La Presse Anarchiste

Le socialisme en Roumanie

Je ne veux pas, pour le moment, écrire une his­toire du socia­lisme en Rou­ma­nie, parce que les ini­tia­teurs du mou­ve­ment, exis­tant encore, le sau­raient faire mieux que moi, et aus­si parce que cer­taines choses peuvent don­ner lieu à des per­son­na­li­tés, exci­ter des pas­sions et des ambi­tions. Les socia­listes rou­mains d’au­jourd’­hui cachent inten­tion­nel­le­ment leur pas­sé parce qu’ils ne peuvent expli­quer leur évo­lu­tion depuis le com­men­ce­ment du socia­lisme en ce pays. Il faut le savoir en effet, les socia­listes rou­mains actuels — je veux dire les chefs et les per­son­nages mar­quants — ont été autre­fois des révo­lu­tion­naires anar­chistes-col­lec­ti­vistes et ont débu­té par l’a­po­lo­gie de la révolution. 

La trans­for­ma­tion ne s’est pas faite ouver­te­ment. Quelques indis­crets seule­ment, ceux qui ont pu péné­trer dans les cou­lisses du par­ti, savent — et encore vague­ment — que ce chan­ge­ment a été pré­cé­dé de vio­lentes que­relles, d’a­char­nées disputes. 

On ignore les péri­pé­ties de cette bataille fami­liale, on n’en sait que les résul­tats. Les plus sin­cères des com­bat­tants se sont reti­rés dans la vie pri­vée ; d’autres ont gros­si les par­tis radi­caux et démo­crates ; les plus ambi­tieux — trans­for­més en social-démo­crates — ont repris la lutte après un court repos. 

Tou­te­fois quelques regards en arrière ne seront pas inutiles. 

Le socia­lisme fut intro­duit en Rou­ma­nie par les réfu­giés russes ; après la com­plète éman­ci­pa­tion poli­tique de 1878, les nihi­listes russes trou­vèrent en notre pays un asile momen­ta­né, et doués de l’éner­gie qu’on connaît aux socia­listes de l’empire des Tsars, ils n’ont pu demeu­rer ici sans faire de propagande. 

La forme du socia­lisme, comme je l’ai dit déjà, a été anar­chiste-col­lec­ti­viste. Le com­mu­nisme était regar­dé comme un idéal plus loin­tain ne pou­vant se réa­li­ser qu’a­près une évo­lu­tion sociale et en pas­sant par le collectivisme. 

Les bases et, pour ain­si dire, les consi­dé­rants du col­lec­ti­visme étaient les mêmes qu’au­jourd’­hui : L’or­ga­ni­sa­tion capi­ta­liste per­met­tant aux patrons de ne pas payer le salaire inté­gral du tra­vail, les tra­vailleurs doivent récla­mer leurs droits en affir­mant ce prin­cipe : À cha­cun selon son travail. 

Quoique les docu­ments qui nous sont res­tés parlent sou­vent de plus-value, la concep­tion du mou­ve­ment social était tout à fait révo­lu­tion­naire. Pri­mi­ti­ve­ment, on n’a jamais consi­dé­ré, en Rou­ma­nie, la plus-value comme la cause de la misère, mais comme un effet de l’or­ga­ni­sa­tion capi­ta­liste et, par consé­quent, per­sonne ne son­geait que la dimi­nu­tion lente de cette plus-value puisse éman­ci­per les travailleurs. 

Au contraire, la pro­prié­té indi­vi­duelle était regar­dée comme la cause unique de la misère et la révo­lu­tion comme le seul moyen d’émancipation. 

C’est sur ce ter­rain que le mou­ve­ment a débu­té et s’est déve­lop­pé avec une for­tune diverse. 

Un docu­ment [[ Pro­ce­sul Fra­ti­lor Nade­jde (le pro­cès des frères Nade­jde).]] dit que nous — les socia­listes en ques­tion — nous dési­rons que la révo­lu­tion soit le moins san­glante pos­sible, mais que la vio­lence est inévi­table [[Je cite de mémoire, à défaut des docu­ments qui sont d’ailleurs très rares.]]

L’i­né­vi­ta­bi­li­té de la révo­lu­tion fut l’i­dée la plus pro­pa­gée et la plus uni­ver­sel­le­ment par­ta­gée par les hommes de ce temps. 

Le même docu­ment vise le par­le­men­ta­risme. La cri­tique est légère et sim­plisme : « Nous ne deman­dons point les votes du peuple ; ceux qui les recherchent sont des naïfs ou des charlatans ». 

Le pre­mier élé­ment de pro­pa­gande fut la jeu­nesse : Des étu­diants, des sémi­na­ristes, des éle­vée de l’é­cole mili­taire et de divers ins­ti­tuts, des lycéens, voire de simples fonc­tion­naires, sont deve­nus en peu de temps des révol­tés contre leurs pro­fes­seurs, contre leurs familles, contre l’E­tat, contre la Socié­té, contre tout et contre tous. D’une seule convic­tion fut péné­trée cette jeu­nesse : La révo­lu­tion est inévitable. 

