La Presse Anarchiste

De la lutte pour l’existence

[[Cha­pitre tiré d’un volume qui va paraître inces­sam­ment chez l’é­di­teur Alcan sous ce titre : « L’É­thique. Le Psy­chisme social, deuxième essai sur la morale consi­dé­rée comme socio­lo­gie élé­men­taire ». Rap­pe­lons que le pre­mier volume de cette série, paru l’an­née der­nière, est inti­tu­lé : Le Bien et le Mal.]]

Les plus étranges pré­ju­gés dominent encore l’es­prit qui cherche à résoudre ce pro­blème capi­tal de la connais­sance : déter­mi­ner les rap­ports géné­raux entre le suror­ga­nique, le moral ou social, d’une part, et l’or­ga­nique, le bio­lo­gique ou vital, de l’autre. 

Ces pré­ju­gés sont d’an­tique ori­gine. De nos jours ils s’en­ve­loppent d’une ter­mi­no­lo­gie qui se croit exacte, savante, mais qui, en réa­li­té, est pré­ten­tieu­se­ment vide. Voi­ci, au reste, de cette manière de pro­cé­der, un exemple récent et topique. 

Selon le natu­ra­liste-phi­lo­sophe Hux­ley, deux pro­ces­sus évo­lu­tifs, allant en sens contraire, se par­tagent le monde des phé­no­mènes : l’é­vo­lu­tion cos­mique régie par la rai­son du plus fort et le prin­cipe de la lutte pour l’exis­tence ; et l’é­vo­lu­tion morale qui contre­carre la pre­mière, qui au fait gros­sier de la sur­vie de l’être le mieux adap­té aux condi­tions envi­ron­nantes, oppose la supé­rio­ri­té de l’in­di­vi­du réa­li­sant les condi­tions de la plus haute exis­tence éthique. Le pro­grès moral consis­te­rait de la sorte dans la lutte sans trêve ni mer­ci du supé­rieur contre l’in­fé­rieur, dans la guerre ouverte du micro­cosme avec le macro­cosme ; et la vic­toire morale serait essen­tiel­le­ment une vic­toire sur la nature, la sub­ju­ga­tion, l’as­ser­vis­se­ment de celle-ci. 

Mal­gré quelques dehors spé­cieux, cette vue qui, d’ailleurs, est loin d’être neuve, mérite a peine qu’on la dis­cute. On la réduit a sa valeur juste par l’ob­jec­tion qui demande au bio­logue si la vie est un com­bat per­pé­tuel de la matière orga­ni­sée contre la matière inerte, ou au psy­cho-phy­si­cien, s’il conçoit la sub­stance grise du cer­veau comme enga­gée dans une lutte a outrance contre les muscles, le sang et les autres élé­ments consti­tu­tifs du corps. 

En thèse géné­rale, le concept de lutte est un pur socio­mor­phisme. Nous com­met­tons de tels lap­sus scien­ti­fiques comme les illet­trés com­mettent des fautes de gram­maire ou d’or­tho­graphe, par cen­taines et sans nous en dou­ter. Nous avons com­men­cé par ani­mer la nature inor­ga­nique, nous conti­nuons en socia­li­sant la nature vivante [[Pour peu qu’on nous presse, nous repro­che­rions à celle-ci son manque abso­lu d’al­truisme. Nous ne son­geons pas à une chose très simple, savoir : que le lion qui dévore sa proie, le ros­si­gnol qui avale des mil­liers d’in­sectes vivants, et pour­quoi pas la bre­bis qui tond nos pâtu­rages ? ne font ni mieux ni pire que l’herbe de nos prai­ries aspi­rant l’eau et s’as­si­mi­lant les nitrates du sol. Sans doute, la majo­ri­té des hommes consi­dère ces choses à un point de vue dif­fé­rent ; mais ce n’est pas là un motif valable pour nier l’é­vi­dente équation.]]. 

