Je ne veux pas, pour le moment, écrire une histoire du socialisme en Roumanie, parce que les initiateurs du mouvement, existant encore, le sauraient faire mieux que moi, et aussi parce que certaines choses peuvent donner lieu à des personnalités, exciter des passions et des ambitions. Les socialistes roumains d’aujourd’hui cachent intentionnellement leur passé parce qu’ils ne peuvent expliquer leur évolution depuis le commencement du socialisme en ce pays. Il faut le savoir en effet, les socialistes roumains actuels — je veux dire les chefs et les personnages marquants — ont été autrefois des révolutionnaires anarchistes-collectivistes et ont débuté par l’apologie de la révolution.
La transformation ne s’est pas faite ouvertement. Quelques indiscrets seulement, ceux qui ont pu pénétrer dans les coulisses du parti, savent — et encore vaguement — que ce changement a été précédé de violentes querelles, d’acharnées disputes.
On ignore les péripéties de cette bataille familiale, on n’en sait que les résultats. Les plus sincères des combattants se sont retirés dans la vie privée ; d’autres ont grossi les partis radicaux et démocrates ; les plus ambitieux — transformés en social-démocrates — ont repris la lutte après un court repos.
Toutefois quelques regards en arrière ne seront pas inutiles.
Le socialisme fut introduit en Roumanie par les réfugiés russes ; après la complète émancipation politique de 1878, les nihilistes russes trouvèrent en notre pays un asile momentané, et doués de l’énergie qu’on connaît aux socialistes de l’empire des Tsars, ils n’ont pu demeurer ici sans faire de propagande.
La forme du socialisme, comme je l’ai dit déjà, a été anarchiste-collectiviste. Le communisme était regardé comme un idéal plus lointain ne pouvant se réaliser qu’après une évolution sociale et en passant par le collectivisme.
Les bases et, pour ainsi dire, les considérants du collectivisme étaient les mêmes qu’aujourd’hui : L’organisation capitaliste permettant aux patrons de ne pas payer le salaire intégral du travail, les travailleurs doivent réclamer leurs droits en affirmant ce principe : À chacun selon son travail.
Quoique les documents qui nous sont restés parlent souvent de plus-value, la conception du mouvement social était tout à fait révolutionnaire. Primitivement, on n’a jamais considéré, en Roumanie, la plus-value comme la cause de la misère, mais comme un effet de l’organisation capitaliste et, par conséquent, personne ne songeait que la diminution lente de cette plus-value puisse émanciper les travailleurs.
Au contraire, la propriété individuelle était regardée comme la cause unique de la misère et la révolution comme le seul moyen d’émancipation.
C’est sur ce terrain que le mouvement a débuté et s’est développé avec une fortune diverse.
Un document [[ Procesul Fratilor Nadejde (le procès des frères Nadejde).]] dit que nous — les socialistes en question — nous désirons que la révolution soit le moins sanglante possible, mais que la violence est inévitable [[Je cite de mémoire, à défaut des documents qui sont d’ailleurs très rares.]]
L’inévitabilité de la révolution fut l’idée la plus propagée et la plus universellement partagée par les hommes de ce temps.
Le même document vise le parlementarisme. La critique est légère et simplisme : « Nous ne demandons point les votes du peuple ; ceux qui les recherchent sont des naïfs ou des charlatans ».
Le premier élément de propagande fut la jeunesse : Des étudiants, des séminaristes, des élevée de l’école militaire et de divers instituts, des lycéens, voire de simples fonctionnaires, sont devenus en peu de temps des révoltés contre leurs professeurs, contre leurs familles, contre l’Etat, contre la Société, contre tout et contre tous. D’une seule conviction fut pénétrée cette jeunesse : La révolution est inévitable.
« Pourquoi rester sur les bancs de l’école, pourquoi travailler en vue d’une carrière, dans la société d’aujourd’hui, si la face du monde doit être changée, si dans la rue se prépare le plus grandiose événement social ! »
Tel était le langage courant.
