi tire elle même cette connaissance des devoirs et des droits de chacun, ni pourquoi les bons citoyens doivent lui obéir. Ou plutôt, on donne une raison pour cette obéissance, mais cette raison est loin d’avoir un caractère moral.
« Qu’arrive-t-il, demande-t-on [[Lechantre, O.C, p. 165.]], si l’on refuse d’obéir à la loi ou si l’on fait ce qu’elle défend ? On est forcé à l’obéissance ou puni par les magistrats qui composent les tribunaux. »
La force publique et la magistrature qui forment la sanction morale, doivent naturellement être entourés d’un grand respect,
« La magistrature, dit M. Lechantre dans une de ses maximes est une espèce de sacerdoce qu’on ne saurait environner de trop de respect. »
Il en est de même des gendarmes, qui figurent si souvent dans les livres de l’enseignement primaire. Presque partout, en effet, on trouve des gravures représentant des gendarmes emmenant un malfaiteur, spectacle qui doit réconforter la vertu des jeunes élèves. Voici ce qu’on trouve dans un morceau de lecture composé par M. Lechantre « d’après divers auteurs » :
« La gendarmerie est un corps d’élite, composé d’anciens soldats et sous-officiers, choisis avec soin parmi les plus honnêtes et les plus courageux… Les gendarmes jouissent à juste titre de l’estime et de la confiance des populations qui voient en eux les défenseurs du bon ordre et du bien public. »
Malgré tous les efforts faits pour inspirer le respect des lois, des doutes sur leur absolue justice peuvent cependant naître dans l’esprit des enfants. Aussi prend-on des précautions, Dans le livre de J. Simon nous trouvons la conversation suivante [[Jules Simon.]] :
« Puisque cette pauvre femme n’a pas fait de mal, pourquoi est-elle abandonnée par la loi ?
— La loi, mon cher ami, garantit tous les droits comme tu le disais très bien tout à l’heure ; elle punit toutes les fautes, comme tu viens de le dire à présent. Elle ne peut pas les empêcher toutes ; elle ne peut pas non plus en supprimer toutes les conséquences. »
Et un peu plus loin :
« Tout ce que peut la loi pour prévenir les fautes, c’est de donner à tout le monde une bonne éducation, »
On tâche de répondre d’avance à tous les doutes que l’observation de tous les jours peut faire naître. La justice et les erreurs judiciaires constituent un des phénomènes qui sautent le plus aux yeux. Aussi, le même auteur met-il habilement dans la bouche de l’enfant une question à ce sujet et trouve la réponse victorieuse que voici :
« Ce que je te recommande dès à présent, c’est d’éviter l’esprit de système et d’exagération. Tu entendras parler d’erreurs judiciaires : il y en a sans doute ; mais en matière criminelle l’erreur consiste presque toujours à absoudre un criminel, presque jamais à condamner un innocent. »
Mais si notre premier devoir de citoyens est d’obéir aux lois, même quand elles ne nous plaisent pas, parce qu’elles ne sont pas autre chose que « la forme écrite du devoir [[Jules Simon, O.C, p. 34.]], il n’en a pas moins toujours été de même. Sous l’ancien régime, on admet qu’il y avait des lois injustes qu’on avait non-seulement le droit, mais le devoir d’abolir. Maintenant elles tirent leur origine de la volonté nationale », mais pour qu’on ne soit pas tenté de les changer suivant les fluctuations de l’opinion, on déclare [[Mabilleau, O.C., p. 12.]] :
« Les lois doivent être fixes quant à leurs dispositions essentielles, »
Donc les lois actuelles doivent être fixes, respectées de tout le monde. La révolte contre elles est un crime contre la morale, une trahison envers la patrie. Ceux qui s’en rendent coupables sont « des rebelles, des factieux, des ennemis de l’ordre public, des traîtres au pays » [[Steeg. — L’Honnête homme, p. 252.]]. Mais en ce qui touche les lois qui ne sont plus en vigueur, ce qui était un crime devient un devoir. Non seulement on peut se révolter contre l’oppression, mais cette révolte est même prescrite par la morale [[Id., id., p. 173.]] :
« … Ceux-là aussi sont coupables qui, pouvant secouer le joug, ne le font pas, qui n’ont pas l’énergie et la persévérance nécessaires pour s’affranchir ; car s’il n’est pas permis de confisquer la liberté d’autrui, il n’est pas non plus permis d’aliéner la sienne… »
L’assassinat politique est presque justifié dans le passé. Le même auteur dit [[Id., id., p. 160.]] :
« L’assassinat politique, qui pouvait dans les temps d’usurpation et de violence, passer pour de l’héroïsme, ne saurait plus, dans notre société démocratique, se colorer du moindre prétexte ; il ne serait plus qu’un assassinat de haine et de vile vengeance, le fait d’un fou à enfermer ou d’un simple scélérat. »
Quelques réflexions faites au sujet de l’ancien régime méritent d’être signalées, à cause de leur discordance avec les tendances des même moralistes par rapport à l’époque actuelle.