Intro­duite dans la science de la vie, l’i­dée de lutte s’y géné­ra­lise et s’y étend. Et c’est sous cette forme élar­gie qu’elle fait ensuite retour a sa source première. 

Mais dans un cas comme dans l’autre, cette idée reste inadé­quate a son objet réel, et le terme qui la désigne ne sert qu’a voi­ler ou obs­cur­cir la claire vision d’un phé­no­mène de la plus haute com­plexi­té : la double action de l’agent vital ou social sur les milieux orga­nique et suror­ga­nique, et la double réac­tion des milieux orga­nique et suror­ga­nique sur l’agent vital ou social. 

À son degré supé­rieur, repré­sen­té par les phé­no­mènes de socié­té, l’é­troite inter­dé­pen­dance de l’agent et du milieu nous appa­raît comme un conflit, une col­li­sion, un choc entre des forces contraires. Démê­lant mal l’é­che­veau embrouillé des causes et de leurs effets, nous tom­bons dans la même illu­sion qui, dans l’ordre des phé­no­mènes psy­cho­lo­giques, nous fit admettre le pré­ten­du conflit des motifs et son résul­tat men­son­ger, la liber­té de choi­sir. Nous don­nons par suite a l’in­ter­dé­pen­dance de l’agent et du milieu sociaux les noms de lutte, de concur­rence, de guerre de tous contre tous. Nous conver­tis­sons le fait géné­ral en un fait très par­ti­cu­lier : car la lutte et la guerre rentrent dans cette sous-classe de phé­no­mènes sociaux qui com­prend les rap­ports dits immoraux. 

Nous agis­sons de la sorte parce que nous sommes immo­raux nous-mêmes, ou parce que nous pou­vons l’être, ou parce que nous l’a­vons été. Pour des motifs du même genre, mais de l’es­pèce oppo­sée, nous condam­nons aujourd’­hui la guerre entre les peuples, et notre socia­li­té moderne s’ac­com­mode de moins en moins des avi­lis­santes luttes éco­no­miques entre les individus. 

À son degré immé­dia­te­ment infé­rieur, repré­sen­té par les faits bio­lo­giques, l’in­ter­dé­pen­dance de l’agent et du milieu dépouille déjà, en une cer­taine mesure, ce carac­tère social, moral ou humain, que notre esprit prête si volon­tiers a tous les phé­no­mènes dont l’in­time cau­sa­li­té lui échappe. Le dar­wi­nisme qui intro­ni­sa dans les sciences exactes les notions de concur­rence et de lutte pour la vie, mar­qua sous ce rap­port un véri­table pas en arrière. Mais on ne sau­rait trop le répé­ter, cette célèbre théo­rie eut pour ancêtres loin­tains un nombre consi­dé­rable de phi­lo­sophes et de mora­listes (tels Hobbes et les maté­ria­listes anglais, les sen­sua­listes, les ency­clo­pé­distes, etc.), et pour ancêtres directs les éco­no­mistes et sur­tout Mal­thus dont la belle étude de méso­lo­gie sociale frap­pa avec vigueur les esprits scien­ti­fiques au com­men­ce­ment de ce siècle. 

Enfin, a son degré le plus faible ou le plus bas, dans ses fon­de­ments phy­si­co-chi­miques, l’in­ter­dé­pen­dance de l’agent et du milieu nous appa­raît sous son vrai jour, comme un pro­blème d’é­qui­libre, de conser­va­tion ou de trans­for­ma­tion de la force. Ici règnent en maîtres abso­lus les concepts d’ordre fixe et de néces­si­té iné­luc­table. Ici les dogmes du savoir posi­tif ont défi­ni­ti­ve­ment chas­sé, ou réduit a l’é­tat de curieuses rémi­nis­cences, les antiques ima­gi­na­tions sur le choc et la lutte des élé­ments, sur l’im­pi­toyable guerre que se feraient les unes aux autres les grandes forces de la nature et les dieux qui les personnifient. 