Des brochures, des journaux révolutionnaires, imprimés ou reproduits par d’autres moyens, pénétraient on ne sait pas comment, anonymement, dans toutes les écoles, dans tous les coins. C’était en vain que les professeurs punissaient et expulsaient : la jeunesse était « transformée par un nouvel idéal ».
C’est à Jassy que se passaient ces choses. Ces professeurs de révolte : les frères Nadejde et l’instituteur Th. Spevantia, furent accusés par un conseil universitaire de répandre des idées subversives parmi des mineurs et destitués.
En 1881 parut, en cette même ville, une revue littéraire et scientifique, rédigée par les professeurs révoqués, et qui eut une grande influence sur toute la jeunesse roumaine. Elle commença par combattre la science et la littérature officielles. On découvrait les plagiats faits par des auteurs en vogue et des membres de l’Académie ; on démasquait les ignominies des livres d’enseignement ; on démontrait l’ignorance des auteurs et professeurs considérés comme savants ; enfin on répandait un peu partout l’esprit de critique et de discussion. Les jeunes gens commencèrent à perdre confiance en leurs professeurs, en leurs parents, et à contrôler ce qu’on leur enseignait. Le mérite de la revue fut de répandre parmi les jeunes gens le goût de la lecture, l’étude, la curiosité du progrès scientifique, littéraire et artistique dans le monde entier, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Pour nous, socialisme ne signifiait pas seulement l’étude des questions économiques ou sociales. Pour nous, un socialiste était un homme de science. Un bon propagandiste devait savoir l’astronomie pour démontrer au peuple que ce n’est pas Dieu qui règne au ciel ; la géologie pour lui enseigner la création et le développement de la terre et de l’homme en lui montrant que la Bible est une simple légende ; la physique afin de démontrer à chaque occasion les lois de la nature ; et aussi la sociologie, le développement des sociétés, l’histoire de la civilisation. Un bon propagandiste devait connaître parfaitement la psychologie, afin de savoir comment s’y prendre pour introduire des idées dans la tête des hommes simples et malheureux, et d’une façon générale toutes les manifestations de l’esprit humain.
C’est ainsi qu’on nous à enseigné le socialisme.
La même revue [Contemporanul — le Contemporain) étudia la question de la femme. Sophia Nadejde soutint pour la première fois dans le pays, l’émancipation intégrale de la femme. Elle déclara la femme capable de penser, d’apprendre les sciences, de comprendre l’art, de vivre dans les mêmes conditions que les hommes. Le droit au développement de l’esprit, le droit à la tribune, le droit à la vie, à l’aisance : voilà les droits de la femme enseignés par Sophia Nadejde.
Elle n’a pas eu sur les femmes grande influence ; mais les jeunes gens commencèrent à regarder la femme d’une autre façon, à rêver une compagne et plus une esclave, une égale, avec qui parcourir le pays et semer l’idée.
En poésie débute Const. Mille, dont le talent a été contesté par les critiques bourgeois et socialistes. Mais c’était la révolte, l’amour libre, les tendances humanitaires, la gloire de la barricade qui se lisaient dans ses vers ; et c’était suffisant pour être le poète de la jeunesse et de la révolte. Il admirait Sophia Perovskaïa, faisait l’apologie de la Commune de Paris et la jeunesse enthousiasmée l’écoutait.
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Tels sont les premiers symptômes du socialisme en Roumanie parmi l’élite intellectuelle, comme on dit.
D’autre part, la propagande parmi les travailleurs n’était pas négligée, surtout chez les paysans. Les paysans roumains, même actuellement, ne sont pas des prolétaires agricoles ; tout en rêvant de petite propriété, ils sont prompts à la révolte et toujours prêts à exproprier les boyards, les grands propriétaires, qui, par tradition aristocratique, méprisent le paysan.