Ainsi M. Steeg dit :
« L’abdication de la volonté, même entre les mains du plus sage, n’est pas un degré en avant dans la voie du progrès, elle est un arrêt et un recul. »
Et M. Mabilleau :
« On ne fonde pas l’organisation d’un pays sur l’espoir que les forts seront bons et généreux ; les faibles, laborieux et résignés. »
M, Mabilleau voudra bien accorder sa proposition avec celle des auteurs des traités de morale pour l’enseignement secondaire. Tous parlent, au contraire, avec beaucoup d’abondance des devoirs des riches ; du bon et du mauvais riche, de la charité, et ils citent tous avec admiration la parole où l’apôtre déclare qu’il ne serait qu’une cimbale retentissante « s’il n’avait pas la charité. » Soyons des cimbales retentissantes, dit M. Mabilleau, cela est indispensable pour fonder l’organisation d’un pays. Libre à lui de le croire, mais il aura à s’arranger avec MM. Janet, Boirac, etc., etc., qui répugnent absolument à cette transsubstantiation.
On fait aussi lire aux enfants des morceaux où la misère du peuple avant 1789 est peinte d’une façon éloquente, et on accompagne cette lecture de réflexions dont quelques-unes sont intéressantes. Ainsi, dans le livre de M. L. Moy (livre de lecture) on trouve un fragment de Taine : « L’ancien régime » (cortège du roi) et puis :
« Morale. — Ce spectacle était fort beau ; mais qui le payait ? Le peuple. Nous savons (page 101), combien le peuple était misérable.
« Aujourd’hui l’État donne des fêtes, ouvre des jardins publics, des musées ; mais ce luxe est payé par tout le monde et tout le monde peut en jouir. »
En général, maintenant les choses ont bien changé.
« La République, dit M. Lechantre, c’est la vérité couronnée. »
« La volonté nationale ne favorisera jamais l’erreur ni le vice, elle ne combattra jamais la vérité ni la vertu » affirme M. Mabilleau.
« Tous les députés et les sénateurs veulent le bien du pays. » [[Gréville, O.C., p. 124.]]
Cependant, de l’aveu même du dernier auteur, ils peuvent ne pas savoir en quoi ce bien consiste : « Les hommes ont trop de peine à sa voir ce qu’ils veulent eux-mêmes pour arriver à savoir ce que veulent les autres ».
Comment alors être sûr que leurs décisions « ne combattront jamais la vérité ni la vertu » ?
Comment pourront-ils montrer aux citoyens leurs droits et leurs devoirs, découlant de la loi morale ? Il ne reste qu’à supposer que cette loi les guidera malgré eux et sans qu’ils s’en rendent compte.
Quoiqu’il en soit, on est sûr que le bien-être général est atteint depuis que :
« Un magnifique mouvement porta les nobles et les riches à abolir leurs privilèges afin de déclarer hautement, à la face de l’univers, que tous les hommes étaient égaux, c’est-à-dire qu’ils avaient les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ce fut le point de départ de la Révolution française…
« Le travail désormais payé proportionnellement aux efforts du travailleur, devint pour lui un enchantement et une joie. » [[Gréville, O.C. p. 76.]]
Il nous suffira de constater ici le peu de chance qu’a Mme Henri Gréville quand elle fait de la morale.
« Tous les députés et les sénateurs veulent le bien du pays », avait-elle dit, puis elle avait ajouté : « Les hommes ont trop de peine à savoir ce qu’ils veulent eux-mêmes pour arriver facilement à savoir ce que veulent les autres. » Que de choses à conclure de ces deux courts passages ! Tous les députés et les sénateurs sont des hommes, madame, ce qui fait que vous leur refusez la possibilité d’arriver à savoir ce que veulent les autres, au moins facilement. Nous voyons bien que ce mot « facilement » est précisément là pour nous montrer les peines infinies du législateur. Vous insistez sur la trop grande peine qu’il y a pour nous à nous connaître nous-mêmes et vous en concluez à l’extrême difficulté de savoir les volontés des autres. Voilà qui est bien, et sénateurs et députés ne pourront pas ne pas vous être très reconnaissants de la façon dont vous vous séparez ici des mauvais propos qui actuellement ont cours sur eux dans le monde. Mais vous ajoutez qu’ils veulent le bien du pays, et alors beaucoup de difficultés surgissent, car comment pourrez-vous nous expliquer qu’ils veulent le bien du pays, puisque vous posez qu’il est bien difficile de connaître ce que veulent les autres, à moins que le bien du pays et la volonté nationale, c’est-à-dire la volonté des citoyens, ou, comme vous le dites, la volonté des « autres » soient pour vous deux concepts impénétrables, ce qui est une opinion subversive dont nous vous laissons la maternité, à moins encore que sénateurs et députés ne soient pas des hommes, madame, à moins qu’ils ne soient le bien du pays même, et dans ce cas, et c’est vous qui le dites, ils auraient encore bien de la peine à se connaître eux-mêmes.