Le même sort nous semble réser­vé à cette par­tie essen­tiel­le­ment rétro­grade du dar­wi­nisme qui s’en­goua d’une gros­sière illu­sion socio­morphe au point d’en avoir fait la base ou le prin­ci­pal appui de la phi­lo­so­phie entière du savoir bio­lo­gique. La doc­trine dar­wi­nienne sur la lutte pour l’exis­tence devra, croyons-nous, dis­pa­raître sous peu, et cela non seule­ment du domaine de la bio­lo­gie, a laquelle, sous pré­texte de la déli­vrer des vieilles erreurs théo­lo­giques, elle imprime un étrange carac­tère de fina­li­té consciente, mais aus­si de la sphère des études sociales où cette concep­tion illu­soire se montre de plus en plus nui­sible aux véri­tables inté­rêts de la science. Du louable effort de Dar­win et de ses émules il ne res­te­ra, peut-être, au siècle pro­chain, que le sou­ve­nir de l’aide puis­sante appor­tée par la nou­velle école au triomphe de l’i­dée uni­taire ; car, il faut le recon­naître, le dar­wi­nisme dévoile aux yeux des plus aveugles la pro­fonde faus­se­té de l’an­cienne idée agnos­tique sur l’exis­tence dans la nature de deux ou de plu­sieurs évo­lu­tions paral­lèles et discontinues. 

Certes, il y a lieu de plei­ne­ment accor­der ce point : la flo­rai­son sociale a ses racines dans les condi­tions bio­lo­giques qui la pré­cèdent et la pré­parent. L’al­truisme suror­ga­nique déve­loppe consciem­ment ce que l’al­truisme vital pro­duit d’une manière incons­ciente et presque auto­ma­tique : l’u­ni­té ou les liens qui consti­tuent la famille, l’es­pèce, la race, la tri­bu, la nation, la socié­té. Et certes encore, la doc­trine de l’é­vo­lu­tion uni­ver­selle une fois admise, le psy­chisme col­lec­tif ne sau­rait plus s’en­vi­sa­ger comme un fait exclu­si­ve­ment humain. Il y aurait la plu­tôt un fait zoo­lo­gique et peut-être même un fait bio­lo­gique géné­ral, du moins dans le sens vague auquel la vie se défi­nit comme un fait chi­mique ou la chi­mi­ci­té comme un fait qui appar­tient a l’ordre physique. 

Les évo­lu­tion­nistes se rendent fort bien compte de cet enchaî­ne­ment, néces­saire. M. Spen­cer le dit en propres termes : la conduite morale exclut les actes qui n’offrent aucun but pré­cis, qui ne pour­suivent aucune fin déter­mi­née ; mais ce choix forme lui-même le résul­tat d’une longue et patiente évo­lu­tion. Les orga­nismes infé­rieurs adaptent leurs actes à tels ou tels buts d’une façon très impar­faite, et cette imper­fec­tion pré­ci­sé­ment sus­cite et consti­tue le phé­no­mène appe­lé lutte pour la vie. Les orga­nismes supé­rieurs, au contraire, marchent vers un idéal d’a­dap­ta­tion com­plète, de cohé­sion qui fera dis­pa­raître entre indi­vi­dus de la même espèce d’a­bord, de dif­fé­rentes espèces ensuite, tout ves­tige de contra­rié­té ou d’an­ta­go­nisme. La vie idéale pose­rait ain­si, selon l’a­veu de Spen­cer lui-même, des limites de plus en plus étroites au très bri­tan­nique — notons-le en pas­sant — struggle for life.

Pour nous, dans la série évo­lu­tive qui soude les unes aux autres les diverses moda­li­tés de l’être (qui unit le mou­ve­ment nous sem­blant déjà éter­nel a la vie nous sem­blant encore pas­sa­gère, et la vie fugace à l’es­prit doué par nos rêves d’un pou­voir et d’une durée sans bornes), pour nous, il ne peut s’a­gir, en véri­té, ni de lutte pour l’exis­tence, ni de limites a cette lutte. 

