La Presse Anarchiste

Revue des livres

[|The Saxon and the Celt : a stu­dy in socio­lo­gy, par John Mac­kin­non Robert­son.  — vol. in‑8. 10 fr. — Uni­ver­si­ty Pren édi­teur, Londres, 1897.|]

C’est, en somme, la ques­tion irlan­daise dont traite le der­nier ouvrage de M. Robert­son. La ques­tion s’y trouve, cepen­dant, dou­ble­ment élar­gie. Ce n’est d’a­bord pas seule­ment l’Ir­lande et la race irlan­daise (nous ver­rons quelle valeur M. Robert­son attache à ce der­nier terme) dont il entre­prend la défense ; le livre est aus­si une cri­tique de la thèse sou­te­nue par beau­coup d’his­to­riens modernes en faveur de la race dite ger­ma­nique contre celle qui est dite cel­tique. Mais par sur­croît une théo­rie cri­tique d’une por­tée plus éten­due se trouve déve­lop­pée dans l’é­tude socio­lo­gique de M. Robert­son. L’au­teur non seule­ment nie la doc­trine des races domi­na­trices et supé­rieures, mais encore se refuse à admettre aucune phi­lo­so­phie de l’his­toire fon­dée sur le prin­cipe des races consi­dé­rées d’une manière abso­lue comme ayant cha­cune des carac­tères propres et innés, sus­cep­tibles d’être déter­mi­nés et étu­diés avec cer­ti­tude. Selon M. Robert­son on ne peut ni déter­mi­ner ni étu­dier ces carac­tères. Il lui paraît de plus chi­mé­rique de vou­loir retra­cer, au point de vue des races plus ou moins pri­mi­tives dont elles se sont for­mées, la filia­tion des popu­la­tions modernes, de l’Eu­rope, du moins. Et, par consé­quent, il est oiseux de faire entrer en ligne de compte, en his­toire moderne, toute théo­rie qui sup­pose aux races des carac­tères innés, en admet­tant même qu’elles en aient eu pri­mi­ti­ve­ment qui n’aient pas été acquis par adap­ta­tion. La par­tie géné­rale du livre expose cette théo­rie par la méthode de la cri­tique. Mais M. Robert­son s’est sur­tout pro­po­sé de l’ap­pli­quer en par­ti­cu­liur à l’é­tude de la ques­tion pen­dante depuis sept cents ans entre l’An­gle­terre et l’Ir­lande — entre la race saxonne et la race cel­tique, disent les par­ti­sans de la théo­rie des races. 