Vous n’êtes pas plus heureuse, croyons-nous, quand vous parlez de l’égalité et de l’abolition des privilèges : « Le travail désormais payé proportionnellement aux efforts du travailleur devint pour lui un encouragement et une joie. » Sans doute, madame, mais cet encouragement et cette joie doivent être pour vous profondément dangereux. Car une augmentation de salaire ou un salaire plus élevé ne sont pas des choses qui sortent du domaine de la réalité. L’augmentation de salaire appartient au genre des phénomènes économiques, phénomènes dont l’existence matérielle est peu douteuse. Or, cette augmentation de salaire, vous la faites sortir par votre « désormais » de l’égalité des droits et des devoirs, de même que vous fondez celle-ci sur la disparition de phases, également très réelles, celles des privilèges des nobles et des riches, privilèges dont le caractère économique prédominant ne vous a pas échappé. Il est excellent, madame, de s’employer à déterminer aussi distinctement que vous le faites, la réalité qui se cache sous une abstraction aussi élevée que l’égalité, et dans cette voie nous vous suivrons partout, où il vous plaira de nous guider. Mais avez-vous bien vu vous-même où vous alliez ? Dans le contenu de votre égalité nous ne voyons que des choses réelles, que des notions économiques ; voudriez-vous nous suivre jusqu’à l’égalité économique et le terme égalité n’implique-t-il pour vous que l’égalité économique, ou laissez-vous dans l’indétermination précisément ce résidu dont vous vous hâterez de faire sortir l’inégalité économique. Il eût été avantageux pour nous tous, madame, de le dire explicitement et de ne pas traiter l’histoire et la morale comme les traitent souvent les auteurs de mauvais romans.
Et voici un autre tableau du bien-être actuel (livre de lecture de M. Moy) :
« La misère des paysans en 1793 (Taine).
Morale. Si aujourd’hui un des gens de Culmont qui écrivaient ces choses il y a cent ans pouvait revenir dans son pays de Champagne, il verrait les vignes prospères, les paysans heureux, l’impôt payé par tous et honnêtement perçu, il verrait tous les Français égaux devant la loi, égaux dans la liberté. Et j’imagine qu’il dirait : Mes enfants, oh ! remerciez Dieu qui vous a fait vivre dans ce temps ! Aimez cette bonne France où vous vivez maintenant, bénissez la liberté ; c’est elle qui nous a donné un bonheur que ne connurent jamais nos pauvres grands-pères ; mais soyez dignes de cette liberté. »
Grâce à cette liberté les hommes ont reçu, paraît-il, la possibilité de développer toutes leurs facultés. Nous trouvons en effet le passage suivant : [[Gréville, O.C, p. 96.]]
« La liberté dont nous jouissons nous garantit le complet développement de nos forces physiques et morales. Aussi notre premier devoir de reconnaissance envers l’État qui nous donne ce grand bienfait doit-il être de consacrer à sa prospérité les facultés dont nous lui devons la jouissance, c’est-à-dire que chacun de nous est tenu de songer au bien-être de la patrie. »
L’État est ici confondu avec la patrie et c’est dans la reconnaissance que nous éprouvons pour la liberté dont nous jouissons que se trouve la source de notre dévouement à l’État et, par conséquent, pour la patrie. Alors si on appartient à un pays qui ne jouit pas de tous ces bienfaits, est-on dispensé d’être patriote ? Le patriotisme était-il aux yeux des moralistes, un devoir moral avant 1789 ? Est-il permis de subordonner les règles de la morale, fixes et absolues aux yeux des moralistes mêmes, aux questions de forme politique de telle ou telle époque ?
Après avoir parlé de Liberté, Mme Gréville trouve nécessaire de parler aussi d’Égalité et elle aborde ce point d’une façon qui peut étonner d’abord. [[Gréville, O.C., p. 96.]]
« On aurait eu beau décréter, dit-elle, par toutes les lois imaginables que les hommes étaient libres, ils n’auraient pas pu l’être si en même temps ils n’étaient pas devenus égaux. »
Mais la difficulté se résout plus loin toute seule : c’est l’Égalité devant la loi, « devant la loi, remarquez ce mot », ajoute l’auteur, qui rend la liberté possible sans instituer l’égalité de fait que l’auteur déclare impossible, tant que les hommes n’ont pas les mêmes devoirs et ne pratiquent pas les mêmes vertus.
« Cette façon de comprendre l’Égalité, ajoute-t-elle, nous amène à la Fraternité qui complète notre belle devise républicaine. »
Elle ne s’explique pas d’une façon plus étendue sur ce qu’elle a voulu dire et le mot « Fraternité » ne paraît être placé là, en effet, que pour compléter la devise.
Les lois naturelles étant toutes reconnues justes, les moralistes s’appliquent à expliquer les formes de la constitution actuelle et à démontrer que ce sont elles précisément qui sont conformes à la morale. On montre (Mab.) les avantages de l’élection du président de la République par les chambres et non par les citoyens directement, on défend le système des deux chambres.
« Les deux chambres que la Constitution de 1875 a instituées ne sont nullement en opposition l’une avec l’autre, elles collaborent au même travail ; ce sont des associées qui n’ont qu’un but, qu’une préoccupation : l’intérêt du pays. »
« Les sénateurs, dit une maxime de M. Lechantre, sont comme les frères aînés des députés. »
Et aussitôt après vient un morceau de lecture, intitulé : L’utilité du Sénat.
Le mandat impératif est-il défendu par la Loi ? on a pour ce cas une morale toute prête. [[Gréville, O.C., p. 97.]]