Dans cette chaîne immense, l’éner­gie psy­chique nous appa­raît comme la résul­tante non pas des seules actions chi­miques et vitales se dérou­lant au milieu de condi­tions très par­ti­cu­lières, dans l’in­ti­mi­té des tis­sus orga­niques (cer­veau, sys­tème ner­veux, etc.), mais de ces actions déjà exté­rio­ri­sées, déjà pro­je­tées au dehors, déjà, cap­tées par les ambiances orga­niques simi­laires et com­pli­quées par les mul­tiples réac­tions qui en émanent. Pour nous, il s’a­git, en outre, de consi­dé­rer les phases diverses où abou­tit cette nou­velle et exces­sive com­pli­ca­tion de l’éner­gie pri­mor­diale, soit la socia­li­té infé­rieure et très stable des ani­maux, soit la socia­li­té supé­rieure, instable et pro­gres­sive, la mora­li­té des hommes. Mais qu’est-ce qu’une socia­li­té infé­rieure, sinon un altruisme simple, élé­men­taire, consti­tué par un ensemble d’ac­tions orga­niques et de réac­tions suror­ga­niques où la conser­va­tion de l’être revêt des formes qui, com­pa­rées aux mani­fes­ta­tions plus com­plexes du même phé­no­mène, nous semblent égoïstes, cruelles, sau­vages et, en défi­ni­tive, enfan­tines et grossières ? 

La conser­va­tion de l’exis­tence orga­nique, répé­tons-le, n’im­plique en aucune manière l’i­dée de lutte ou d’an­ta­go­nisme. C’est seule­ment après avoir atteint les hauts som­mets de l’exis­tence suror­ga­nique, les formes sublimes du sacri­fice pour autrui, que la rai­son et la conscience indi­vi­duelles, pro­duits de la rai­son et de la conscience col­lec­tives, séparent le bien du mal, le juste de l’in­juste, l’ordre du désordre ; et c’est alors seule­ment que, par oppo­si­tion aux concepts posi­tifs d’u­nion, de concours, d’har­mo­nie, sur­gissent les concepts néga­tifs de divi­sion, de lutte, de com­bat. Ain­si le veut la loi de contraste qui régit les opé­ra­tions men­tales les plus simples et les plus complexes. 

Quelques auteurs modernes ont encore sou­te­nu cette thèse que, chez l’homme vivant dans un milieu social, la lutte pour l’exis­tence chan­geait néces­sai­re­ment d’as­pect et de nom ; elle deve­nait une lutte pour le bon­heur. Sans doute le pas­sage de l’or­ga­nique a l’hy­per­or­ga­nique est mar­qué par une modi­fi­ca­tion pro­fonde des condi­tions intimes de l’exis­tence géné­rale ; et la for­mule qui fait du bon­heur l’ob­jet de la com­pé­ti­tion sociale, exprime déjà vague­ment cette méta­mor­phose. Néan­moins, cette for­mule est enta­chée d’un défaut capi­tal. Nous faus­sons, socio­lo­gi­que­ment, la bio­lo­gie en y intro­dui­sant le concept de lutte pour l’exis­tence, idée téléo­lo­gique s’il en fut et qui, par suite, pos­sède une ori­gine et une nature sociales ; mais nous faus­sons, bio­lo­gi­que­ment, la socio­lo­gie lorsque, dans notre légi­time désir d’ex­pli­quer cer­tains phé­no­mènes sociaux, nous repre­nons avec un sens déjà modi­fié et une tona­li­té bais­sée, pour ain­si dire, ce même concept a la biologie. 