C’est donc de la « Ques­tion de race » que traite d’a­bord le livre de M. Robert­son ; cette fameuse ques­tion de race, qui, au dire à la fois des Unio­nistes anglais et, il faut le rap­pe­ler, des Irlan­dais eux-mêmes, serait une cause effi­ciente — presque suf­fi­sante — de la ques­tion irlan­daise. Deux cha­pitres — Anglais et Irlan­dais, Fran­çais et Alle­mands — sont consa­crés à l’exa­men des théo­ries géné­rales émises par un grand nombre d’his­to­riens et de lit­té­ra­teurs « Saxons » au sujet de l’in­fé­rio­ri­té pré­su­mée de la « race celte ». M. Robert­son n’a guère de peine à faire bon mar­ché de ces géné­ra­li­tés, dic­tées par l’a­veu­gle­ment de l’es­prit natio­nal avec un tel mépris de la logique et tant d’in­sou­ciance à se contre­dire que l’on s’en éton­ne­rait si l’on n’y était habi­tué. Les pages que consacre M.Robertson à réfu­ter « l’an­ti-cel­tisme » par exemple des his­to­riens Fronde et God­win Smith, de Tyn­dall, de Ten­ny­son, de Car­lyle, de Swin­burne, de Rudyard Kiplinh (l’Ir­lan­dais, c’est le traître, pour ces deux der­niers), ou des his­to­riens offi­ciels de l’Al­le­magne moderne, Momm­sen et Strauss, — à noter, éga­le­ment, en pas­sant le « cel­tisme » par exemple d’A­mé­dée Thier­ry, l’un des pre­miers à vou­loir for­mu­ler le « carac­tère de la race gau­loise » — consti­tuent une cri­tique, sans beau­coup d’im­pré­vu, du pré­ju­gé patrio­tique. L’é­tude plus appro­fon­die de la ques­tion dans les deux cha­pitres sui­vants offre un plus grand inté­rêt. M. Robert­son, après une dis­cus­sion ser­rée, arrive à démon­trer vic­to­rieu­se­ment que le« pro­blème des ori­gines des races » est près inso­luble à l’heure actuelle. Il y a déjà quelque temps que l’on a aban­don­né l’i­dée de fon­der l’é­tude des races sur celle du lan­gage et qu’il a été démontre que l’his­to­rique d’une langue ne cor­res­pond sou­vent aucu­ne­ment avec celle d’une race. Quant à déter­mi­ner les races par l’an­thro­po­lo­gie et l’é­tude de la confor­ma­tion phy­sique, ce pro­cé­dé ins­pire bien peu de confiance à M. Robert­son. Les soi-disant « types » celtes, ger­mains, etc. sont,pour lui, des abs­trac­tions, des induc­tions et des géné­ra­li­sa­tions injus­ti­fiées tirées d’ob­ser­va­tions insuf­fi­santes. Dans toutes les races euro­péennes, la plu­part des types consi­dé­rés comme carac­té­ris­tiques se retrouvent aus­si loin que l’on remonte dans l’his­toire. Les varia­tions du type phy­sique sont attri­buées, du reste, par M. Robert­son bien plu­tôt à l’a­dap­ta­tion au milieu qu’à l’hé­ré­di­té. En tout cas, il semble à peu près impos­sible de déter­mi­ner quel fut le type crâ­nien et phy­sique géné­ral du Celte et du Ger­main. Il y a plus, cepen­dant. L’ap­pel­la­tion de Celte et de Ger­main, d’u­sage cou­rant, n’a en somme, au point de vue his­to­rique, qu’une valeur très minime. Les his­to­riens latins attri­buent le nom de Celtes tan­tôt à une tri­bu, tan­tôt à une autre, tan­tôt très géné­ra­le­ment à toute une horde. Le seul point à peu près éta­bli semble l’exis­tence, par­mi les bar­bares que Rome eut à com­battre à l’ouest, de deux peu­plades ou races diver­se­ment appe­lées, l’une au type brun et petit, l’autre au type blond et grand. Quant à savoir ce qu’é­taient exac­te­ment les Gau­lois, et si, comme l’a­vancent les par­ti­sans fran­çais du « cel­tisme », ils étaient celtes, ou bien encore auquel de ces deux types appar­tinrent ceux que les Romains appe­laient Gal­li (en admet­tant même que ce nom n’ait pas été don­né à plu­sieurs tri­bus dif­fé­rentes) il faut d’a­près M. Robert­son y renon­cer. La conclu­sion de cette cri­tique en trois points de la théo­rie des races, qui lui paraît ne pou­voir repo­ser ni sur l’é­tude de la langue, ni sur l’é­tude du type phy­sique et la crâ­nio­lo­gie, ni enfin sur aucun docu­ment his­to­rique cer­tain, M. Robert­son — et c’est aux anthro­po­lo­gistes de le réfu­ter — conclut que l’i­dée de race n’a plus aujourd’­hui de sens. Il ter­mine en éta­blis­sant faci­le­ment que la valeur morale de l’ins­tinct de race, au moins par son coté néga­tif, est nulle. 

M. R. consacre une soixan­taine de pages — les consi­dé­ra­tions géné­rales qui pré­cèdent occupent presque le double de ce nombre — à la ques­tion irlan­daise pro­pre­ment dite, à ce qu’il inti­tule 1′ « Ensei­gne­ment de l’His­toire irlan­daise ». L’ex­po­sé des causes qui, dans le pas­sé, ont len­te­ment pré­pa­ré la lutte entre le pays suze­rain et son fief de conquête, du régime inique et mal­adroit que l’An­gle­terre a fait subir à l’Ir­lande de pro­pos déli­bé­ré et avec une éton­nante per­sé­vé­rance, est très clai­re­ment conduit. Le « pro­blème moderne », qui mal­gré les ten­ta­tives de solu­tion plus ou moins sin­cères appor­tées pen­dant la seconde moi­tié du siècle par les gou­ver­ne­ments anglais, res­te­ra inso­luble tant que l’Ir­lande n’au­ra pas obte­nu son auto­no­mie, se trouve ain­si net­te­ment posé. 

