La Presse Anarchiste

Revue des revues

La libre pensée en Angleterre

Les articles de revue diri­gés contre la tyran­nie de l’é­glise qui, bien qu’elle s’exerce en Angle­terre bien plu­tôt par les mœurs et l’o­pi­nion que par les lois n’y est pas moins for­mi­dable, ne manquent pas ces mois derniers. 

M. John Robert­son dans un article inti­tu­lé Le cas du Dr’ Romanes (Uni­ver­si­ty Maga­zine and Free Review, avril) pro­teste avec force contre l’in­ter­pré­ta­tion que le par­ti uni­ver­si­taire clé­ri­cal, ain­si du reste que Mme veuve Romanes, ont essayé très habi­le­ment de don­ner au volume post­hume de « Pen­sées sur la reli­gion », que cette der­nière a fait paraître aus­si­tôt après la mort de son mari. Le bio­lo­giste, a‑t-on dit, y fait amende hono­rable pour l’es­prit de scep­ti­cisme dont il avait jusque là fait preuve, depuis la publi­ca­tion de son « Exa­men can­dide du Théisme », pam­phlet ano­nyme qui révo­lu­tion­na Oxford, et par lequel Romanes débu­ta ; et l’on va jus­qu’à assu­rer le public que Romanes, connu de lui comme homme de science d’une haute valeur, n’a­vait jamais en réa­li­té quit­té le ber­cail de la reli­gion où l’É­glise angli­cane l’a­vait recueilli dès l’enfance. 

Ce qui, au contraire, est vrai, c’est que Romanes ne se tour­na de nou­veau vers les conso­la­tions que peut don­ner le Chris­tia­nisme dog­ma­tique qu’à la fin de sa vie, lors­qu’af­fai­bli par la mala­die, il avait per­du en grande par­tie l’an­cienne vigueur de son esprit. À l’aide de cita­tions tirées de sa vie et de ses lettres publiées par sa veuve, M. Robert­son constate pour quelle part impor­tante la patho­lo­gie entrait dans le « cas du Dr Romanes », frap­pé de désordres céré­braux chro­niques, d’hys­té­rie pen­dant deux ans avant sa mort,de para­ly­sie enfin, à laquelle il suc­com­ba. Du reste, la mala­die ne fit qu’ac­cen­tuer chez Romanes une sen­si­bi­li­té mor­bide jus­qu’à l’hys­té­rie dont les accès obs­cur­cis­saient la luci­di­té de son esprit scien­ti­fique. L’exa­men déjà men­tion­né contient quelques pas­sages où l’élé­ment d’é­mo­tion s’al­lie à des juge­ments scien­ti­fiques d’une façon inat­ten­due tel, par exemple, sa dénon­cia­tion vio­lente de « cette noire cala­mi­té » qu’est pour le genre humain le pro­grès du scep­ti­cisme, et la plainte dou­lou­reuse qu’il pro­fère parce que lui même a per­du la foi, et que « par la néga­tion vir­tuelle de Dieu le monde a per­du pour lui toute beau­té. » C’est mal­gré lui et au prix de souf­frances qu’il a été conduit à faire un « exa­men can­dide » qui lui révé­la les erreurs du théisme. Chez lui la peur émo­tion­nelle de l’in­dé­pen­dance intel­lec­tuelle était en com­bat avec la clair­voyance du savant. 

M. Robert­son découvre encore dans quelques-une de ses œuvres récentes — un dis­cours sur l’en­sei­gne­ment éthique du Christ, par exemple, pro­non­cé à Toyn­bee Hall en 1889 — l’in­fluence de cette ins­tinc­tive fai­blesse sur la logique de son esprit. Quant au volume post­hume grâce auquel l’é­glise a pen­sé rame­ner dans son sein, pour l’o­pi­nion publique, tout au moins, un évo­lu­tion­niste rebelle, l’a­na­lyse n’y révèle que la série banale d’ar­gu­ments qui ont ser­vi depuis si long­temps d’armes à la soi-disant reli­gion contre la science. On n’y trouve plus trace de l’es­prit scien­ti­fique dont Romanes don­na de si remar­quables preuves dans son œuvre de biologue. 

M. F.R. Sar­ri­tor, pro­teste (même revue, même numé­ro) contre « l’i­ner­tie des uni­ver­si­tés anglaises » que para­lyse sur­tout le cléricalisme. 