Pour expri­mer l’ef­fort vers la vie, la ten­dance de l’être a se déga­ger des limbes de la phé­no­mé­na­li­té pure­ment chi­mique, nous employons, comme d’ha­bi­tude, des for­mules anthro­po­morphes ou socio­morphes : sélec­tion natu­relle, sur­vi­vance du mieux adap­té et ain­si de suite. Avec un peu de bonne volon­té, nous eus­sions pu aus­si bien appli­quer ces termes vagues aux trans­for­ma­tions phy­siques, aux opé­ra­tions quan­ti­ta­tives. L’axiome : le tout est plus grand que sa par­tie, n’ap­pa­raît-il pas comme le pro­to­type des rai­son­ne­ments qui affirment une supré­ma­tie, une pré­pon­dé­rance, une domi­na­tion quel­conques ? Et en quoi une addi­tion, une mul­ti­pli­ca­tion de nombres dif­fèrent-elles, logi­que­ment, d’une addi­tion, d’une mul­ti­pli­ca­tion d’exis­tences ? Ou une sous­trac­tion, une divi­sion, d’une dimi­nu­tion, d’une sup­pres­sion bio­lo­gique ou sociale ? 

La téléo­lo­gie, l’in­ver­sion du rap­port régu­lier entre l’ef­fet et sa cause, voi­là une des marques les plus sûres du mode suror­ga­nique de l’exis­tence géné­rale. Nous disons cou­ram­ment, par exemple, que l’i­dée du bon­heur, motif suprême de nos actions, déter­mine notre conduite et engendre telles ou telles méthodes per­ma­nentes de vie col­lec­tive. Sub­jec­ti­ve­ment, cela est ain­si, puisque, sauf les cas fort rares de réflexion intense, nous res­tons en proie à l’ob­ses­sion téléo­lo­gique. Mais objec­ti­ve­ment, c’est la thèse contraire qui repré­sente la véri­té. Car c’est la socia­li­té, le phé­no­mène altruiste qui, trans­muant la sen­sa­tion pure en idéa­tion, four­nit a l’es­prit les élé­ments consti­tu­tifs de l’i­dée de bon­heur, et a la réa­li­té concrète, les condi­tions qui, seules, rendent pos­sible la vie dite heureuse. 

La genèse de l’i­dée de lutte pour l’exis­tence, ou encore pour le bon­heur, est des plus simples. Cette idée devait néces­sai­re­ment sur­gir dans le domaine des faits sociaux qui est celui de la fina­li­té et celui où la com­pli­ca­tion exces­sive des choses revêt tout d’a­bord l’ap­pa­rence d’un désordre (pire qu’une injus­tice, selon le mot pro­fond de Gœthe), d’une contra­dic­tion, d’un conflit. 

Mais la lutte, la com­pé­ti­tion sociale dif­fère, par son objet même, de la pré­ten­due lutte ou com­pé­ti­tion orga­nique. Elle est, avant tout, un conflit, un choc, une oppo­si­tion de sen­ti­ments, d’o­pi­nions, d’i­dées. L’hy­per­or­ga­nisme social (on vou­dra bien excu­ser ce pléo­nasme) se réa­lise ou se maté­ria­lise en un cer­tain nombre d’or­ga­nismes vivants (encore un pléo­nasme !) où l’éner­gie idéo­lo­gique sus­cite des séries régu­lières de réac­tions vitales, chi­miques, phy­siques et méca­niques, toutes tom­bant sous l’ac­tion de nos sens et deve­nant, par suite, pon­dé­rables, mesu­rables, etc. Toutes les formes connues de l’éner­gie mon­diale suivent la même loi : par­ti­cu­lières et com­plexes, elles se révèlent à nos sens par des réac­tions qui mettent en jeu les forces natu­relles plus géné­rales et plus simples. Mais, admis aujourd’­hui d’un com­mun suf­frage pour les autres mani­fes­ta­tions quel­conques de la force, ce rap­port est sou­vent nié lors­qu’il s’a­git de la sphère où naissent et agissent les idées. Il existe, par suite, une ten­dance pro­non­cée à confondre les phé­no­mènes sociaux avec leurs réac­tions biologiques. 