Lorsqu’on leur a dit que le monde marche vers un changement ; lorsqu’on leur a démontré que le propriétaire les exploite, et qu’il devient riche par leur travail même, ils sont devenus non pas les grévistes rêveurs des Etats-Unis ou de Londres, mais des révoltés affamés, sans conception sociale, sans idées et sans but, destructeurs et terroristes. Nous avons compté en Moldavie quelques révoltes collectives de paysans, mais seulement destructives, conduites par la haine et la vengeance.
D’ailleurs, la révolte, la violence sont dans le tempérament du paysan roumain.
Ainsi, pendant que la jeunesse instruite se rebellait à l’école et dans la famille, les paysans se soulevaient dans les campagnes.
Et l’évolution, dans ces deux milieux si différents, fut parallèle.
Lorsque les jeunes gens commencèrent à étudier la question sociale, on vit des paysans apprendre à lire et à écrire. Comme d’ordinaire ils ont peu de disposition à écouter les pantalonnaires, ils voulaient eux-mêmes lire et comprendre les idées nouvelles.
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Pendant ce temps-là les initiateurs du socialisme dégénéraient : un journal Muncilovul (le Travailleur), commence à interpréter les révoltes de paysans autrement qu’auparavant. On leur donne comme cause les abus, les illégalités des propriétaires et des gouvernants, en insistant sur la possibilité d’une émancipation par voie légale, sans révolutionner l’état de choses existant, sans enfreindre les lois.
Une autre revue, Revista Sociala, commence à enseigner le marxisme comme une phase plus avancée du socialisme, qui doit être acceptée si on ne veut pas rester dans le domaine de l’utopie et de l’enthousiasme.
Dès lors, le mouvement cesse : la jeunesse des écoles se calme, les paysans de même.
Contemporanul change d’attitude et quoique la Revista Sociala publie encore sous la rubrique « Mouvement Social » les événements révolutionnaires, les théories sont purement marxistes. Dès les premiers numéros la revue fait une différence entre l’anarchisme et le socialisme, en donnant toujours le marxisme comme la forme la plus avancée du socialisme et celle où nous conduit l’expérience de la lutte ; quelquefois même elle confond — intentionnellement semble-t-il — l’anarchisme avec le fouriérisme ou avec d’autres théories rangées sous le nom d’Utopies.
On avait traduit en roumain, d’après l’une des premières éditions, la Société au lendemain de la Révolution de Jean Grave. La Revista Sociala accorda beaucoup d’importance à ce fait et considérant les partisans des théories de Grave comme de purs utopistes, fourvoyés dans l’erreur, entreprit de leur enseigner le vrai socialisme, non sans une pitié dédaigneuse. Ses deux articles sur la Révolution et son lendemain, en réponse aux affirmations de Grave, n’ont pas été finis, la revue ayant cessé de paraître.
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Bukarest fut un autre foyer de propagande.
Je trouve dans l’Egalité de Genève une correspondance de Roumanie qui mentionne la création d’un groupe de travailleurs typographes. La communication dit seulement qu’« après avoir obtenu l’indépendance nationale, nous pouvons nous occuper sérieusement de la question sociale ». Chose à retenir, le secrétaire du groupe, signataire de ces lignes, était un certain Eugène Lupu. Le personnage est connu comme socialiste-révolutionnaire. Ceux qui l’ont approché lui reconnaissent une grande énergie et beaucoup de valeur comme propagandiste. Il reste de lui quelques manuscrits et des notes sur sa vie — très intéressants, dit-on — mais qui sont entre les mains de personnes peu disposées à les publier.
On trouve encore, dans le Travailleur de Genève, des correspondances de Jassy, signées « Dragos », pseudonyme de Zuben Codreanu, connu dans le mouvement russe et qui a passé dans notre pays — où il est mort — en développant une grande activité révolutionnaire.
En 1883 naît à Bukarest un journal anarchiste quotidien : Drepturile Anutui (les Droits de l’Homme). Rédacteurs : Joan Nadejde, Const. Mille, Const. Bacalliasa, R. Frunzescu, Al. Bruescu, C. Filitis et A. Scorteanu.