Cepen­dant, mal­gré l’é­vi­dence, beau­coup d’hommes d’É­tat anglais, et la majo­ri­té des élec­teurs anglais, quelques-uns de bonne foi, le nient. M. R., afin de les convaincre, for­mule « le ver­dict de l’Eu­rope » sur la ques­tion, presque una­nime, comme l’on sait, en faveur du Home Rule. 

Polé­miste de talent et de verve, M. R. ne résiste pas au plai­sir de prendre à par­tie ses adver­saires indi­vi­duel­le­ment. Il consacre donc sept cha­pitres, sépa­ré­ment, à Momm­sen, pané­gy­riste aveugle du « Teu­to­nisme » et au pro­fes­seur Richet, qui, répon­dant à Momm­sen, lui accorde pour­tant que la race celte est une race vain­cue, qu’elle manque de suite dans ses idées et de téna­ci­té guer­rière, que sa lit­té­ra­ture et son art sont infé­rieurs à ceux des Ger­mains, que c’est faute de foi et de per­sé­vé­rance qu’elle n’a pu bâtir de monu­ments reli­gieux durables ; Hill Bur­ton, his­to­rien de l’É­cosse, enne­mi ouver­te­ment des Celtes, et par consé­quent des Écos­sais du nord ; J.R. Green, auquel M. R. reproche nombre de géné­ra­li­sa­tions mal fon­dées défa­vo­rables aux Celtes ; le duc d’Ar­gyll, enfin, et MM. Gold­win Smith, J. H. Froude et Bal­four, tous quatre mani­fes­te­ment hos­tiles à l’Irlande. 

En manière de conclu­sion, M. R. for­mule, après tant d’autres, un pro­jet de consti­tu­tion pour l’Ir­lande. Il rejette en pre­mier lieu les deux solu­tions appor­tées par M. Glad­stone : un par­le­ment irlan­dais, sans repré­sen­ta­tion au par­le­ment de l’Em­pire (pre­mier pro­jet) et (second pro­jet) par­le­ment irlan­dais, avec repré­sen­ta­tion au par­le­ment de l’Em­pire, mais n’ayant voix consul­ta­tive et déli­bé­ra­tive que sur des ques­tions inté­res­sant l’Em­pire ; et pro­pose une consti­tu­tion fédé­rale du Royaume-Uni, avec par­le­ment indé­pen­dant et assem­blée fédé­rale. Pour ce qui est de l’Ul­ster, pro­vince où la majo­ri­té est « Oran­giste », pro­tes­tante et hos­tile au Home Rule, et dont les Conser­va­teurs, avec une mau­vaise foi éton­nante, allèguent tou­jours les droits comme argu­ment contre la sépa­ra­tion, M. R. pro­pose d’en faire un état fédé­ral à part, l’Ir­lande for­mant deux États com­plè­te­ment indé­pen­dants l’un de l’autre, avec par­le­ments et repré­sen­ta­tions au par­le­ment fédé­ral dis­tincts dans la fédé­ra­tion du royaume. Comme solu­tion de la ques­tion agraire, M. R. pro­pose la natu­ra­li­sa­tion du sol, et l’in­ter­ven­tion de l’É­tat (le Home Rule une fois éta­bli) pour déve­lop­per l’a­gri­cul­ture, qui est pour l’Ir­lande ce que l’in­dus­trie est pour l’An­gle­terre. Pour ce qui est de la ques­tion de l’ins­truc­tion laïque et reli­gieuse, qui, étant don­né le fana­tisme pro­tes­tant et catho­lique de l’Ir­lande, pré­sente des dif­fi­cul­tés presque insur­mon­tables, la solu­tion pro­po­sée par lui serait d’é­tendre à toutes les écoles le sys­tème adop­té dans celles du gou­ver­ne­ment dans les­quelles les ministres des deux cultes ont le droit d’y avoir accès pour l’ins­truc­tion reli­gieuse pen­dant une heure par jour, le reste de l’ins­truc­tion étant laïque ; et, en second lieu, d’é­ta­blir un bud­get des cultes com­mun aux deux églises. 