« Comme le candidat a dû en se présentant publier un programme qui a été accepté par ses électeurs et où il indique le sens dans lequel il votera à la Chambre ; il doit naturellement, après qu’il est élu, rester fidèle à ses engagements, mais les citoyens ne sauraient prétendre l’y forcer, la loi interdisant le mandat impératif. »
Dans tous les cas, c’est la loi morale qui se met au service de la loi d’État. Nous la voyons aussi contribuer à dessiner l’idéal du bon citoyen. Voilà comment la représente M. Le Peyre : [[J. Le Peyre, Opuscule du maître, p. 47.]]
« On sait aussi qu’il est sagement républicain, qu’il ne se paie pas de mots sonores, et que, s’il croit à la perfectibilité de notre organisation sociale, il est fermement convaincu que les améliorations désirables ne peuvent se réaliser d’un seul coup, en vertu d’une formule magique. »
On indique ainsi le parti politique auquel on doit appartenir si l’on veut se conformer à la morale.
On trouve le même procédé de raisonnement dans la défense que les moralistes présentent du système parlementaire.
Ce système, organe principal de l’État contemporain, est particulièrement l’objet de leur enthousiasme. Il a pour eux une multitude d’avantages, aussi bien théoriques que pratiques. M. Steeg met en avant « l’ordre et la raison » pour justifier le système tout pratique de la majorité.
« L’ordre et la raison veulent, dit-il [[Steeg, O.C., p. 232.]], que ce soit la majorité qui
commande. »
Mais ce n’est pas pour lui le seul avantage. Un peu plus loin il émet une autre considération, non moins importante.
« Le suffrage universel ferme l’ère des révolutions. »
Mme Gréville se place au même point de vue :
« Ce système est admirable parce qu’il enlève au pays toutes les chances de révolution et lui donne les plus grandes garanties de sécurité qui se puissent avoir. »
Le parlementarisme étant une chose aussi précieuse, il est nature qu’un bon citoyen croie de son devoir de contribuer au fonctionnement de ce système. Aussi l’abstention est-elle condamnée par tous les moralistes.
« Est-ce un devoir de voter, demande M. Dupuy ?
« C’est un devoir de voter. Celui qui ne vote pas est un égoïste qui se comporte comme s’il était un étranger dans sa Patrie. »
Et M. Lechantre s’explique d’une façon encore plus décisive.
« Celui qui ne vote pas est un égoïste qui ne mérite pas d’être Français. » Et une « maxime » placée au bout de sa leçon dit : « Ne pas voter, c’est vouloir être esclave. »
Nous trouvons de plus chez le même auteur plusieurs pages où, sous la forme de récit instructif, on fait une critique du socialisme. Pour montrer la façon dont M. Burdeau s’y prend, il faut l’exposer un peu longuement.
Les choses se passent le jour de paie dans une mine qu’un instituteur est venu visiter, accompagné de ses élèves. Un ouvrier se voit retenir une portion considérable de son salaire, comme amende pour des journées manquées pendant la semaine et en exprime son mécontentement. Un contremaitre lui répond : « Tu devais bien un peu t’y attendre, Simon. Te voilà encore dans l’embarras. Je parie que tu as fait des dépenses au cabaret, pendant tes absences de la semaine. »
Et bien, cet ouvrier qui va au cabaret, « c’est l’ouvrier collectiviste. » On commence par nous le représenter comme un ivrogne ; et le texte est même accompagné d’une gravure représentant les trois personnages, instituteur, contremaitre et ouvrier collectiviste dont le dernier ne se tient même pas tout à fait d’aplomb sur ses jambes. Puis, M. Burdeau met dans la bouche du collectiviste quelques phrases contre l’exploitation patronale.
L’ouvrier se plaint de ce que le produit de son travail lui soit enlevé par les propriétaires de la mine au fur et à mesure qu’il est obtenu. La réponse de l’instituteur, par sa naïveté, semblerait faite exprès pour jeter le discrédit sur lui. « Mais ce que vous me racontez là, c’est une histoire d’esclaves, et il n’y en a plus en France ; la révolution a délivré les derniers serfs dans la nuit du 4 août 1789. »
La conversation continue. L’instituteur cherche à persuader à l’ouvrier que le patron, lui aussi, travaille. « Je lui ai même entendu dire, dit-il, qu’il avait un gros travail et qu’il veillerait jusqu’à minuit passé. Et vous, où allez-vous de ce pas ? À quel ouvrage passez-vous la nuit?… »
Pour augmenter le mérite du directeur (qui travaille même la nuit, pendant que les ouvriers se reposent), l’instituteur fait remarquer qu’il peut faire une invention utile, inventer une autre lampe Davy, par exemple, et que par conséquent un million par an ne serait pas de trop, dans ce cas, pour son traitement. Mais, comme les directeurs-inventeurs sont rares, il n’insiste pas sur cette idée et passe aux mérites des actionnaires, sans lesquels l’ouvrier ne pourrait rien produire : « Ce capitaliste, avouez-le, camarade, — Conclut-il, — il vous a rendu un fier service. »
Ensuite la conversation continue (maintenant sous le titre : Respectons le capital). L’ouvrier collectiviste disant que le capital n’appartient qu’à une minorité, et que la plupart n’ont rien, l’instituteur répond : « La plupart ?… Voilà un mot qui n’est pas sûr ! En France, il y a plus de gens qui ont un capital, qu’il n’y a de gens sans rien devant eux. Les capitalistes sont la majorité depuis la Révolution. »
À quoi le collectiviste ne trouve autre chose à dire que d’exprimer le désir qu’au lieu d’avoir une majorité de capitalistes, tout le monde le soit. Il pose en même temps la question : « Pourquoi y a‑t-il des pauvres et des riches ?» à laquelle l’instituteur se borne à répondre par des phrases vagues, parlant de « bien des choses » qui peuvent mener à la pauvreté. À la fin, il précise et représente le cabaret comme source de tout le mal.