Cet article s’ap­plique en par­ti­cu­lier à Oxford et à Cam­bridge, sou­mis pres­qu’en­tiè­re­ment (jus­qu’en 1854 l’au­to­ri­té ecclé­sias­tique y était suprême) à la tutelle d’hommes d’é­glises, et res­tés fidèles, Oxford sur­tout, à l’an­tique tra­di­tion qui en fai­saient des sémi­naires pour l’ins­truc­tion de futurs prêtres. L’au­teur constate d’a­bord que le niveau intel­lec­tuel aux deux uni­ver­si­tés s’est abais­sé et s’a­baisse, et se trouve infé­rieur à celui de presque toutes les uni­ver­si­tés du conti­nent, à tous les points de vue, même pour la théo­lo­gie ; et ensuite que presque aucun des hommes qui, en Angle­terre, ont fait œuvre durable et utile en science pen­dant ce siècle n’est sor­ti ni de l’une ni de l’autre. 

Pour ce qui est des moyens de réveiller cette iner­tie des uni­ver­si­tés, M. Sar­ri­tor renonce à les cher­cher, et pré­fé­re­rait en voir créer de nou­velles. À l’en­contre de beau­coup d’es­prits qui ne voient dans une uni­ver­si­té ins­ti­tuée qu’une ins­ti­tu­tion qui para­lyse la pen­sée libre, comme Adam Smith, par exemple, qui vou­lait le libre échange et le « lais­sez faire » en édu­ca­tion, l’au­teur de l’ar­ticle vou­drait qu’une nou­velle uni­ver­si­té fût éta­blie à Londres, avec ten­dances pro­gres­sistes, ins­ti­tuée natu­rel­le­ment en corps indé­pen­dant avec exis­tence et per­son­na­li­té légales, comme l’est du reste léga­le­ment en Angle­terre toute asso­cia­tion for­melle en général. 

Dans The Refor­mer, pre­mier numé­ro d’une nou­velle revue consa­crée sur­tout à la défense de la libre pen­sée en Angle­terre, et quelque peu ins­pi­rée de l’an­cien Natio­nal Refor­mer de Charles Brad­langh), l’ar­ticle La Reli­gion contre le Sur­na­tu­ra­lisme contient la cri­tique du mou­ve­ment qui s’est des­si­né tout der­niè­re­ment dans la « pseu­do-phi­lo­so­phie » anglaise en faveur d’un renou­veau de la croyance phi­lo­so­phique au sur­na­tu­rel et d’une réac­tion contre la phi­lo­so­phie et la reli­gion natu­relles. L’au­teur de l’ar­ticle, qui signe D… choi­sit quatre auteurs d’ou­vrages récents ayant cette ten­dance : Arthur James Bal­four, dont la défense de la reli­gion sur­na­tu­relle a consis­té à faire res­sor­tir les fâcheuses consé­quences, au point de vue des adver­saires de la reli­gion natu­relle, de cette der­nière, et qui s’ex­cuse de ce pro­cé­dé d’ar­gu­men­ta­tion détour­né en allé­guant son désir d’être lu du public ; S. Schlech­ter, pro­fes­seur de Tal­mu­dique à Cam­bridge, qui prend à sa charge la défense de l’an­cien tes­ta­ment et avoue ingé­nu­ment que le dan­ger pour ceux qui y croient « vient du côté de la science natu­relle qui exige une loi dans tout phé­no­mène, et de la phi­lo­lo­gie, qui incon­si­dé­ré­ment insiste pour arri­ver à la véri­té » ; Ben­ja­min Kidd, dont « l’É­vo­lu­tion sociale » fut écrite pour démon­trer que « l’homme est pous­sé par un ins­tinct pro­fond, dont l’ex­pres­sion est don­née par la reli­gion lors­qu’elle recon­naît indu­bi­ta­ble­ment en son esprit une force hos­tile à sa propre rai­son » ; Dr Mon­cure D. Conway, enfin, qui recon­naît que « l’Ag­nos­ti­cisme » est le résul­tat logique, inévi­table de tout exa­men théo­lo­gique et qui pour­tant s’af­firme l’en­ne­mi de « l’ag­nos­ti­cisme » tout en dénon­çant la théo­lo­gie chrétienne. 