Les idées propagées sont anarchistes-collectivistes-révolutionnaires. Une série de conférences est donnée dans une grande salle de Bukarest où la foule se presse pour entendre les orateurs révolutionnaires.
Un autre groupe, Grupul Anarchist, se forme autour de Mircea Roseti, auteur connu du public de langue française par une étude sur le gouvernement publiée par la Société Nouvelle et éditée à Bukarest en roumain et en français.
En 1885, les Droits de l’Homme reparaissent après une courte interruption ; mais cette fois le journal dirigé par Const. Mille, est social-démocrate. Joan Nadejde est élu député à Jassy, avec le concours d’un parti bourgeois, et le mouvement prend un tout autre caractère.
Comme je l’ai déjà dit, nous ignorons le processus de ce changement ; mais nous savons que cette nouvelle influence ne se fit pas sentir longtemps. Le journal quotidien cessa bientôt ; la fin de la session parlementaire étant survenue, Joan Nadejde ne fut pas réélu. L’agitation s’apaisa, et on ne parla plus de socialisme.
En 1888, indépendamment de la propagande socialiste, éclata une grande insurrection populaire dans le district de Ilfov, où les paysans, quoique fusillés comme des sauvages, forcèrent le gouvernement à vendre la terre par lots. Mais les prolétaires de la glèbe sont si nombreux, qu’on n’a pas fini encore le partage des champs. Partage fictif d’ailleurs, car le progrès du capitalisme se charge d’exproprier ceux à qui la loi accorde de la terre.
Depuis cette date, les révoltes se sont succédées à peu près d’année en année. En Bucovina (province appartenant à l’Autriche) et dans le district de Dolj, les paysans ont sorti les chevaux et commencé à labourer les champs de leur propre initiative et pour leur propre compte, sans attendre le partage de la terre ni la permission du propriétaire.
En 1893 et 1894, l’émeute en Moldavie est presque générale. Pour divers motifs, le plus souvent une loi nuisible, l’insurrection éclate. Tandis qu’un homme politique réclame l’abrogation de la loi, le peuple de son côté s’insurge contre les représentants de l’autorité, contre les bénéficiaires de privilèges, et va parfois jusqu’à piller les produits.
Voici l’un des faits de révolte les plus saillants. L’an passé, dans le district de Volsuï (Moldavie), un sergent d’infanterie commandé pour réprimer l’émeute, dit à ses soldats de ne pas tirer sur le peuple formé de paysans comme eux, et réclamant leurs droits. Les soldats l’écoutèrent et le sous-officier fut condamné par le conseil de guerre à dix-huit mois de prison.
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En 1889, l’agitation consciente avait reparu. Révolta, puis Steagul Ros (le drapeau rouge), s’éditent à Bukarest, défrayés et rédigés par les ouvriers typographes. (Souvent les plus intelligents parmi les travailleurs, les typographes ont toujours fait preuve d’initiative et su imposer leurs revendications).
Faits par des travailleurs, ces deux journaux ont pu pénétrer dans les ateliers et éveiller l’attention des salariés. Cette fois ce n’est pas seulement la jeunesse instruite que le socialisme captive, mais les travailleurs eux-mêmes. Un des rédacteurs du Steagul Ros m’a raconté que ce journal eut un grand succès. Bien que le tirage fût augmenté à chaque numéro, toujours restaient des demandes insatisfaites.
Encouragé par le succès, le journal demanda le concours des socialistes connus, entre autres Constant Mille, alors avocat à Bukarest, Celui-ci, d’accord avec ses amis, promit leur collaboration aux conditions suivantes :
1° Steagul Bos cédera la place à un autre journal imprimé sur papier blanc (Steagul Ros était imprimé sur papier rouge) ;
2° De révolutionnaire la propagande deviendra légale et pour la légalité ;
3° La direction du journal appartiendra aux social-démocrates.
