La Guerre et la Science, par Silvio Venturi. (Il Pensiero Italiano, Avril 1897). – Le concept de gloire s’est aujourd’hui déplacé. Aucun des gestes d’Achille ne vaut à présent la centième partie d’une découverte de Pasteur. La lutte pour l’existence se fait maintenant avec de tout autres armes que jadis : avec des armes nouvelles fournies à l’homme par le progrès dans l’ordre biologique et l’ordre historique. Au massacre facile de l’ennemi par le bras armé de pierre ou de fer s’est substituée la tendance à le vaincre par la plus grande élévation de pensée et la force de l’instruction.
La guerre qui est le massacre en grand a sa forme restreinte dans l’assassinat qui est le massacre d’un seul ou d’un petit nombre. Or l’assassinat tend à disparaître des mœurs des peuples civilisés tandis que la guerre y survit encore à l’état de préparation constante, d’organisation régulière, tenue même en honneur par beaucoup de personnalités supérieures, tout au moins considérée comme une triste mais impérieuse nécessité. Cela s’explique très bien en tenant compte du fait que la morale comme la logique individuelles, surtout dans les classes et chez les peuples d’intellectualité supérieure, précèdent toujours et de beaucoup la morale comme la logique collectives.
Toutefois c’est un fait assez démontré que la guerre aussi, comme l’assassinat, ayant une singulière analogie avec les fureurs épileptiques, apparaissent de plus en plus nettement aux civilisés comme des maux à radicalement guérir ou prévenir énergiquement. La guerre devient plus rare de jour en jour entre les peuples de notre race ; elle se fait, il est vrai, plus violente, mais en même temps plus courte, disciplinée par des règles humanitaires, des conventions respectées, un peu semblables à celles qui avaient transformé les rixes brutales autrefois en tournois chevaleresques. — La guerre ne se déclare plus sans raisons toujours plus graves, pour des intérêts plus généraux, et elle se heurte plus souvent aux résistances d’États non directement intéressés, qui réagissent dans le sens de la paix.
Cette paix peut être même imposée par ces États qui se défendent ainsi du contre coup que toute guerre porte à l’équilibre et au bien-être universels, à l’ordre politique, commercial, industriel et agricole. L’arbitrage est de plus en plus largement appliqué, imposé au besoin par telles ou telles puissances avant le choc entre belligérants ou pour amener entre eux une conclusion plus rapide et plus facile de la paix. Entre les nations, comme entre les individus, la lutte peut devenir autrement terrible par la concurrence économique et financière ; des tarifs avec traités prohibitifs appliqués aux frontières peuvent écraser un ennemi plus sûrement que deux cent mille hommes jetés sur son territoire.
Même les guerres que le monde civilisé fait aujourd’hui aux races barbares ou sauvages de l’humanité ne sont qu’une suite de désastres quand elles se font autrement que par une savante et progressive invasion de pionniers commerciaux et par une insensible extension de forces économiques et d’influences politiques.
Les frais pour le maintien des armées, pèsent effroyablement sur la vie publique, d’où chaque jour des efforts continus pour diminuer ou éliminer tout-à-fait d’aussi accablantes charges. On considère ces dépenses beaucoup plus généralement comme un odieux impôt à l’avantage exclusif des intérêts dynastiques ou des classes dirigeantes.
Il n’est pas rare ni difficile, en ces temps modernes, de constater que les plus ardents, les plus braves sur le champ de bataille, se recrutent, la plupart, parmi les turbulents, les plus violents, voire les plus criminels en période de paix ; les uns et les autres, en fait, se distinguant par l’insensibilité à la douleur physique chez eux ou chez autrui, par le peu d’attachement à la famille, par l’esprit nomade, vain, fanfaron, vicieux, égoïste.
La guerre par soi-même, n’est donc qu’un phénomène social atavique et morbide qui ne fait que réveiller dans les sociétés civilisées des tendances barbares, incompatibles avec nos sentiments aussi bien que nos besoins actuels ; elle doit être remplacée par une concurrence moins féroce.
Sur la vulgarisation de la Science, par Vittorio Robert. Même revue, même numéro. – Un antagonisme existe entre l’observation partielle et empirique du peuple et la science constituée et aristocratique des spécialistes : le mépris de l’une pour l’autre, est cordialement réciproque. Peut-être même une des raisons du succès des théories de Lombroso sur les hommes de génie est-elle dans l’estime, de plus en plus relative, qu’en raison des manifestations maladives de ce génie le vulgaire accorde actuellement au savant.
Nous pouvons ainsi considérer la science sous un aspect nouveau, à savoir comment elle est reçue et assimilée par le plus grand nombre.
Les vérités qui semblent les plus indiscutables ne peuvent même plus échapper à la critique vulgaire : la forme de la terre, ses dimensions, ses mouvements trouvent encore des incrédules. Mais dès que les données scientifiques deviennent si peu que ce soit incertaines, et dès que l’ombre d’un doute s’élève, aussitôt la critique du public et sa présomption ne connaissent plus de bornes. C’est que les savants se tiennent trop isolés, qu’ils pontifient trop, cependant que le public, par esprit de réaction, se désintéresse non moins radicalement de leurs recherches et de leurs raisonnements.