« Pour­quoi res­ter sur les bancs de l’é­cole, pour­quoi tra­vailler en vue d’une car­rière, dans la socié­té d’au­jourd’­hui, si la face du monde doit être chan­gée, si dans la rue se pré­pare le plus gran­diose évé­ne­ment social ! »

Tel était le lan­gage courant. 

Des bro­chures, des jour­naux révo­lu­tion­naires, impri­més ou repro­duits par d’autres moyens, péné­traient on ne sait pas com­ment, ano­ny­me­ment, dans toutes les écoles, dans tous les coins. C’é­tait en vain que les pro­fes­seurs punis­saient et expul­saient : la jeu­nesse était « trans­for­mée par un nou­vel idéal ».

C’est à Jas­sy que se pas­saient ces choses. Ces pro­fes­seurs de révolte : les frères Nade­jde et l’ins­ti­tu­teur Th. Spe­van­tia, furent accu­sés par un conseil uni­ver­si­taire de répandre des idées sub­ver­sives par­mi des mineurs et destitués. 

En 1881 parut, en cette même ville, une revue lit­té­raire et scien­ti­fique, rédi­gée par les pro­fes­seurs révo­qués, et qui eut une grande influence sur toute la jeu­nesse rou­maine. Elle com­men­ça par com­battre la science et la lit­té­ra­ture offi­cielles. On décou­vrait les pla­giats faits par des auteurs en vogue et des membres de l’A­ca­dé­mie ; on démas­quait les igno­mi­nies des livres d’en­sei­gne­ment ; on démon­trait l’i­gno­rance des auteurs et pro­fes­seurs consi­dé­rés comme savants ; enfin on répan­dait un peu par­tout l’es­prit de cri­tique et de dis­cus­sion. Les jeunes gens com­men­cèrent à perdre confiance en leurs pro­fes­seurs, en leurs parents, et à contrô­ler ce qu’on leur ensei­gnait. Le mérite de la revue fut de répandre par­mi les jeunes gens le goût de la lec­ture, l’é­tude, la curio­si­té du pro­grès scien­ti­fique, lit­té­raire et artis­tique dans le monde entier, depuis l’an­ti­qui­té jus­qu’à nos jours. Pour nous, socia­lisme ne signi­fiait pas seule­ment l’é­tude des ques­tions éco­no­miques ou sociales. Pour nous, un socia­liste était un homme de science. Un bon pro­pa­gan­diste devait savoir l’as­tro­no­mie pour démon­trer au peuple que ce n’est pas Dieu qui règne au ciel ; la géo­lo­gie pour lui ensei­gner la créa­tion et le déve­lop­pe­ment de la terre et de l’homme en lui mon­trant que la Bible est une simple légende ; la phy­sique afin de démon­trer à chaque occa­sion les lois de la nature ; et aus­si la socio­lo­gie, le déve­lop­pe­ment des socié­tés, l’his­toire de la civi­li­sa­tion. Un bon pro­pa­gan­diste devait connaître par­fai­te­ment la psy­cho­lo­gie, afin de savoir com­ment s’y prendre pour intro­duire des idées dans la tête des hommes simples et mal­heu­reux, et d’une façon géné­rale toutes les mani­fes­ta­tions de l’es­prit humain. 

C’est ain­si qu’on nous à ensei­gné le socialisme.

La même revue [Contem­po­ra­nul — le Contem­po­rain) étu­dia la ques­tion de la femme. Sophia Nade­jde sou­tint pour la pre­mière fois dans le pays, l’é­man­ci­pa­tion inté­grale de la femme. Elle décla­ra la femme capable de pen­ser, d’ap­prendre les sciences, de com­prendre l’art, de vivre dans les mêmes condi­tions que les hommes. Le droit au déve­lop­pe­ment de l’es­prit, le droit à la tri­bune, le droit à la vie, à l’ai­sance : voi­là les droits de la femme ensei­gnés par Sophia Nadejde. 

Elle n’a pas eu sur les femmes grande influence ; mais les jeunes gens com­men­cèrent à regar­der la femme d’une autre façon, à rêver une com­pagne et plus une esclave, une égale, avec qui par­cou­rir le pays et semer l’idée. 

En poé­sie débute Const. Mille, dont le talent a été contes­té par les cri­tiques bour­geois et socia­listes. Mais c’é­tait la révolte, l’a­mour libre, les ten­dances huma­ni­taires, la gloire de la bar­ri­cade qui se lisaient dans ses vers ; et c’é­tait suf­fi­sant pour être le poète de la jeu­nesse et de la révolte. Il admi­rait Sophia Per­ovs­kaïa, fai­sait l’a­po­lo­gie de la Com­mune de Paris et la jeu­nesse enthou­sias­mée l’écoutait.

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Tels sont les pre­miers symp­tômes du socia­lisme en Rou­ma­nie par­mi l’é­lite intel­lec­tuelle, comme on dit. 

D’autre part, la pro­pa­gande par­mi les tra­vailleurs n’é­tait pas négli­gée, sur­tout chez les pay­sans. Les pay­sans rou­mains, même actuel­le­ment, ne sont pas des pro­lé­taires agri­coles ; tout en rêvant de petite pro­prié­té, ils sont prompts à la révolte et tou­jours prêts à expro­prier les boyards, les grands pro­prié­taires, qui, par tra­di­tion aris­to­cra­tique, méprisent le paysan. 