Quelques-uns acceptèrent, les autres s’en allèrent et conservent un triste souvenir de cette trahison.
Tout en déclarant qu’il continue Steagul Ros, le nouveau journal, Munca (le Travail) répudie les idées de son devancier « parce que les travailleurs ont compris que la voie pacifique est la vraie route vers l’émancipation. »
Le journal est donc complètement social-démocrate avec Joan Nadejde, Const. Mille, Al. Jonescu, J. Clatina, P. Muzviu, etc., comme rédacteurs. Il exerce une grande influencé sur les travailleurs, parce que venu dans un moment où, étant donné la confusion des idées, tout le monde veut connaître les nouveaux principes libérateurs du peuple.
La Munca recommande surtout la légalité. La révolution est inutile ; les travailleurs doivent poursuivre l’amélioration de leur sort, et d’amélioration en amélioration, on arrivera aux transformations désirées. Seulement, comme l’idée d’une transformation sociale nécessite, pour être bien comprise, une grande largeur de conception, qualité faisant défaut aux rédacteurs du journal, ceux-là ne réussissent qu’à exploiter la misère en l’éternisant.
Les prolétaires commencent à confondre l’idée de transformation sociale avec celle de palliatif. Les ouvriers typographes, les plus initiés au socialisme, donnent dans cette faute, et à mesure qu’ils obtiennent des réformes oublient leur but premier. En 1891, pendant une grève qui éclata dans les imprimeries de Bukarest, les social-démocrates propagèrent le « vrai socialisme ». Quand le travail reprit, il n’y avait presque plus de typographes parmi les ouvriers socialistes. On avait obtenu la journée de neuf heures, une augmentation de salaire et tout à fait oublié la révolution.
Aujourd’hui les plus acharnés des combattants ont accaparé les meilleures places et sont devenus contremaîtres ou coopérateurs. On ne parle, plus de socialisme. Les plus intelligents s’en moquent.
Ces faits ont frappé les plus orthodoxes. Néanmoins, on continue la campagne et la tactique reste la même. Dès qu’une grève éclate, on cherche à attirer les travailleurs. Ceux-là, qui ont besoin de secours, vont au Club social-démocrate écouter les orateurs. Mais la grève finie, ils cessent de venir et de parler socialisme.
Le Club ayant besoin d’argent pour couvrir les frais du journal et de l’organisation, a établi une section de secours en cas de maladie ou de mort. On se sert de cet appât pour attirer des adhérents, qui se préoccupent seulement de payer les cotisations et les taxes imposées parle Conseil. Ainsi nous avons eu la tristesse d’entendre des travailleurs se vanter de faire partie d’une organisation politique, non seulement sans avoir aucune idée du socialisme, mais même sans savoir si l’Association où ils adhéraient était socialiste ou non.
On a cherché à affilier toutes les organisations ouvrières sans leur enseigner le socialisme. Le but était de grouper, sans aucune communauté de principes, le plus grand nombre possible de travailleurs, afin de prouver aux bourgeois que le parti social-démocrate était une force.
Et cette tactique s’explique. La première objection au socialisme en Roumanie fut qu’en ce pays arriéré — où le capitalisme n’a pas atteint son plein développement — il est comme une plante exotique.
Pour échapper à cette critique, les social-démocrates ont voulu opposer à leurs adversaires le nombre des ouvriers adorateurs de leur drapeau, sans se rendre compte si des ouvriers comprenaient ou non le socialisme. L’affiliation devenait une manie.
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Le mouvement de Bukarest avait éclipsé celui de Jassy, parce que les initiateurs avaient quitté cette ville. Mais il y demeura toujours une organisation ouvrière, quoique peu active.
De Bukarest, la propagande gagne d’autres parties de la province. À Ploesi, paraît le journal Democratia sociala rédigé par un jeune ambitieux voulant être auteur avant d’avoir fait une œuvre.