«
L’instituteur en arrive même à reprocher aux ouvriers leur rapacité. Il trouve que les ouvriers veulent avoir tout pour rien ; ils veulent devenir tout d’un coup capitalistes par la révolution sociale, tandis que d’autres, ouvriers aussi, le deviennent par le travail et n’ont pas vu leur livret de caisse d’épargne « tomber du ciel ni sortir du sol par l’effet d’une révolution ». Les ouvriers exigent tout sans y avoir travaillé et veulent priver du produit de leur travail les vrais travailleurs.
Voici le texte exact de ces reproches. On croirait à peine qu’ils sont adressés aux ouvriers. « Vous voudriez avoir sans peine ce que les autres ont amassé au prix d’une vie de labeurs, parfois en travaillant plusieurs générations de père en fils. »
Le collectiviste, confondu par cet argument irrésistible, ne trouve plus rien à dire et se borne à répéter : « Pourtant, il me semble que le collectivisme est la vérité. Moi, je suis collectiviste ! »
Mais comme il est déjà vaincu, il l’avoue :
« Il y a pourtant du vrai dans ce que vous dites, M. l’Instituteur, il faudra que j’y réfléchisse. » Le contremaitre lui répond par une phrase qui montre bien comment l’auteur se représente les socialistes.
« Voilà une bonne parole, dit-il ; si tu commences à réfléchir, tu n’es plus un collectiviste. » Ainsi, le collectiviste est un être qui est incapable de réflexion, sans compter que c’est un ivrogne et un paresseux. Comme argument contre le socialisme, on ne peut pas dire que la considération soit très forte.
Cependant, voilà l’ouvrier collectiviste ébranlé dans ses convictions. Mais ce qui achève de le convaincre, ce sont toutes les organisations établies à la mine et décrites sous la rubrique : l’ouvrier capitaliste, la société de prévoyance, la caisse de retraites, le magasin coopératif et surtout la maison ouvrière qu’on y achète au bout d’un certain nombre d’années. L’auteur nous peint ici un tableau idyllique : une maisonnette bien propre, un jardin, un potager ; la femme de l’ouvrier avec un enfant sur le bras, « la table mise avec la soupe fumante ». Une gravure appropriée suit cette description. L’ouvrier collectiviste est définitivement confondu, et il manifeste ses nouveaux sentiments en disant (ce qui est un commencement de sagesse) :
« Tenez, contremaitre, faites-moi inscrire demain sur le registre de la caisse des retraites. »
Comment ne pas dire, après une victoire si complète sur les socialistes, ce que l’instituteur dit en s’adressant au contremaitre :
« Ces jeunes gens prennent avec vous d’excellentes leçons de morale et d’économie, et je suis heureux, pour ma part, de vous entendre ! »
Les institutions analogues aux caisses de retraites, sociétés de prévoyance, etc., ayant pour pouvoir de confondre les socialistes, il est naturel que les moralistes y ajoutent une grande importance. Et, en effet, dans tous les livres de morale, depuis le livre de M. Jules Simon où se fait l’éducation civique complète d’un garçon et l’économie politique de M. Burdeau jusqu’aux petits livrets de morale en forme de catéchisme, nous voyons glorifier toute la série de ces institutions, et surtout ce qui leur sert de base, l’épargne. L’épargne permet à l’ouvrier de devenir capitaliste, elle le préserve de la maladie et du chômage ; en épargnant, dit-on, l’ouvrier est sûr d’avoir sa vie assurée. Voilà ce que dit de cette sorte d’institution M. Steeg :
« La prévoyance est plus facile aujourd’hui que jamais ; la société a établi de nombreuses et ingénieuses institutions qui s’adressent à tous les âges, à toutes les bourses, à toutes les situations. Elle a institué des sociétés de secours mutuels, des caisses de retraite pour la vieillesse, des caisses d’assurances contre tous les risques, des caisses d’épargne qui recueillent pour les faire fructifier, jusqu’aux centimes des écoliers. »
D’autre part, dans le livret d’Education morale (Dupuy, opusc. du maître), nous trouvons :
« Qu’est-ce que l’épargne ?
« L’épargne, fille de la prévoyance, est la portion de nos ressources que nous mettons de côté pour les jours sans travail. Viennent la maladie, le chômage, la vieillesse, l’épargne nous soutiendra ; gardons une poire pour la soif.