Ain­si, pour citer un exemple banal, on attri­bue­ra volon­tiers a la même cause, au com­bat pour la vie, sinon pour le bon­heur, ces deux évé­ne­ments : la mort par ina­ni­tion d’un pro­lé­taire euro­péen du xixe siècle et le décès d’un Caffre, sur­ve­nu à la suite d’une disette de vivres. Or, quoique maté­ria­li­sés de la même façon ou mani­fes­tés par une réac­tion vitale iden­tique, ces deux faits paraî­tront sin­gu­liè­re­ment dis­sem­blables à celui qui pren­dra la peine de scru­ter leurs ori­gines et leurs vraies condi­tions socio­lo­giques, les idées, les pré­ju­gés, les sen­ti­ments, les pas­sions, les mœurs des groupes humains civi­li­sés et des socié­tés barbares. 

Il serait pué­ril de vou­loir a tout prix faire ren­trer dans le même cadre ou ran­ger dans la même classe l’i­dée et le régime capi­ta­listes, d’une part, et l’i­dée et le régime féti­chistes, de l’autre. Il y a la deux séries de phé­no­mènes qui, à un point de vue géné­ral, phi­lo­so­phique, se laissent sans doute uni­fier, mais qui, si on désire les connaître et les ana­ly­ser à fond, doivent demeu­rer distincts. 

Au sur­plus, que viennent faire, dans cette lente trans­for­ma­tion idéo­lo­gique, dans ce drame d’un inté­rêt abs­trait si éle­vé et si puis­sant, le pré­ten­du com­bat pour l’exis­tence phy­sique et l’une de ses plus vul­gaires péri­pé­ties ? Est-ce bien la faim et la disette qui frap­pèrent l’homme civi­li­sé suc­com­bant en pleine abon­dance de vivres, et le sau­vage dis­pa­rais­sant en face d’une nature dont la richesse et la fécon­di­té défient toute com­pa­rai­son ? Pour expli­quer d’une manière un peu com­plète de tels faits, il faut remon­ter plus haut, a des causes d’un ordre plus com­plexe. Il faut faire voir l’in­suf­fi­sance, la fai­blesse rela­tive, dans les socié­tés humaines, du phé­no­mène altruiste ; ou encore, l’é­tat rudi­men­taire de ce psy­chisme social igno­ré et mécon­nu comme a plai­sir, mais qui, com­bi­né avec sa base orga­nique, porte, en défi­ni­tive, tous ces nobles fruits : la science, la phi­lo­so­phie, l’art, l’ap­pli­ca­tion des véri­tés théo­riques, le sacer­doce reli­gieux du savant et du phi­lo­sophe, le sacer­doce esthé­tique du lit­té­ra­teur et de l’artiste. 

Aban­don­nons le pué­ril et chi­mé­rique espoir de nos contem­po­rains : arri­ver à la solu­tion des pro­blèmes sociaux en leur appli­quant les lois de la vie orga­nique. Et pro­cla­mons-le hau­te­ment : les idées et leur évo­lu­tion forment le conte­nu unique, la seule matière de la sociologie. 

Au reste, mieux que par nos syl­lo­gismes, la vraie nature des ques­tions sociales s’é­claire du sort des grands pro­blèmes éthiques, demeures irré­so­lus mal­gré un effrayant gas­pillage de temps et de forces. Tel, notoi­re­ment, est le cas du fameux pro­blème de la popu­la­tion qui forme la base et le point de départ his­to­rique du darwinisme. 