Il faut signaler l’apparition d’un autre journal à Botosani ; à Galari, à Braïla, les ouvriers s’organisent, et à défaut d’une autre forme pour exprimer leurs tendances, se laissent affilier aux social-démocrates. À Craïova, se forme un syndicat, qui sans être encore parvenu à la compréhension du socialisme, a excité l’attention, parce que les prolétaires de Craïova se sont organisés par leur propre initiative, en sympathie avec les idées socialistes.
D’une façon générale, les social-démocrates n’ayant pas d’agents sincères à envoyer en province, attendent que les travailleurs eux-mêmes s’organisent, pour mettre la main sur leurs organisations.
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Une autre tactique émanée de l’organisation de Bukarest, fut de dire : nous ne sommes pas des anarchistes.
Le premier socialisme ayant été révolutionnaire, les journalistes bourgeois confondaient aisément l’attitude des social-démocrates, avec celle des anarchistes européens. Les social-démocrates ont protesté énergiquement contre cette assimilation et profité de toutes les occasions pour rejeter les fautes à eux reprochées sur le dos des anarchistes.
À propos du Congrès de Paris, Jean Nadejde s’occupe, en deux ou trois articles, de l’anarchisme comme on traite les avis de quelques gamins sans importance.
La Munca traduit de l’Anglais quelques articles attribués à Kropotkine, où il est dit que les travailleurs doivent se révolter contre la machine, contre le perfectionnement de la production et pas contre le capitalisme. On a affirmé aussi que Bakounine pendant toute sa carrière révolutionnaire fut un agent de la police russe ; tous les anarchistes européens ont été accusés d’être des espions et des policiers.
Mais voici mieux encore :
P. Muzviu, ex-secrétaire du club de Bukarest, fut à cause de ses tendances révolutionnaires, traduit devant le conseil général, jugé comme un prévenu au tribunal et exclu sans appel.
Toutes les organisations du pays, sous l’inspiration du centre ont approuvé cette décision et l’ont confirmée par des manifestes où elles déclarent qu’elles répudient dorénavant toute relation avec le citoyen Muzviu qui n’a pas suivi la tactique orthodoxe !
Des organisations ouvrières ont pu faire de cette ostracisme individuel une question de principe. Par exemple à Técuciu le premier article des statuts d’une société ouvrière fut le rejet des idées du citoyen Muzviu.
Or il faut savoir que Muzviu n’était pas et n’est pas anarchiste. C’est un socialiste déterministe, qui a développé ses idées en différentes brochures en affirmant toujours son déterminisme. Que voulaient alors les social-démocrates ? Tout simplement se ménager une occasion nouvelle d’exprimer leur anti-anarchisme.
L’organisation intérieure du parti social-démocrate est plus que tyrannique. On contrôle l’action de chaque individu et on exclue partout les indépendants et les mécontents en les accablant d’injures et de calomnies, en lançant contre eux les accusations les plus fantaisistes, par voie de publicité au besoin ; on empêche les camarades d’exprimer leurs idées dans les clubs officiels. « Nous sommes absolutistes, oui nous sommes absolutistes, ai-je entendu dire un jour par un des chefs social-démocrates ; s’il y a des gens qui aient d’autres idées, ils n’ont qu’à ouvrir une autre boutique vis-à-vis ; dans notre magasin nous ne tolérons pas la vente d’autre marchandise que la nôtre. » On interdit aux travailleurs de lire d’autres brochures que celles recommandées par le conseil général.
À l’occasion d’une publication nouvelle nous avons entendu la phrase suivante prononcée encore par un chef : « Il ne faut pas lire d’autres brochures que celles portant le timbre du club. » Et remarquez-le, la brochure interdite n’était pas un exposé d’idées, mais une œuvre purement littéraire, une nouvelle où l’auteur décrivait la vie des paysans.
Pendant quelque temps une police a même fonctionné, afin de contrôler les lectures des ouvriers.