Le Socialisme en Angleterre

M. John Robert­son cri­tique dans The Refor­mer (mai) la der­nière confé­rence de l’Indé­pen­dant Labour Par­ty, et en par­ti­cu­lier un dis­cours qui y fut pro­non­cé par M. John Edwards sur « les der­nières élec­tions au par­le­ment et l’u­nion pro­je­tée des par­tis pro­gres­sistes ». Dans ce dis­cours, M. Edwards répu­die toute union entre le I.L.P. et les autres par­tis poli­tiques de pro­grès, et se contente de deman­der aux membres des Trades-Unions et de la Social Démo­cra­tie Fédé­ra­tion, à l’ex­clu­sion de leurs chefs poli­tiques, de s’al­lier au I.L.P., afin de tenir une confé­rence com­mune. Mais il rejette le pro­gramme pro­po­sé par M. Robert­son entre autres, de for­mer avant la pro­chaine élec­tion géné­rale un par­ti démo­cra­tique géné­ral, où cha­cun gar­de­rait ses opi­nions, mais adhé­re­rait à un pro­gramme immé­diat qui com­pren­drait : 1° Le paie­ment des membres du par­le­ment ; 2° un second tour de scru­tin ; 3° les frais élec­to­raux mis au compte de la com­mu­nau­té et com­pris par­mi les « rates » ; 4° réforme radi­cale du suf­frage — obte­nir le suf­frage si pos­sible pour tout adulte ; 5° un par­le­ment trien­nal. M. Edwards répond à ce pro­gramme en décla­rant que « l’œuvre du siècle a été le per­fec­tion­ne­ment de la machine poli­tique ; qu’il est temps aujourd’­hui d’employer le métier légis­la­tif pour y tis­ser l’é­toffe de la joie humaine. » 

Allen Clarke, dans le Labour Pro­phet (mars), constate que les ouvriers et ouvrières des fabriques de coton du Lan­ca­shire demeurent jus­qu’i­ci rebelles au mou­ve­ment socia­liste. Leur seule arme contre le patro­nat est encore aujourd’­hui le trades-unio­nisme. Leur foi dans le régime capi­ta­liste et leur accep­ta­tion du patro­nat sont encore pro­fondes et aveugles ; leur reli­gion pri­mi­tive est ins­tinc­tive ; leurs opi­nions poli­tiques consistent à épou­ser sans réflexion mais avec vio­lence la cause élec­to­rale de leurs patrons res­pec­tifs. En somme, si ce n’é­taient quelques rares luttes, mais vio­lentes celles-là, où cepen­dant les Trades Unions finissent géné­ra­le­ment par avoir le des­sous, ce serait une popu­la­tion ouvrière idéale au point de vue du capi­tal. Pour­tant, ces luttes mêmes, et de plus la modi­fi­ca­tion lente de la condi­tion maté­rielle des ouvriers, qui, long­temps très pros­père, s’ap­pau­vrit depuis quelque temps de jour en jour, bien qu’elle soit encore très supé­rieure à celle de la majeure par­tie du reste de la popu­la­tion ouvrière en Angle­terre, sèment peu à peu l’ins­tinct de révolte et d’in­dé­pen­dance par­mi les « cot­ton coopé­ra­tives », car c’est ain­si qu’on appelle les employés des fabriques de coton. 

La politique en Amérique

Dans l’Are­na d’A­vril, deux auteurs demandent le gou­ver­ne­ment direct du peuple par lui-même au moyen du réfé­ren­dum. L’un, M. Elt­weed Pome­roy montre com­bien la démo­cra­tie rela­tive telle qu’elle est éta­blie aujourd’­hui en Amé­rique est loin de réa­li­ser la vraie démo­cra­tie, dont, cepen­dant, il annonce la venue cer­taine et proche. Elle exis­te­ra pour lui du jour où les lois seront rédi­gées par le peuple lui-même, sys­tème dont les avan­tages seront les sui­vants : le bon citoyen pour­ra se faire connaître et valoir ; les mécon­tents expo­se­ront libre­ment leurs griefs ; l’é­du­ca­tion poli­tique du peuple se déve­lop­pe­ra ; les lois seront rédi­gées par ceux qui les pro­po­se­ront et les appuie­ront et ne seront pas muti­lées au cours des débats ; elles seront claires et en petit nombre ; venant du peuple même, elles seront obser­vées par lui. L’ho­no­rable H.S. Pin­gree recom­mande d’ap­pli­quer le réfé­ren­dum au gou­ver­ne­ment muni­ci­pal, ce qui ren­dra l’or­ga­ni­sa­tion sociale moins fixe qu’elle n’est actuel­le­ment, la mobi­li­té sociale étant, d’a­près lui, le moyen de détruire l’in­fluence trop pré­pon­dé­rante d’in­di­vi­dus et de dis­si­per les pré­ju­gés de classe et autres. 