« Si l’argent est rond pour rouler, il est aussi plat pour s’empiler », nous dit à son tour M. Burdeau. [[Burdeau. — Economie politique, p. 37.]]
« Ayez un livret de caisse d’épargne, dit à ses petits élèves M. Chalamel, et ensuite il dépend en grande partie de vous, d’arriver non à la richesse, mais à l’aisance. »
Et à la fin du paragraphe, l’élève récite :
« Je ne ferai pas de dépenses inutiles, je penserai à l’avenir, j’aurai un livret de caisse d’épargne. »
On habitue les enfants à aimer l’argent et à l’amasser. Dans le livre de Jules Simon, son petit héros dit avec fierté qu’il possède une somme considérable à la caisse d’Epargne ; ailleurs, nous voyons aussi considérer cela comme un honneur.
« Lorsqu’un élève a mis vingt sous, c’est-à-dire un francs, la caisse d’Epargne scolaire, dit M. Burdeau, l’instituteur remet cette somme à la grande caisse d’épargne. L’élève reçoit en échange un livret, et son nom est inscrit sur les registres de l’Etat avec ceux des déposants ; c’est un véritable honneur. »
Dans l’avenir, les perspectives les plus attrayantes se dressent devant l’enfant qui reçoit cette éducation :
« Un enfant qui aurait pris dès l’âge de sept ans l’habitude de verser deux sous par semaine à la caisse d’épargne scolaire, se trouverait, le jour de sa majorité, à la tête d’un petit capital de plus de cent francs. »
Et partout, dans les manuels comme dans les livres de lecture pour les enfants, nous trouvons cette morale de l’épargne, cet amour de l’argent, ce désir d’en amasser, érigé en idéal moral. Entre autre défauts d’un enfant, figure toujours le manque de prévoyance.
« Dès que Jules a un sou, il le dépense ; il ignore le chemin de la caisse d’épargne.… Il n’aura jamais d’avance et sera toujours dans l’embarras. Prenons l’habitude de l’économie [[J. Le Peyre, O.C., p. 31.]]
Avec de l’économie on est riche et heureux, — voilà le principe commun à tous les moralistes. L’ouvrier bien vertueux peut jouir d’un bonheur parfait. Tout, en effet, concourt, dans la société actuelle, à rendre heureuse la vie de l’ouvrier — telle est leur pensée. Voilà le tableau qu’ils nous dessinent : l’ouvrier, après avoir débattu en toute liberté les conditions de son travail [[Burdeau, Morale, p. 72.]] et choisi le métier qui lui plaît, reçoit un salaire, ce qui vaut beaucoup mieux que de toucher le profit comme le fait l’entrepreneur, car l’ouvrier, lui, ne risque rien.
« Le salaire est donc un moyen très commode pour l’employé et l’ouvrier, d’avoir leur part de produits à l’entreprise où ils travaillent. »
Ce salaire, les moralistes le considèrent comme largement suffisant aux besoins de l’ouvrier. Voici la conversation que nous trouvons dans le livre de Jules Simon :
« Eh bien, dans les fabriques, les femmes peuvent gagner des salaires de trois francs et souvent davantage ; les enfants ont, par semaine, de sept à dix francs. Un bon ouvrier gagne couramment ses cinq francs par jour.
« — À ces prix-là, mon parrain, remarque l’enfant, une famille d’ouvriers où tout le monde travaille, le père, la mère et les enfants, peut être véritablement riche.
«— En voilà, mon Jeannin, qui peuvent mettre à la caisse d’épargne, et à la caisse de la vieillesse, et profiter de toutes les institutions dont nous avons parlé l’autre jour ! [[J. Simon, o.c., p. 117.]]
L’ouvrier peut toujours, de plus, espérer devenir capitaliste, car :
« Depuis 1789, dit M. Burdeau, un nombre immense de simples ouvriers sont devenus
Les élèves doivent exercer leur esprit dans cette direction. Nous trouvons dans un devoir de rédaction :
« Montrez que jamais la France n’a prospéré comme sous la République actuelle ».
Mais ce ne sont pas les seuls arguments des moralistes. Ils calculent l’augmentation du bien-être général d’après les chiffrés de mortalité dont, la diminution leur permet de faire le raisonnement suivant :
« 37,500 personnes sauvées chaque année de la mort occasionnée par la misère : voilà ce que fait le progrès de la civilisation. Tels sont les bienfaits d’un bon gouvernement qui assure à la nation le respect de ses voisins et la paix, et qui maintient au-dedans le bon ordre et l’obéissance aux lois. »
Les avantages matériels sont accompagnés d’avantages moraux et intellectuels. M. Burdeau représente les machines comme contribuant au développement intellectuel de l’ouvrier en même temps qu’elles améliorent sa situation matérielle. À ce sujet, on trouve aussi un devoir de rédaction. L’élève répond à la lettre d’un ouvrier qui se plaint de la divsion du travail et de l’abrutissement causé par la machine :
« Vous le consolez, lisons-nous [[Burdeau, Economie politique, p. 23.]], en lui montrant, dans une lettre, qu’avant la machine, l’ouvrier gagnait moins et s’épuisait dans des travaux de force qui l’abrutissaient bien plus. Aujourd’hui, sorti de l’atelier, il peut se récréer et s’élever l’esprit à la bibliothèque populaire ».