Que je vous cite un fait tout récent : Dans une réunion publique, quelques jeunes social-démocrates lancent une feuille volante avec ces mots : « Nous voulons le vote universel ». Aussitôt l’organe du parti tance ces jeunes gens par la plume de Jean Nadejde : Quoique tous partisans du vote universel, vous ne devez rien faire sans l’agrément du Conseil.
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Depuis l’apparition du journal Munca, la seule idée propagée par les social-démocrates parmi les travailleurs des villes est le respect de la loi.
« Par la voie légale, disent aux travailleurs les chefs du parti, nous nous emparerons du pouvoir politique, puis nous organiserons le travail d’après notre programme international. »
J’ai connu même des travailleurs assez naïfs pour croire qu’une fois les partis bourgeois devenus incapables de gouverner, le roi « chargerait un chef socialiste de former un cabinet universel. »
« — Et alors ? ai-je demandé.
« — Alors, m’a-t-on répondu, alors nous serons au pouvoir ! »
Cette opinion est partagée même par des gens considérés comme des propagandistes intelligents.
Il faut se rendre compte de l’état des esprits au moment où la sociale-démocratie inaugura sa propagande pour pouvoir bien juger son œuvre. On commençait à se rendre compte, à cette époque, en Roumanie, que l’État ne peut pas alimenter la civilisation qu’il prétend inaugurer, que malgré ses lois et ses agents il ne peut pas satisfaire aux besoins des citoyens et que ses fonctionnaires, incapables, sont les éternels fauteurs d’abus, de crimes et d’iniquités.
Éduqué par de successives déceptions, le peuple commençait à découvrir le vrai et seul remède : l’initiative privée, les ouvriers des villes cherchaient à s’unir pour la lutte ; les paysans, au lieu de pétitionner, agissaient et se révoltaient. Tous, et surtout les paysans, dégoûtés de toute politique, pratiquaient l’abstention.
On peut en juger d’après les moyens employés pour contraindre aux votes les habitants des campagnes, refusant d’interrompre leurs travaux pour une formalité sans importance. Afin d’attirer les paysans dans les villes où l’on vote, les candidats passent des marchés avec des industriels de toutes sortes. Pendant la durée des élections, les hôtels sont ouverts gratuitement ; on a même entendu des agents électoraux tenir ce langage aux électeurs :
« En vue des célibataires ou de ceux qui voudraient varier leurs plaisirs, nous nous sommes arrangés pour que toutes les filles publiques soient à votre disposition. »
De plus, chaque vote est payé. Et comme certains candidats ont dépensé déjà beaucoup d’argent pour être élus, d’autres adoptaient le système suivant : le prix du vote était un billet de 20 francs coupé en deux, une moitié se touchant avant l’élection et l’autre après, si le candidat était élu.
Et c’est au moment où de semblables pratiques commençaient à susciter et à nourrir le mépris des gouvernants que la sociale-démocratie entreprit de rétablir la confiance dans la Loi et l’État. En plus du principe socialiste, elle enseigna aux travailleurs qu’il fallait respecter la loi et obliger le gouvernement à la respecter. Elle recommanda au peuple d’apprendre la Constitution, ce catéchisme des citoyens.
Et elle fut écoutée. De simples travailleurs étudièrent la Constitution et les lois. Absorbé par cette étude, on oublia le socialisme ou, mieux, on le confondit avec la légalité.
On laissa de côté, un peu partout, les questions économiques, pour ne s’occuper plus que de telle ou telle loi votée ou certaine d’être votée, sans s’inquiéter de savoir, d’ailleurs, si elle est en harmonie ou non avec les principes social-démocrates.
Voici un des exemples les plus typiques de ce nouvel état d’esprit. Pendant qu’en une réunion publique les travailleurs discutent sur différentes questions, la police intervient. Des agents pénètrent dans la salle et produisent un grand trouble. Tandis que la salle devient le lieu d’un combat corps à corps, un travailleur gagne la tribune, le texte de la Constitution à la main et après avoir cité l’article qui donne à tous le droit de réunion, il s’écrie :
« — Vous avez violé la Constitution, Messieurs, nous avons le droit de nous réunir.