Cette irri­tante ques­tion ne fini­ra pas de sus­ci­ter les plus sté­riles contro­verses, si on conti­nue a la poser dans les termes indi­qués par Mal­thus et adop­tés depuis par les éco­no­mistes, si on la ramène d’une façon exclu­sive a ces deux fac­teurs bio­lo­giques : l’ac­crois­se­ment de la popu­la­tion dû aux besoins sexuels et gou­ver­né par les lois de la géné­ra­tion, et l’aug­men­ta­tion du stock ali­men­taire réglé par les lois de la phy­sio­lo­gie tant ani­male que végé­tale. Ce pro­blème ne fera un pas réel vers sa solu­tion que le jour où l’on se déci­de­ra a le poser en des termes pure­ment socio­lo­giques, le jour où l’on fera appel a ses fac­teurs suror­ga­niques, à la volon­té gui­dée par l’in­tel­li­gence et for­ti­fiée par une longue habi­tude, a la lente cris­tal­li­sa­tion des idées et des connais­sances dans les mœurs, les cou­tumes et les lois. L’é­vo­lu­tion idéo­lo­gique une fois diri­gée de ce côté, la socié­té et l’É­tat pour­ront uti­le­ment inter­ve­nir, par leurs dis­po­si­tions légis­la­tives, pour régler, dans un sens favo­rable aux fins supé­rieures des com­mu­nau­tés humaines, les condi­tions du mariage, les rap­ports fami­liaux, les obli­ga­tions des parents, les devoirs des enfants, etc.,— toutes choses que les pou­voirs publics ne se privent pas de régle­men­ter aujourd’­hui dans un esprit d’a­veugle atta­che­ment aux pires pré­ju­gés, aux plus ineptes sur­vi­vances du passé. 

En admet­tant l’o­pi­nion qui voit dans la morale une déduc­tion des lois de la vie et qui conduit à dire avec Spen­cer, avec Guyau, avec Fouillée, avec tant d’autres : le but de la mora­li­té est la vie, et de la mora­li­té com­plète, la vie com­plète, — on tombe dans des anti­no­mies et des confu­sions sans nombre, on s’ex­pose a ne plus rien com­prendre a la marche réelle de l’é­vo­lu­tion des socié­tés. La morale pra­tique du pas­sé, par exemple, ne pous­sa-t-elle pas a ses extrêmes limites l’art d’ô­ter, de dimi­nuer, de res­treindre la vie (châ­ti­ments, remords, ascé­tisme, etc.) ? Ces méthodes cura­tives nous semblent aujourd’­hui détes­tables, et nous avons toute rai­son de les dis­qua­li­fier. Mais en est-il de même du but final auquel ser­virent les pro­cé­dés qui blessent la sen­si­bi­li­té exa­gé­rée ou mor­bide de notre époque ? Ce but ne demeure-t-il pas immuable et ne consiste-t-il pas, selon une loi géné­rale de la nature, à déga­ger la force latente infé­rieure, pour la trans­for­mer en force actuelle supé­rieure ? C’est ain­si par exemple, que l’as­si­mi­la­tion suror­ga­nique (l’ins­truc­tion, l’é­du­ca­tion, les divers pro­cé­dés de trans­mis­sion des biens idéaux), ou, en d’autres termes, l’al­truisme vrai­ment social, se super­pose a l’as­si­mi­la­tion phy­sio­lo­gique (phé­no­mènes de nutri­tion, de rup­ture d’é­qui­libre, de des­truc­tion des faibles etc.), sans pour cela le moins du monde tendre a dimi­nuer, à affai­blir cette dernière. 

Dans ces pro­blèmes obs­curs on est sou­vent conduit à faire d’une simple tau­to­lo­gie un épou­van­tail. N’a-t-on pas vu, par exemple, sou­te­nir la thèse de la fai­blesse, de l’in­fé­con­di­té phy­sio­lo­gique des hommes de génie, et n’a-t-on pas, à ce pro­pos, très sérieu­se­ment expri­mé la crainte que les grands talents ne finissent par suc­com­ber dans la légen­daire lutte pour l’exis­tence ? Or, dire génie, c’est dire mino­ri­té extrême, c’est affir­mer un rap­port numé­rique d’ordre plu­tôt social que bio­lo­gique. Et par­ler de la faible repro­duc­tion des hommes de génie, c’est peut-être sim­ple­ment consta­ter la réac­tion bio­lo­gique consé­quente au rap­port social. 