Lors­qu’on leur a dit que le monde marche vers un chan­ge­ment ; lors­qu’on leur a démon­tré que le pro­prié­taire les exploite, et qu’il devient riche par leur tra­vail même, ils sont deve­nus non pas les gré­vistes rêveurs des Etats-Unis ou de Londres, mais des révol­tés affa­més, sans concep­tion sociale, sans idées et sans but, des­truc­teurs et ter­ro­ristes. Nous avons comp­té en Mol­da­vie quelques révoltes col­lec­tives de pay­sans, mais seule­ment des­truc­tives, conduites par la haine et la vengeance. 

D’ailleurs, la révolte, la vio­lence sont dans le tem­pé­ra­ment du pay­san roumain. 

Ain­si, pen­dant que la jeu­nesse ins­truite se rebel­lait à l’é­cole et dans la famille, les pay­sans se sou­le­vaient dans les campagnes. 

Et l’é­vo­lu­tion, dans ces deux milieux si dif­fé­rents, fut parallèle. 

Lorsque les jeunes gens com­men­cèrent à étu­dier la ques­tion sociale, on vit des pay­sans apprendre à lire et à écrire. Comme d’or­di­naire ils ont peu de dis­po­si­tion à écou­ter les pan­ta­lon­naires, ils vou­laient eux-mêmes lire et com­prendre les idées nouvelles. 

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Pen­dant ce temps-là les ini­tia­teurs du socia­lisme dégé­né­raient : un jour­nal Mun­ci­lo­vul (le Tra­vailleur), com­mence à inter­pré­ter les révoltes de pay­sans autre­ment qu’au­pa­ra­vant. On leur donne comme cause les abus, les illé­ga­li­tés des pro­prié­taires et des gou­ver­nants, en insis­tant sur la pos­si­bi­li­té d’une éman­ci­pa­tion par voie légale, sans révo­lu­tion­ner l’é­tat de choses exis­tant, sans enfreindre les lois. 

Une autre revue, Revis­ta Socia­la, com­mence à ensei­gner le mar­xisme comme une phase plus avan­cée du socia­lisme, qui doit être accep­tée si on ne veut pas res­ter dans le domaine de l’u­to­pie et de l’enthousiasme. 

Dès lors, le mou­ve­ment cesse : la jeu­nesse des écoles se calme, les pay­sans de même. 

Contem­po­ra­nul change d’at­ti­tude et quoique la Revis­ta Socia­la publie encore sous la rubrique « Mou­ve­ment Social » les évé­ne­ments révo­lu­tion­naires, les théo­ries sont pure­ment mar­xistes. Dès les pre­miers numé­ros la revue fait une dif­fé­rence entre l’a­nar­chisme et le socia­lisme, en don­nant tou­jours le mar­xisme comme la forme la plus avan­cée du socia­lisme et celle où nous conduit l’ex­pé­rience de la lutte ; quel­que­fois même elle confond — inten­tion­nel­le­ment semble-t-il — l’a­nar­chisme avec le fou­rié­risme ou avec d’autres théo­ries ran­gées sous le nom d’Utopies. 

On avait tra­duit en rou­main, d’a­près l’une des pre­mières édi­tions, la Socié­té au len­de­main de la Révo­lu­tion de Jean Grave. La Revis­ta Socia­la accor­da beau­coup d’im­por­tance à ce fait et consi­dé­rant les par­ti­sans des théo­ries de Grave comme de purs uto­pistes, four­voyés dans l’er­reur, entre­prit de leur ensei­gner le vrai socia­lisme, non sans une pitié dédai­gneuse. Ses deux articles sur la Révo­lu­tion et son len­de­main, en réponse aux affir­ma­tions de Grave, n’ont pas été finis, la revue ayant ces­sé de paraître. 

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Buka­rest fut un autre foyer de propagande. 

Je trouve dans l’Ega­li­té de Genève une cor­res­pon­dance de Rou­ma­nie qui men­tionne la créa­tion d’un groupe de tra­vailleurs typo­graphes. La com­mu­ni­ca­tion dit seule­ment qu’« après avoir obte­nu l’in­dé­pen­dance natio­nale, nous pou­vons nous occu­per sérieu­se­ment de la ques­tion sociale ». Chose à rete­nir, le secré­taire du groupe, signa­taire de ces lignes, était un cer­tain Eugène Lupu. Le per­son­nage est connu comme socia­liste-révo­lu­tion­naire. Ceux qui l’ont appro­ché lui recon­naissent une grande éner­gie et beau­coup de valeur comme pro­pa­gan­diste. Il reste de lui quelques manus­crits et des notes sur sa vie — très inté­res­sants, dit-on — mais qui sont entre les mains de per­sonnes peu dis­po­sées à les publier. 

On trouve encore, dans le Tra­vailleur de Genève, des cor­res­pon­dances de Jas­sy, signées « Dra­gos », pseu­do­nyme de Zuben Codrea­nu, connu dans le mou­ve­ment russe et qui a pas­sé dans notre pays — où il est mort — en déve­lop­pant une grande acti­vi­té révolutionnaire. 