La famine aux Indes anglaises

Trois mil­lions d’in­di­gènes, dans les Indes anglaises, dépendent uni­que­ment, à l’heure qu’il est, de la cha­ri­té publique pour vivre. Il y en a 80,000,000 d’autres dans la misère. La sous­crip­tion en leur faveur, orga­ni­sée par le Lord-Mayor de Londres (inti­tu­lée Man­sion House Fund), a atteint, l’autre jour, 410,000 liv. st. D’un autre côté, comme le fait obser­ver un article de The Refor­mer (mars), un impôt spé­cial de 1,500,000 liv. st. fut, en 1877, levé aux Indes, afin jus­te­ment de parer à l’é­ven­tua­li­té des famines. Il se trouve aujourd’­hui que le pro­duit annuel de cet impôt a été dépen­sé au lieu d’être accu­mu­lé. Lord George Hamil­ton, secré­taire d’É­tat pour les Indes, avoua, en jan­vier der­nier, que le pro­duit de l’im­pôt pen­dant quatre années fut employé à payer le tiers des 18,000,000 que coû­ta la guerre de l’Af­gha­nis­tan, dont le besoin pour les Indiens eux-mêmes, du moins, ne se fai­sait guère sen­tir. Le fait clair est que les « fonds de réserve en cas de famine », pré­texte de nou­veaux impôts, se trouvent être entiè­re­ment épui­sés la pre­mière fois que le cas de famine géné­rale se présente. 

D’autre part, la cause de la famine actuelle, ain­si que le fait voir le rédac­teur en chef de la Posi­ti­vist Review (avril), est bien plu­tôt sociale que natu­relle. Cette cause est la trans­for­ma­tion qu’a subie, sous la domi­na­tion anglaise, le régime de l’a­gri­cul­ture aux Indes, bien plus que le fait de séche­resse et de mau­vaise sai­son. Avant tout agri­cul­teur, le pay­san hin­dou culti­vait ancien­ne­ment son blé pour lui-même, met­tant de côté pen­dant une bonne année pour parer à l’é­ven­tua­li­té d’une mau­vaise. L’An­gle­terre, pour sub­ve­nir à ses propres besoins, l’a accou­tu­mé au com­merce des blés, et les Indes exportent en Angle­terre un véri­table tri­but de fro­ment tous les ans. Le pay­san est inca­pable de se livrer à un tel com­merce avec pro­fit pour lui-même. De plus, l’ins­ti­tu­tion des prêts et des sai­sies a eu pour résul­tat, pour nombre de pay­sans, la perte de toutes leurs réserves de blé, et des embar­ras qui leur ferment à jamais la pos­si­bi­li­té d’en accu­mu­ler de nou­velles. Si l’on ajoute à tout ceci le tri­but annuel de 30 mil­lions payé par les Indes, la dette publique et des che­mins de fer dont l’An­gle­terre touche presque tous les inté­rêts, les dépenses écra­santes, sup­por­tées entiè­re­ment par les Indes mêmes, de l’ar­mée et du gou­ver­ne­ment qui, l’un et l’autre, y touchent des salaires beau­coup plus éle­vés qu’en Angle­terre, où déjà ils sont plus consi­dé­rables qu’en aucun autre pays du monde, il sera aisé de voir qu’en effet ce n’est guère à des causes natu­relles seules qu’il faut attri­buer la famine qui sévit aux Indes en ce moment. 

L’historique des organisations de travailleurs

L’ho­no­rable C. Osborne Ward (Are­na, avril) étu­die les Orga­ni­sa­tions de tra­vailleurs sous la loi de Solon, dont des recherches récentes ont fait entre­voir l’é­norme exten­sion, la puis­sance même et le rôle fon­da­men­tal, bien qu’obs­cur, dans les évé­ne­ments de la vie grecque et romaine. Il semble prou­vé, par exemple, que les conquêtes entre­prises par Rome furent le résul­tat de luttes déses­pé­rées entre la classe noble et celle des tra­vailleurs, et que la pre­mière put sau­ve­gar­der son auto­ri­té par la puis­sance que lui don­na la guerre, écra­ser ain­si défi­ni­ti­ve­ment les orga­ni­sa­tions de tra­vailleurs et leur enle­ver tout pou­voir politique. 

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