[|The Labour Annual, 1897, 3e année, vol. in-18 de 256 p., édi­té par Joseph Edward à Wal­la­sey, près Liver­pool, Angle­terre ; 1 fr. 25, fran­co 1 fr. 55.|] 

L’ob­jet que s’est pro­po­sé Joseph Edwards en entre­pre­nant la publi­ca­tion de cet « Annuaire de réforme sociale, éco­no­mique et poli­tique », a été sur­tout de tenir au cou­rant du mou­ve­ment social dans les pays de langue anglaise tous ceux que ce mou­ve­ment inté­resse, et de le faire de la façon la plus pra­tique et la plus effi­cace. Aus­si, à ce point de vue, ce qu’il y a de plus utile dans l’an­nuaire, ce sont, d’a­bord, les listes, très com­plètes, de tous les jour­naux ou pério­diques en langue anglaise du monde qui s’oc­cupent de près ou de loin de la ques­tion sociale et de toutes les socié­tés, asso­cia­tions ou grou­pe­ments en Angle­terre et en Amé­rique en vue de réformes sociales quelles qu’elles soient. Je note ensuite une liste d’a­dresses pri­vées, d’in­té­rêt géné­ral pour les socia­listes ; un index alpha­bé­tique de tous les articles sur des ques­tions sociales publiés en langue anglaise durant le cou­rant des années 1895 et 1896. L’é­di­tion de 1897 contient en outre des para­graphes spé­ciaux consa­crés au Congrès de l’an­née der­nière, à la Fabian Socie­ty, à la Land Natio­na­li­sa­tion Socie­ty, à la Social Démo­cra­tie Fédé­ra­tion, au Labour Depart­ment (Office du Tra­vail) orga­ni­sé par le gou­ver­ne­ment anglais et affi­lié au minis­tère du Com­merce (Board of Trade), aux com­mu­nau­tés actuel­le­ment exis­tantes en Angle­terre et en Amé­rique, avec indi­ca­tion de celles qui acceptent de nou­veaux membres et des condi­tions d’ad­mis­sion, à l’En­glish Land Res­to­ra­tion League, à la New Fel­low­ship, à la Labour Church, à la Chris­tian Social Union, au Cla­rion Women’s Van (voi­ture ambu­lante avec tour­nées de confé­rence), au Musée social de Paris, à l’In­dé­pen­dant Labour par­ty ; enfin une liste des publi­ca­tions offi­cielles du Par­le­ment anglais concer­nant le tra­vail durant le cou­rant de l’an­née, un réper­toire des repré­sen­tants du tra­vail sié­geant aux assem­blées locales de l’An­gle­terre (Boards of Guar­dians, Conseils de cité et de ville, Conseils de dis­trict et de paroisse, School boards, ves­tries) un résu­mé de sta­tis­tiques offi­cielles pour l’an­née, un réper­toire de confé­ren­ciers sur la ques­tion sociale. À côté de ces ren­sei­gne­ments, très com­plets, et d’une incon­tes­table uti­li­té, le Labour Annual donne des articles géné­raux et une série de bio­gra­phies, avec nombre de por­traits d’hommes qui ont tra­vaillé ou tra­vaillent pour la cause de la réforme sociale, enfin un « calen­drier de la réforme sociale », où les prin­ci’ paux évé­ne­ments ayant un inté­rêt social, et une impor­tance soit his­to­rique soit d’ac­tua­li­té sont notés au jour le jour. Par­mi les articles publiés dans l’é­di­tion de 1897, je cite­rai celui de Félix Vol­khovs­ky sur le Labour Move­ment en Rus­sie, celui d’Al­bert Métin sur le Socia­lisme en France, qui conti­nue une étude de lui com­men­cée dans l’é­di­tion de 1896. Au point de vue des ren­sei­gne­ments géné­raux l’é­di­tion de cette année est pour le moins aus­si com­plète que celles des deux années précédentes.

[/​L. Jer­rold./​]

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