En 1883 naît à Buka­rest un jour­nal anar­chiste quo­ti­dien : Drep­tu­rile Anu­tui (les Droits de l’Homme). Rédac­teurs : Joan Nade­jde, Const. Mille, Const. Bacal­lia­sa, R. Frun­zes­cu, Al. Brues­cu, C. Fili­tis et A. Scorteanu. 

Les idées pro­pa­gées sont anar­chistes-col­lec­ti­vistes-révo­lu­tion­naires. Une série de confé­rences est don­née dans une grande salle de Buka­rest où la foule se presse pour entendre les ora­teurs révolutionnaires. 

Un autre groupe, Gru­pul Anar­chist, se forme autour de Mir­cea Rose­ti, auteur connu du public de langue fran­çaise par une étude sur le gou­ver­ne­ment publiée par la Socié­té Nou­velle et édi­tée à Buka­rest en rou­main et en français. 

En 1885, les Droits de l’Homme repa­raissent après une courte inter­rup­tion ; mais cette fois le jour­nal diri­gé par Const. Mille, est social-démo­crate. Joan Nade­jde est élu dépu­té à Jas­sy, avec le concours d’un par­ti bour­geois, et le mou­ve­ment prend un tout autre caractère. 

Comme je l’ai déjà dit, nous igno­rons le pro­ces­sus de ce chan­ge­ment ; mais nous savons que cette nou­velle influence ne se fit pas sen­tir long­temps. Le jour­nal quo­ti­dien ces­sa bien­tôt ; la fin de la ses­sion par­le­men­taire étant sur­ve­nue, Joan Nade­jde ne fut pas réélu. L’a­gi­ta­tion s’a­pai­sa, et on ne par­la plus de socialisme. 

En 1888, indé­pen­dam­ment de la pro­pa­gande socia­liste, écla­ta une grande insur­rec­tion popu­laire dans le dis­trict de Ilfov, où les pay­sans, quoique fusillés comme des sau­vages, for­cèrent le gou­ver­ne­ment à vendre la terre par lots. Mais les pro­lé­taires de la glèbe sont si nom­breux, qu’on n’a pas fini encore le par­tage des champs. Par­tage fic­tif d’ailleurs, car le pro­grès du capi­ta­lisme se charge d’ex­pro­prier ceux à qui la loi accorde de la terre. 

Depuis cette date, les révoltes se sont suc­cé­dées à peu près d’an­née en année. En Buco­vi­na (pro­vince appar­te­nant à l’Au­triche) et dans le dis­trict de Dolj, les pay­sans ont sor­ti les che­vaux et com­men­cé à labou­rer les champs de leur propre ini­tia­tive et pour leur propre compte, sans attendre le par­tage de la terre ni la per­mis­sion du propriétaire. 

En 1893 et 1894, l’é­meute en Mol­da­vie est presque géné­rale. Pour divers motifs, le plus sou­vent une loi nui­sible, l’in­sur­rec­tion éclate. Tan­dis qu’un homme poli­tique réclame l’a­bro­ga­tion de la loi, le peuple de son côté s’in­surge contre les repré­sen­tants de l’au­to­ri­té, contre les béné­fi­ciaires de pri­vi­lèges, et va par­fois jus­qu’à piller les produits. 

Voi­ci l’un des faits de révolte les plus saillants. L’an pas­sé, dans le dis­trict de Vol­suï (Mol­da­vie), un ser­gent d’in­fan­te­rie com­man­dé pour répri­mer l’é­meute, dit à ses sol­dats de ne pas tirer sur le peuple for­mé de pay­sans comme eux, et récla­mant leurs droits. Les sol­dats l’é­cou­tèrent et le sous-offi­cier fut condam­né par le conseil de guerre à dix-huit mois de prison. 

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En 1889, l’a­gi­ta­tion consciente avait repa­ru. Révol­ta, puis Stea­gul Ros (le dra­peau rouge), s’é­ditent à Buka­rest, défrayés et rédi­gés par les ouvriers typo­graphes. (Sou­vent les plus intel­li­gents par­mi les tra­vailleurs, les typo­graphes ont tou­jours fait preuve d’i­ni­tia­tive et su impo­ser leurs revendications). 

Faits par des tra­vailleurs, ces deux jour­naux ont pu péné­trer dans les ate­liers et éveiller l’at­ten­tion des sala­riés. Cette fois ce n’est pas seule­ment la jeu­nesse ins­truite que le socia­lisme cap­tive, mais les tra­vailleurs eux-mêmes. Un des rédac­teurs du Stea­gul Ros m’a racon­té que ce jour­nal eut un grand suc­cès. Bien que le tirage fût aug­men­té à chaque numé­ro, tou­jours res­taient des demandes insatisfaites. 

Encou­ra­gé par le suc­cès, le jour­nal deman­da le concours des socia­listes connus, entre autres Constant Mille, alors avo­cat à Buka­rest, Celui-ci, d’ac­cord avec ses amis, pro­mit leur col­la­bo­ra­tion aux condi­tions suivantes : 

Stea­gul Bos céde­ra la place à un autre jour­nal impri­mé sur papier blanc (Stea­gul Ros était impri­mé sur papier rouge) ;

2° De révo­lu­tion­naire la pro­pa­gande devien­dra légale et pour la légalité ;

3° La direc­tion du jour­nal appar­tien­dra aux social-démocrates. 