Une des choses qui prêtent le plus sujet à l’admiration, quand on lit les ouvrages de nos auteurs, est la perfection avec laquelle ils sont arrivés à s’abstraire du milieu réel pour planer dans les hautes sphères de la spéculation morale ; ils sont devenus vraiment de purs esprits et de purs esprits moraux. Rien ne les étonne plus ni ne les arrête. Plus de difficultés : elles sont toutes aplanies. Voulant montrer les avantages nouveaux et vraiment inouïs dont est comblé le prolétaire, quelques chiffres et la chose est faite. 37,500 personnes ne sont pas mortes de faim et notre civilisation est la meilleure des civilisations, et M. Burdeau est le meilleur des moralistes. Mais si, au lieu de citer le chiffre des gens qui ne sont pas morts de faim (et malgré le peu de sympathie que nous inspire l’ordre social actuel et quoi qu’en disent les chiffres et M. Burdeau, ils doivent être pourtant plus nombreux que cela encore), si M. Burdeau, qui appartient maintenant au royaume des ombres, allait interroger les gens qui sont morts de faim ? C’est eux qu’il eût fallu compter, c’est eux qu’il eût fallu interroger, c’est eux qui auraient pu répondre même mieux qu’un chef de bureau de statistique d’un ministère et faire un développement sur ce thème : Montrez que jamais la France n’a prospéré comme sous la République actuelle ». Les cent et quelques mille citoyens Français qui meurent tous les ans de besoin, voilà d’excellents témoins de prospérité.
Depuis 1789, un nombre immense de simples ouvriers sont devenus propriétaires, — et entre autres M. Burdeau. Mais M. Burdeau est M. Burdeau et, pour qu’un nombre soit immense, il faut qu’il soit bien grand. Beaucoup plus grand même que le nombre total des habitants de la France, que l’on peut déterminer du moins approximativement. La majorité des Français sont des propriétaires sérieux, — M. Burdeau m’a tout l’air, en effet, d’avoir été un sérieux propriétaire, mais nous ne savons si la majorité des Français sont des propriétaires sérieux ou non. M. Burdeau le savait, sans doute, puisqu’il le disait, mais si M. Burdeau était un sérieux propriétaire, il n’était certainement pas un statisticien sérieux.
Cependant si le sort de l’ouvrier est si heureux, pourquoi les moralistes emploient-ils tant d’efforts pour lui inspirer la patience et la résignation ? Faut-il persuader à un homme heureux qu’il ne doit pas se révolter contre sa situation ? C’est ce qu’on fait pourtant par tous les moyens : démonstrations théoriques, catéchismes, devoirs de rédaction, gravures, récits, etc. On commence à glorifier le travail comme étant la vraie destinée de l’homme, et il y a quelque chose de choquant dans cet éloge du travail adressé à l’ouvrier qui sait mieux que personne ce qu’il faut en penser. M. Steeg dit avec emphase :
« Le travail est notre champ de bataille. Comme les armées vont au combat, musique en tête, tambour battant, pour conquérir la gloire des armes, ainsi nous devons aller au travail : vivement comme de braves gens, pleins de courage et de vaillance, sûrs de nous-mêmes et de la victoire ».
Chez M. Dupuy (Livret de morale, Opuscule du Maître), on trouve :
« Dans toutes les conditions de la vie, le travail est nécessaire… La dignité humaine ne s’entretient que par le travail ».
On peut rapprocher ces mots de ceux dits par le même auteur un peu plus loin :
« À moins d’être rentier, il faut travailler pour vivre ».
C’est-à-dire que les rentiers peuvent se passer de la condition nécessaire de la « dignité humaine ». L’opinion que M. Dupuy s’est faite des rentiers mérite d’être signalée.
En général, la question de savoir si les rentiers travaillent laisse les moralistes un peu perplexes. D’un côté, le travail est un devoir général pour tout le monde, de l’autre, visiblement les riches ne travaillent pas et M. Dupuy lui-même l’admet. Mme Gréville se tire d’embarras avec le raisonnement suivant :
« Il (le riche) doit alors travailler à s’instruire, à se perfectionner dans un art ou dans une science. Il doit s’efforcer de se rendre utile à ceux qui travaillent en leur facilitant les moyens de produire ; enfin, il doit s’occuper de faire quelque chose pour lui ou pour autrui. C’est ce genre de travail qui occupe les gens riches, qu’on aurait tort de considérer comme des oisifs et des inutiles. »
L’ouvrier ne doit donc pas envier les gens riches au point de vue du travail ; il ne le doit pas non plus au point de vue de la satisfaction de ses besoins :
« Un des moyens les plus sûrs d’être heureux, c’est d’être modéré dans ses désirs… dit M. J. Le Peyre, c’est pourquoi il ne faut pas envier ce qu’on a coutume de considérer comme les heureux du monde… Ils ont plus de désirs et de besoins que les autres, et, comme ils ne peuvent les satisfaire tous, ils souffrent davantage… Le pauvre qui se contente de ce qu’il a, l’ouvrier qui se tient pour satisfait du salaire qui le fait vivre est plus heureux que le riche insatiable. »
La patience et la résignation figurent dans tous les livres parmi les qualités qu’il faut avoir. Dans le livre d’élève du même auteur, nous trouvons le dialogue suivant :
« Quand fait-on acte de patience ?