« — Que racontes-tu là, répond un agent, administrant au hasard coups de poings et de bâton, c’est nous qui sommes, ici, la Constitution. »
La bagarre continue, le trouble est à son comble. Le même citoyen, de la tribune, ne cesse d’attirer l’attention des agents sur le fait qu’ils ont violé la Constitution. Des arrestations sont faites, les arrêtés rossés par la police et insultés, et personne ne songe à la révolte. Au contraire, il ont fait appel au calme et au respect des lois.
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L’enquête journalière que j’ai faite à Bukarest sur la conception du mouvement socialiste, en Roumanie, m’a permis les constatations suivantes :
Chaque travailleur est convaincu que les ouvriers doivent former un parti à part et différent de tous les partis bourgeois. Le seul motif que j’ai pu y démêler, de cette attitude, est celui-ci : de même que les bourgeois forment des partis afin de défendre leurs intérêts à la Chambre et dans les Conseils communaux, de même, nous autres, nous devons former un parti afin que nos voix soient entendues à la Chambre et dans les conseils. D’idée sur l’organisation de ce parti, il n’en existe pas. On admet la discipline imposée par les chefs et toute basée sur la hiérarchie et la centralisation.
Il n’existe pas non plus d’idée sur la société future. Agiter, demander au gouvernement des lois protectrices du travail et le droit de vote universel, aux patrons la journée de huit heures, montrer aux bourgeois que les travailleurs sont une force dans le pays, voilà tout le socialisme compris par les ouvriers de Bukarest.
Quelques uns, plus rares, et qui rêvent de la société prochaine, savent vaguement qu’en cette société les travailleurs seront plus heureux et jouiront du fruit intégral de leur travail.
D’autres enfin, quoique sans prononcer le mot, sont arrivés, et cela fatalement, au socialisme d’État. Ils conçoivent un ordre social où l’État doit intervenir — s’il s’y refuse, il faut le lui imposer — pour réglementer le travail et l’ensemble de la vie.
De plus les travailleurs connaissent le nom de Marx. On leur a dit que cet homme était un grand philosophe et le premier qui ait pensé pour le peuple ; on leur a dit de l’adorer et ils l’adorent. Ils savent aussi qu’en Allemagne le socialisme est très avancé, que les députés socialistes y sont nombreux et qu’une fois maîtres de la majorité ils imposeront les bonnes lois désirées.
Mais leur savoir ne se borne pas là. Chaque ouvrier peut vous dire que Kropotkine est un phraséologue, Elisée Reclus un rentier qui, afin de distraire ses loisirs, s’occupe d’anarchisme. Il peut vous dire aussi que Bakounine était en relation avec la police et que tous les anarchistes d’Europe sont payés pour jeter des bombes, ce qui donne aux gouvernants l’occasion de dissoudre les organisations social-démocrates.
On ne trouve pas cette dernière opinion seulement parmi le peuple. Elle est partagée même par des gens très cultivés, étudiants et journalistes socialistes. Certains m’affirmaient que Max Stirner était un fou et qu’à sa suite tous les anarchistes — quand ils ne sont pas de la police — sont des fous.
C’est ainsi qu’on leur enseigne le socialisme.
Lorsqu’un travailleur vient dans un club, exprimant le désir d’en faire partie et demandant le but de la « société », les gens chargés de l’initier lui disent seulement : « Nous vous envoyons le médecin en cas de maladie et de l’argent pour vous enterrer en cas de mort. » Si par hasard ils sont mieux disposés, ils ajoutent : « Notre société est une organisation politique ; nous voulons élire nos députés et nos conseillers. »
« Faire de la politique », telle est la nouvelle formule du socialisme en Roumanie. Les travailleurs étant en majorité les ennemis de la politique, on trouva bon de leur enseigner que toute science et toute sagesse se résument en ces mots : « Faire de la politique. »
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(à suivre)