Quelques-uns acce­ptèrent, les autres s’en allèrent et conservent un triste sou­ve­nir de cette trahison. 

Tout en décla­rant qu’il conti­nue Stea­gul Ros, le nou­veau jour­nal, Mun­ca (le Tra­vail) répu­die les idées de son devan­cier « parce que les tra­vailleurs ont com­pris que la voie paci­fique est la vraie route vers l’émancipation. »

Le jour­nal est donc com­plè­te­ment social-démo­crate avec Joan Nade­jde, Const. Mille, Al. Jones­cu, J. Cla­ti­na, P. Muz­viu, etc., comme rédac­teurs. Il exerce une grande influen­cé sur les tra­vailleurs, parce que venu dans un moment où, étant don­né la confu­sion des idées, tout le monde veut connaître les nou­veaux prin­cipes libé­ra­teurs du peuple. 

La Mun­ca recom­mande sur­tout la léga­li­té. La révo­lu­tion est inutile ; les tra­vailleurs doivent pour­suivre l’a­mé­lio­ra­tion de leur sort, et d’a­mé­lio­ra­tion en amé­lio­ra­tion, on arri­ve­ra aux trans­for­ma­tions dési­rées. Seule­ment, comme l’i­dée d’une trans­for­ma­tion sociale néces­site, pour être bien com­prise, une grande lar­geur de concep­tion, qua­li­té fai­sant défaut aux rédac­teurs du jour­nal, ceux-là ne réus­sissent qu’à exploi­ter la misère en l’éternisant. 

Les pro­lé­taires com­mencent à confondre l’i­dée de trans­for­ma­tion sociale avec celle de pal­lia­tif. Les ouvriers typo­graphes, les plus ini­tiés au socia­lisme, donnent dans cette faute, et à mesure qu’ils obtiennent des réformes oublient leur but pre­mier. En 1891, pen­dant une grève qui écla­ta dans les impri­me­ries de Buka­rest, les social-démo­crates pro­pa­gèrent le « vrai socia­lisme ». Quand le tra­vail reprit, il n’y avait presque plus de typo­graphes par­mi les ouvriers socia­listes. On avait obte­nu la jour­née de neuf heures, une aug­men­ta­tion de salaire et tout à fait oublié la révolution. 

Aujourd’­hui les plus achar­nés des com­bat­tants ont acca­pa­ré les meilleures places et sont deve­nus contre­maîtres ou coopé­ra­teurs. On ne parle, plus de socia­lisme. Les plus intel­li­gents s’en moquent. 

Ces faits ont frap­pé les plus ortho­doxes. Néan­moins, on conti­nue la cam­pagne et la tac­tique reste la même. Dès qu’une grève éclate, on cherche à atti­rer les tra­vailleurs. Ceux-là, qui ont besoin de secours, vont au Club social-démo­crate écou­ter les ora­teurs. Mais la grève finie, ils cessent de venir et de par­ler socialisme. 

Le Club ayant besoin d’argent pour cou­vrir les frais du jour­nal et de l’or­ga­ni­sa­tion, a éta­bli une sec­tion de secours en cas de mala­die ou de mort. On se sert de cet appât pour atti­rer des adhé­rents, qui se pré­oc­cupent seule­ment de payer les coti­sa­tions et les taxes impo­sées parle Conseil. Ain­si nous avons eu la tris­tesse d’en­tendre des tra­vailleurs se van­ter de faire par­tie d’une orga­ni­sa­tion poli­tique, non seule­ment sans avoir aucune idée du socia­lisme, mais même sans savoir si l’As­so­cia­tion où ils adhé­raient était socia­liste ou non. 

On a cher­ché à affi­lier toutes les orga­ni­sa­tions ouvrières sans leur ensei­gner le socia­lisme. Le but était de grou­per, sans aucune com­mu­nau­té de prin­cipes, le plus grand nombre pos­sible de tra­vailleurs, afin de prou­ver aux bour­geois que le par­ti social-démo­crate était une force. 

Et cette tac­tique s’ex­plique. La pre­mière objec­tion au socia­lisme en Rou­ma­nie fut qu’en ce pays arrié­ré — où le capi­ta­lisme n’a pas atteint son plein déve­lop­pe­ment — il est comme une plante exotique. 

Pour échap­per à cette cri­tique, les social-démo­crates ont vou­lu oppo­ser à leurs adver­saires le nombre des ouvriers ado­ra­teurs de leur dra­peau, sans se rendre compte si des ouvriers com­pre­naient ou non le socia­lisme. L’af­fi­lia­tion deve­nait une manie. 

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Le mou­ve­ment de Buka­rest avait éclip­sé celui de Jas­sy, parce que les ini­tia­teurs avaient quit­té cette ville. Mais il y demeu­ra tou­jours une orga­ni­sa­tion ouvrière, quoique peu active. 

De Buka­rest, la pro­pa­gande gagne d’autres par­ties de la pro­vince. À Ploe­si, paraît le jour­nal Demo­cra­tia socia­la rédi­gé par un jeune ambi­tieux vou­lant être auteur avant d’a­voir fait une œuvre. 