Autre exemple de confu­sion due a la même cause, au dar­wi­nisme mal inter­pré­té et faus­se­ment éten­du a l’ex­pli­ca­tion des phé­no­mènes sociaux. On a quel­que­fois repro­ché a la civi­li­sa­tion moderne sa ten­dance a conser­ver, à per­pé­tuer la race des faibles, des pré­des­ti­nés aux pires oppres­sions. On oublie la nature hyper­or­ga­nique de ce géné­reux effort, et qu’un bien social en résulte néces­sai­re­ment. En effet, nous vou­drions pré­ser­ver et sau­ver nos dégé­né­rés, nos infirmes, que nous ne le pour­rions sans d’a­bord avoir atté­nué ou refou­lé, a l’aide de la science et de l’art médi­caux, par exemple, ou de la science et de l’art poli­tiques, quelques unes des causes pro­duc­trices de la misère et de la mala­die. Par la pro­tec­tion accor­dée aux faibles, par les soins don­nés aux malades, d’au­cune manière nous n’aug­men­tons le pou­voir, soit abso­lu, soit rela­tif, des condi­tions qui engendrent de telles infé­rio­ri­tés. En empê­chant nos misé­rables de périr, nous com­bat­tons encore et tou­jours la misère, nous dimi­nuons sa puis­sance dans le monde. Par contre, aban­don­ner les êtres à leur des­ti­née bio­lo­gique, c’est s’al­lier étroi­te­ment aux causes qui pro­duisent les maux sociaux, et les renforcer. 

Pareille­ment, on ne détruit pas l’as­sas­si­nat par la guillo­tine, ni le vol par la pri­son. On ne traite pas l’a­né­mie par la sai­gnée ni par la diète. Des époques gros­sières et igno­rantes ont pu s’illu­sion­ner sur ces choses. Et nous en sommes encore la sans doute, puisque, au nom de la loi et de la morale, nos magis­trats aidés de nos poli­ciers, sous pré­texte d’at­teindre et de réfré­ner le crime social, l’at­taque de la socié­té par l’in­di­vi­du, conti­nuent a tran­quille­ment per­pé­trer le crime indi­vi­duel, ou l’at­taque, moins excu­sable peut-être, de l’in­di­vi­du iso­lé par la socié­té tout entière. En semant, dans le monde hyper­or­ga­nique, l’é­pou­vante et la haine, nous n’a­gis­sons pas du tout, ou nous n’a­gis­sons que très indi­rec­te­ment sur les causes qui enfantent le crime ; et loin d’af­fai­blir les motifs qui déter­minent le cri­mi­nel, peut-être, par nos remèdes empi­riques, leur don­nons-nous de la consistance. 

Je ne prêche pas un sen­ti­men­ta­lisme inso­cial, irra­tion­nel, une cha­ri­té et une bon­té faites sur­tout d’é­goïsme, d’é­ta­lage mes­quin d’une supé­rio­ri­té pro­blé­ma­tique. La phi­lan­thro­pie telle qu’on la com­prend de nos jours, ne vaut pas beau­coup mieux, certes, que la rude et sou­vent cruelle indif­fé­rence des temps taxés de bar­ba­rie. Cet empi­risme dou­ce­reux et hypo­crite obs­true, à son tour, les voies qui conduisent à la véri­té objec­tive. Mais aux idées que se font de la jus­tice et de l’a­mour du pro­chain les foules contem­po­raines, j’op­pose les sévères leçons de l’his­toire ; elles nous apprennent, à n’en pou­voir dou­ter, que jusque dans les pro­blèmes les plus simples et les moins ardus, l’es­prit humain, accou­tu­mé au men­songe et a l’er­reur, ne s’en sépare qu’a­vec peine et a regret. 

[/​E. de Rober­ty./​]

La Presse Anarchiste