Un langage un peu plus populaire d’une part, une instruction non pas plus large, mais un peu plus substantielle de l’autre, suffiraient, selon l’auteur, à dissiper beaucoup de ces déplorables malentendus.
À l’heure actuelle, l’auteur scientifique se trouve dans la douloureuse alternative de n’être ni goûté, ni même compris du grand public, ou d’être traité d’esprit superficiel, même de vulgaire charlatan par ses collègues.
En présence d’un tel ensemble de médiocrités et d’erreurs, il conviendrait tout d’abord de transformer les méthodes d’enseignement scolaire, en établissant une distinction nette entre ceux pour qui la première instruction doit servir de base et de préparation à des études supérieures et ceux pour qui cette instruction doit s’arrêter à une culture générale.
Presque tous les étudiants qui sortent de nos lycées considèrent la philosophie comme une science stupide et inutile : et cependant il n’est pas de conversation dans laquelle, de près ou de loin, on ne touche à la philosophie, la psychologie, la morale, l’esthétique, la logique et même la religion et les métaphysiques. Si dans les écoles, au lieu d’encombrer les jeunes cerveaux de dogmes obscurs et sentencieux, on laissait champ plus large aux discussions élevées, dirigées et non sottement contraintes par le maître, tant d’inutiles et sots bavardages ne seraient pas à si généralement déplorer chez les adultes.
Pour compléter ensuite l’instruction reçue dans les écoles, ou pour ceux qui n’auraient pas suivi régulièrement un cours d’études, il y aurait d’autres moyens : des livres scientifiques, par exemple, écrits en termes simples et non trop rigoureux, sous une forme attrayante et non trop abstraite ; des conférences populaires comme celles de l’University Extension des Anglais et des Américains ; des revues accessibles à la culture moyenne et qui traitent de toutes les branches du savoir humain ; des romans psychologiques, des contes de voyages, des discussions philosophiques mises à la portée de toutes les intelligences. Le tout en dehors des stériles formules de l’art pour l’art et de la science pour la science. Ainsi pourraient disparaître des conversations actuelles et des entretiens d’ordre sérieux les arguments frivoles, les phrases creuses, les paroles vides, et se former un milieu intellectuel plus propre et plus éminemment favorable aux développements ultérieurs de la pensée humaine à travers les destinées de la civilisation.
Le Crépuscule des âmes et l’Aurore nouvelle, par Pietro Fontana, (La Gazetta Litteraria, avril 1897).
Sans être aucunement réactionnaire ou socialiste, on peut assurer que la période qui va de 1860 à nos jours, c’est-à-dire la période de la domination incontestée de la Bourgeoisie, est caractérisée par une sorte d’arrêt, d’engourdissement léthargique, de décadence de toutes les formes supérieures de vie sociale, morale, intellectuelle, artistique.
Si l’on compare les trente ans qui précèdent le 60 avec les trente qui le suivent, on constate le culte des plus hautes idéalités politiques et sociales, de la nationalité, de la liberté, de l’égalité ; d’où le triomphe brutal du militarisme, de la ploutocratie, du parlementarisme corrupteur et corrompu. La moralité publique est souillée par les compromissions les plus louches du pouvoir ; tous les moyens deviennent bons pour s’enrichir, en écrasant sans pitié les plus faibles ; l’adoration béate de l’argent est la seule religion, l’adultère devient la forme typique de l’amour.
Dans les sciences et dans leurs applications, la période d’où nous allons sortir n’a développé que les théories et les inventions mûries dans la période contemporaine. Ce sont les solitaires qui vont courageusement à rebours des goûts dominants : Tolstoï et Ibsen, Eliot et Browning, Sully-Prudhomme et Leconte de Lisle, Carducci et Forgazzaro. Ah ! qui nous rendra le grand art de Faust et de Prométhée, des Prome si Sprosi et de la Légende des Siècles, de la Comédie Humaine et de la Damnation de Faust.
Nordau dans Entraitung attribue à des causes exclusivement anthropologiques cette incroyable dégénérescence. Cela est en partie vrai, mais la cause prédominante est de nature sociale. La lente révolte de la classe bourgeoise contre l’oppression politique et spirituelle, qui couva dès le Moyen-Age jusqu’à la grande Révolution du siècle dernier, n’a définitivement triomphé que vers la moitié du siècle courant. Et dès lors fut close l’épique et glorieuse période de la lutte suprême où toutes les forces de la société travaillaient ardemment pour la victoire de l’idéal. La bourgeoisie se livra toute à la paresseuse jouissance des vainqueurs et des parvenus.
Si quelque symptôme de renaissance apparaît à l’heure actuelle, c’est que la paix insouciante d’hier est sérieusement troublée ; la lutte de classe est engagée à nouveau et menace d’être bientôt la vaste insurrection du prolétariat marchant à la conquête de ses droits. Et incipit vita nova.
De là le besoin de reconstruire après tant de démolitions, d’affirmer après tant de négations, de penser non plus seulement pour savoir mais pour vivre. De là la préoccupation de grands problèmes, la nouvelle floraison des spéculations philosophiques, l’enthousiasme pour les larges synthèses, la résurrection de la métaphysique expérimentale, et surtout des sciences morales et sociales ; enfin la tendance de l’art à s’imprégner de pensée et d’idéalité, à revêtir les plus hautes formes d’existence, à contribuer à la création d’une vie nouvelle, vraiment supérieure.
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