Il faut signa­ler l’ap­pa­ri­tion d’un autre jour­nal à Boto­sa­ni ; à Gala­ri, à Braï­la, les ouvriers s’or­ga­nisent, et à défaut d’une autre forme pour expri­mer leurs ten­dances, se laissent affi­lier aux social-démo­crates. À Craïo­va, se forme un syn­di­cat, qui sans être encore par­ve­nu à la com­pré­hen­sion du socia­lisme, a exci­té l’at­ten­tion, parce que les pro­lé­taires de Craïo­va se sont orga­ni­sés par leur propre ini­tia­tive, en sym­pa­thie avec les idées socialistes. 

D’une façon géné­rale, les social-démo­crates n’ayant pas d’a­gents sin­cères à envoyer en pro­vince, attendent que les tra­vailleurs eux-mêmes s’or­ga­nisent, pour mettre la main sur leurs organisations. 

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Une autre tac­tique éma­née de l’or­ga­ni­sa­tion de Buka­rest, fut de dire : nous ne sommes pas des anarchistes. 

Le pre­mier socia­lisme ayant été révo­lu­tion­naire, les jour­na­listes bour­geois confon­daient aisé­ment l’at­ti­tude des social-démo­crates, avec celle des anar­chistes euro­péens. Les social-démo­crates ont pro­tes­té éner­gi­que­ment contre cette assi­mi­la­tion et pro­fi­té de toutes les occa­sions pour reje­ter les fautes à eux repro­chées sur le dos des anarchistes. 

À pro­pos du Congrès de Paris, Jean Nade­jde s’oc­cupe, en deux ou trois articles, de l’a­nar­chisme comme on traite les avis de quelques gamins sans importance. 

La Mun­ca tra­duit de l’An­glais quelques articles attri­bués à Kro­pot­kine, où il est dit que les tra­vailleurs doivent se révol­ter contre la machine, contre le per­fec­tion­ne­ment de la pro­duc­tion et pas contre le capi­ta­lisme. On a affir­mé aus­si que Bakou­nine pen­dant toute sa car­rière révo­lu­tion­naire fut un agent de la police russe ; tous les anar­chistes euro­péens ont été accu­sés d’être des espions et des policiers.

Mais voi­ci mieux encore : 

P. Muz­viu, ex-secré­taire du club de Buka­rest, fut à cause de ses ten­dances révo­lu­tion­naires, tra­duit devant le conseil géné­ral, jugé comme un pré­ve­nu au tri­bu­nal et exclu sans appel. 

Toutes les orga­ni­sa­tions du pays, sous l’ins­pi­ra­tion du centre ont approu­vé cette déci­sion et l’ont confir­mée par des mani­festes où elles déclarent qu’elles répu­dient doré­na­vant toute rela­tion avec le citoyen Muz­viu qui n’a pas sui­vi la tac­tique orthodoxe ! 

Des orga­ni­sa­tions ouvrières ont pu faire de cette ostra­cisme indi­vi­duel une ques­tion de prin­cipe. Par exemple à Técu­ciu le pre­mier article des sta­tuts d’une socié­té ouvrière fut le rejet des idées du citoyen Muzviu. 

Or il faut savoir que Muz­viu n’é­tait pas et n’est pas anar­chiste. C’est un socia­liste déter­mi­niste, qui a déve­lop­pé ses idées en dif­fé­rentes bro­chures en affir­mant tou­jours son déter­mi­nisme. Que vou­laient alors les social-démo­crates ? Tout sim­ple­ment se ména­ger une occa­sion nou­velle d’ex­pri­mer leur anti-anarchisme. 

L’or­ga­ni­sa­tion inté­rieure du par­ti social-démo­crate est plus que tyran­nique. On contrôle l’ac­tion de chaque indi­vi­du et on exclue par­tout les indé­pen­dants et les mécon­tents en les acca­blant d’in­jures et de calom­nies, en lan­çant contre eux les accu­sa­tions les plus fan­tai­sistes, par voie de publi­ci­té au besoin ; on empêche les cama­rades d’ex­pri­mer leurs idées dans les clubs offi­ciels. « Nous sommes abso­lu­tistes, oui nous sommes abso­lu­tistes, ai-je enten­du dire un jour par un des chefs social-démo­crates ; s’il y a des gens qui aient d’autres idées, ils n’ont qu’à ouvrir une autre bou­tique vis-à-vis ; dans notre maga­sin nous ne tolé­rons pas la vente d’autre mar­chan­dise que la nôtre. » On inter­dit aux tra­vailleurs de lire d’autres bro­chures que celles recom­man­dées par le conseil général. 

À l’oc­ca­sion d’une publi­ca­tion nou­velle nous avons enten­du la phrase sui­vante pro­non­cée encore par un chef : « Il ne faut pas lire d’autres bro­chures que celles por­tant le timbre du club. » Et remar­quez-le, la bro­chure inter­dite n’é­tait pas un expo­sé d’i­dées, mais une œuvre pure­ment lit­té­raire, une nou­velle où l’au­teur décri­vait la vie des paysans. 