« On fait acte de patience quand on supporte les contrariétés et les souffrances sans révolte.
« Quand fait-on preuve de résignation ?
« On fait preuve de résignation quand on accepte telles quelles sont les choses qu’on ne peut pas changer. »
Et plus loin, l’élève promet de ne pas se révolter, d’être satisfait de son sort.
« Je repousserai, dit-il, loin de moi tout sentiment de haine et de vengeance. Je m’efforcerai d’être content de mon sort. »
Les devoirs particuliers des ouvriers découlent de ces principes généraux. Voici, d’après M. Steeg, l’idéal d’un honnête ouvrier :
« L’honnête ouvrier n’ouvre pas son cœur à l’envie, ses lèvres et ses oreilles à la médisance où à la calomnie contre son patron ; il ne cherche pas à lui nuire, à le déconsidérer, il ne le regarde pas comme un ennemi. C’est un homme qui a besoin de lui, mais dont il a besoin, qui lui procure de l’ouvrage, le pain quotidien, la subsistance de sa famille. L’employé a le droit de refuser ses bras ; il peut se mettre en grève, s’associer à ses camarades pour une grève générale, bien que ce moyen dangereux doive être réservé comme une ressource suprême. Les grèves risquent souvent, non seulement d’affamer cruellement les ouvriers et leurs familles, non seulement de ruiner les patrons, mais de ruiner aussi les industries et de porter un coup à la richesse nationale. En tout cas l’ouvrier qui se met en grève doit respecter scrupuleusement la liberté de ses camarades, qui ne jugent pas à propos d’imiter son exemple. »
Tout en condamnant les grèves, les moralistes ne peuvent pas se décider à les interdire, car le droit de grève est reconnu par la loi, ce qui prime pour eux toute autre considération. Cela ne les empêche pas de prévenir contre elles ceux qui sont destinés à devenir des ouvriers modèles. Voici la conversation qu’on trouve à ce sujet chez M. Mabilleau :
« La grève est une guerre, elle fait du tort à tout le monde. Quand les ouvriers, se laissant séduire par les belles paroles des meneurs, se coalisent sans motifs sérieux, ils mangent leurs économies sans raison et s’endettent ; le patron perd de l’argent et quelquefois il perd aussi, au grand dommage de la nation, ses clients qu’il ne peut satisfaire et qui vont acheter en d’autres pays.
« — Que faut-il faire alors, mon frère ?
« — Il faut, là comme en toute circonstance de la vie, avoir du bon sens et faire preuve d’un peu de patience. Les notions d’économie politique que tu as apprises ont mis dans ta tête certains germes de vérité ; ces germes mûriront quand tu auras passé quelques années à l’atelier, si tu ne gâtes pas tout cela en voulant faire le malin et parler de tout à tort et à travers.
« Médite bien, quand tu auras plus tard une résolution à prendre dans tes rapports avec le patron, cette vérité qui se dégage de l’enseignement que tu as reçu. Quelle que soit la diversité des sentiments individuels, il existe une harmonie générale des intérêts économiques. Le travail, l’intelligence et le capital ont besoin les uns des autres : leur association fait la richesse. Mieux ils s’entendent, plus chacun profite. »
M. Jules Simon arrive à la même conclusion, qui est du reste celle qui doit se dégager de tout cet enseignement. Voici la conversation :
« Mon enfant, lui dis-je, sais-tu quel est le plus grand service qu’on puisse rendre aux patrons et aux ouvriers ?
« — Quel est-il, mon parrain ?
« — C’est de leur persuader aux uns et aux autres que leurs intérêts, loin d’être opposés comme ils le croient quelquefois, sont absolument les mêmes. »
Comme on voit bien que M. Jules Simon a été membre de l’Internationale !
Même les livres à l’usage des écoles de filles n’oublient pas de parler de la grève et de montrer le rôle que la femme doit y jouer. Elle doit persuader à son mari de ne pas suivre les conseils des mécontents et exercer sur lui une influence conciliatrice.
« Que la résignation patiente qui n’exclut pas, loin de là, le désir des améliorations, règne à l’atelier comme au foyer, dit Mme Gréville. C’est à la femme, par sa douceur et ses bons conseils, de persuader l’homme de cette vérité. »
Nous avons vu que les moralistes ont fait tous leurs efforts, ont appliqué toutes leurs ressources pour bien inculquer aux enfants le respect de la propriété. Il serait intéressant de savoir ce qui reste de cet enseignement dans l’esprit des élèves. Nous pouvons recueillir dans le petit livre de M. Pavette un aveu qui jette sur cette question une certaine lumière.
« Il m’est arrivé, dit-il, lors de mon début dans l’inspection, de demander à des enfants pourquoi ils ne doivent pas prendre des fruits, et de recevoir des réponses dans ce genre : — Parce que les gendarmes nous mettraient en prison. — Et si vous étiez sûrs que les gendarmes ne vous verraient point, en prendriez-vous ? Et ils répondaient sans sourciller : « Oui, Monsieur. »
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