Pen­dant quelque temps une police a même fonc­tion­né, afin de contrô­ler les lec­tures des ouvriers. 

Que je vous cite un fait tout récent : Dans une réunion publique, quelques jeunes social-démo­crates lancent une feuille volante avec ces mots : « Nous vou­lons le vote uni­ver­sel ». Aus­si­tôt l’or­gane du par­ti tance ces jeunes gens par la plume de Jean Nade­jde : Quoique tous par­ti­sans du vote uni­ver­sel, vous ne devez rien faire sans l’a­gré­ment du Conseil. 

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Depuis l’ap­pa­ri­tion du jour­nal Mun­ca, la seule idée pro­pa­gée par les social-démo­crates par­mi les tra­vailleurs des villes est le res­pect de la loi. 

« Par la voie légale, disent aux tra­vailleurs les chefs du par­ti, nous nous empa­re­rons du pou­voir poli­tique, puis nous orga­ni­se­rons le tra­vail d’a­près notre pro­gramme international. »

J’ai connu même des tra­vailleurs assez naïfs pour croire qu’une fois les par­tis bour­geois deve­nus inca­pables de gou­ver­ner, le roi « char­ge­rait un chef socia­liste de for­mer un cabi­net universel. »

« — Et alors ? ai-je demandé. 

« — Alors, m’a-t-on répon­du, alors nous serons au pouvoir ! »

Cette opi­nion est par­ta­gée même par des gens consi­dé­rés comme des pro­pa­gan­distes intelligents. 

Il faut se rendre compte de l’é­tat des esprits au moment où la sociale-démo­cra­tie inau­gu­ra sa pro­pa­gande pour pou­voir bien juger son œuvre. On com­men­çait à se rendre compte, à cette époque, en Rou­ma­nie, que l’É­tat ne peut pas ali­men­ter la civi­li­sa­tion qu’il pré­tend inau­gu­rer, que mal­gré ses lois et ses agents il ne peut pas satis­faire aux besoins des citoyens et que ses fonc­tion­naires, inca­pables, sont les éter­nels fau­teurs d’a­bus, de crimes et d’iniquités. 

Édu­qué par de suc­ces­sives décep­tions, le peuple com­men­çait à décou­vrir le vrai et seul remède : l’i­ni­tia­tive pri­vée, les ouvriers des villes cher­chaient à s’u­nir pour la lutte ; les pay­sans, au lieu de péti­tion­ner, agis­saient et se révol­taient. Tous, et sur­tout les pay­sans, dégoû­tés de toute poli­tique, pra­ti­quaient l’abstention. 

On peut en juger d’a­près les moyens employés pour contraindre aux votes les habi­tants des cam­pagnes, refu­sant d’in­ter­rompre leurs tra­vaux pour une for­ma­li­té sans impor­tance. Afin d’at­ti­rer les pay­sans dans les villes où l’on vote, les can­di­dats passent des mar­chés avec des indus­triels de toutes sortes. Pen­dant la durée des élec­tions, les hôtels sont ouverts gra­tui­te­ment ; on a même enten­du des agents élec­to­raux tenir ce lan­gage aux électeurs : 

« En vue des céli­ba­taires ou de ceux qui vou­draient varier leurs plai­sirs, nous nous sommes arran­gés pour que toutes les filles publiques soient à votre disposition. »

De plus, chaque vote est payé. Et comme cer­tains can­di­dats ont dépen­sé déjà beau­coup d’argent pour être élus, d’autres adop­taient le sys­tème sui­vant : le prix du vote était un billet de 20 francs cou­pé en deux, une moi­tié se tou­chant avant l’é­lec­tion et l’autre après, si le can­di­dat était élu. 

Et c’est au moment où de sem­blables pra­tiques com­men­çaient à sus­ci­ter et à nour­rir le mépris des gou­ver­nants que la sociale-démo­cra­tie entre­prit de réta­blir la confiance dans la Loi et l’É­tat. En plus du prin­cipe socia­liste, elle ensei­gna aux tra­vailleurs qu’il fal­lait res­pec­ter la loi et obli­ger le gou­ver­ne­ment à la res­pec­ter. Elle recom­man­da au peuple d’ap­prendre la Consti­tu­tion, ce caté­chisme des citoyens. 

Et elle fut écou­tée. De simples tra­vailleurs étu­dièrent la Consti­tu­tion et les lois. Absor­bé par cette étude, on oublia le socia­lisme ou, mieux, on le confon­dit avec la légalité. 

On lais­sa de côté, un peu par­tout, les ques­tions éco­no­miques, pour ne s’oc­cu­per plus que de telle ou telle loi votée ou cer­taine d’être votée, sans s’in­quié­ter de savoir, d’ailleurs, si elle est en har­mo­nie ou non avec les prin­cipes social-démocrates. 

Voi­ci un des exemples les plus typiques de ce nou­vel état d’es­prit. Pen­dant qu’en une réunion publique les tra­vailleurs dis­cutent sur dif­fé­rentes ques­tions, la police inter­vient. Des agents pénètrent dans la salle et pro­duisent un grand trouble. Tan­dis que la salle devient le lieu d’un com­bat corps à corps, un tra­vailleur gagne la tri­bune, le texte de la Consti­tu­tion à la main et après avoir cité l’ar­ticle qui donne à tous le droit de réunion, il s’écrie : 

« — Vous avez vio­lé la Consti­tu­tion, Mes­sieurs, nous avons le droit de nous réunir. 

« — Que racontes-tu là, répond un agent, admi­nis­trant au hasard coups de poings et de bâton, c’est nous qui sommes, ici, la Constitution. »

La bagarre conti­nue, le trouble est à son comble. Le même citoyen, de la tri­bune, ne cesse d’at­ti­rer l’at­ten­tion des agents sur le fait qu’ils ont vio­lé la Consti­tu­tion. Des arres­ta­tions sont faites, les arrê­tés ros­sés par la police et insul­tés, et per­sonne ne songe à la révolte. Au contraire, il ont fait appel au calme et au res­pect des lois. 

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L’en­quête jour­na­lière que j’ai faite à Buka­rest sur la concep­tion du mou­ve­ment socia­liste, en Rou­ma­nie, m’a per­mis les consta­ta­tions suivantes :

Chaque tra­vailleur est convain­cu que les ouvriers doivent for­mer un par­ti à part et dif­fé­rent de tous les par­tis bour­geois. Le seul motif que j’ai pu y démê­ler, de cette atti­tude, est celui-ci : de même que les bour­geois forment des par­tis afin de défendre leurs inté­rêts à la Chambre et dans les Conseils com­mu­naux, de même, nous autres, nous devons for­mer un par­ti afin que nos voix soient enten­dues à la Chambre et dans les conseils. D’i­dée sur l’or­ga­ni­sa­tion de ce par­ti, il n’en existe pas. On admet la dis­ci­pline impo­sée par les chefs et toute basée sur la hié­rar­chie et la centralisation. 

Il n’existe pas non plus d’i­dée sur la socié­té future. Agi­ter, deman­der au gou­ver­ne­ment des lois pro­tec­trices du tra­vail et le droit de vote uni­ver­sel, aux patrons la jour­née de huit heures, mon­trer aux bour­geois que les tra­vailleurs sont une force dans le pays, voi­là tout le socia­lisme com­pris par les ouvriers de Bukarest.

Quelques uns, plus rares, et qui rêvent de la socié­té pro­chaine, savent vague­ment qu’en cette socié­té les tra­vailleurs seront plus heu­reux et joui­ront du fruit inté­gral de leur travail. 

D’autres enfin, quoique sans pro­non­cer le mot, sont arri­vés, et cela fata­le­ment, au socia­lisme d’É­tat. Ils conçoivent un ordre social où l’É­tat doit inter­ve­nir — s’il s’y refuse, il faut le lui impo­ser — pour régle­men­ter le tra­vail et l’en­semble de la vie. 

De plus les tra­vailleurs connaissent le nom de Marx. On leur a dit que cet homme était un grand phi­lo­sophe et le pre­mier qui ait pen­sé pour le peuple ; on leur a dit de l’a­do­rer et ils l’a­dorent. Ils savent aus­si qu’en Alle­magne le socia­lisme est très avan­cé, que les dépu­tés socia­listes y sont nom­breux et qu’une fois maîtres de la majo­ri­té ils impo­se­ront les bonnes lois désirées. 

Mais leur savoir ne se borne pas là. Chaque ouvrier peut vous dire que Kro­pot­kine est un phra­séo­logue, Eli­sée Reclus un ren­tier qui, afin de dis­traire ses loi­sirs, s’oc­cupe d’a­nar­chisme. Il peut vous dire aus­si que Bakou­nine était en rela­tion avec la police et que tous les anar­chistes d’Eu­rope sont payés pour jeter des bombes, ce qui donne aux gou­ver­nants l’oc­ca­sion de dis­soudre les orga­ni­sa­tions social-démocrates. 

On ne trouve pas cette der­nière opi­nion seule­ment par­mi le peuple. Elle est par­ta­gée même par des gens très culti­vés, étu­diants et jour­na­listes socia­listes. Cer­tains m’af­fir­maient que Max Stir­ner était un fou et qu’à sa suite tous les anar­chistes — quand ils ne sont pas de la police — sont des fous. 

C’est ain­si qu’on leur enseigne le socialisme. 

Lors­qu’un tra­vailleur vient dans un club, expri­mant le désir d’en faire par­tie et deman­dant le but de la « socié­té », les gens char­gés de l’i­ni­tier lui disent seule­ment : « Nous vous envoyons le méde­cin en cas de mala­die et de l’argent pour vous enter­rer en cas de mort. » Si par hasard ils sont mieux dis­po­sés, ils ajoutent : « Notre socié­té est une orga­ni­sa­tion poli­tique ; nous vou­lons élire nos dépu­tés et nos conseillers. »

« Faire de la poli­tique », telle est la nou­velle for­mule du socia­lisme en Rou­ma­nie. Les tra­vailleurs étant en majo­ri­té les enne­mis de la poli­tique, on trou­va bon de leur ensei­gner que toute science et toute sagesse se résument en ces mots : « Faire de la politique. »

[/​Gh. Mar­cu­les­cu./​]

(à suivre)

La Presse Anarchiste