La Presse Anarchiste

Nous sommes des révoltés

[[Article publié sans titre]]

Nous sommes des révoltés.

Oui, nous le décla­rons car­ré­ment : le spec­tacle que donne la socié­té actuelle, nous révolte, nul tra­vailleur n’y jouis­sant du pro­duit inté­gral de son tra­vail. Elle signi­fie’ l’ex­trême misère des uns, avec cette aggra­va­tion : l’in­so­lente opu­lence des autres.— D’où cela ? De l’ac­ca­pa­re­ment pro­gres­sif de tous les ins­tru­ments de travail.

D’a­bord, actuel­le­ment comme jadis, la matière pre­mière est aux mains du capi­tal ; puis, loin d’être amé­lio­rée, la situa­tion du tra­vailleur empire. On dirait que la science, on croi­rait que l’in­dus­trie sont des déesses aveugles qui ne découvrent, qui n’in­ventent qu’en vue de ceci : l’as­ser­vis­se­ment du peuple-ouvrier. Voyez ! le moteur arrache des mains cal­leuses les petits outils labo­rieux ; il les fixe dans le vaste ensemble méca­nique de l’u­sine ; il les fait mordre, tailler, cou­per plus régu­liè­re­ment et plus vite. Or, qu’ad­vient-il ? — Que cet ensemble trop coû­teux devient fata­le­ment comme la matière pre­mière, la pro­prié­té exclu­sive du capital.

Ensuite, ce n’est pas tout. Tou­jours plus divi­sé, de plus en plus par­cel­laire, le tra­vail. par sa sim­pli­ci­té, rend tout appren­tis­sage désor­mais inutile ; l’ha­bi­le­té de la pro­fes­sion, qui se payait fort cher, fait place à la tâche facile, et il n’y a plus d’embauche pour l’ou­vrier, là où l’ef­fort du manœuvre suffit.

Quel rôle révol­tant que celui de l’homme dans ce système !

En bas, le pro­duc­teur en gue­nilles, simple roue, appen­dice vivant de la machine, noir, suant, secoué comme elle, moins bien entre­te­nu qu’elle, libre !… oui, libre comme elle de mêler au grand vacarme son grin­ce­ment de dents.

En haut, le fai­néant, l’a­ris­to­crate, le maître ! Il trône, en Jupi­ter-patron, dans le luxe splen­dide, les pieds mous dans les riches tapis ; bijoux, chaînes, montres, bre­loques luisent sur le gilet moderne, au lieu et place que tachait le bla­son sur l’an­tique pourpoint.

Telle est la part du tra­vailleur. Il y a plus et pire : c’est le sort de la femme.

Comme ouvrière, d’a­bord, elle a son lot cer­tain : la misère. Comme femme, elle en risque un autre : la pros­ti­tu­tion. Pauvre fille quels dan­gers ne court-elle pas, en effet ? Elle est sans conseil, sans sur­veillance sans guide. Déjà le père, la mère, le frère tournent dans la machine, — d’où on les rap­por­te­ra muti­lés peut-être, — tan­dis qu’elle che­mine seule vers le maga­sin, vers l’a­te­lier aux patronnes dou­teuses, sous le lor­gnon bra­qué du brillant et jeune héri­tier du capi­tal. Il a toutes les armes pour lui, toutes les séduc­tions contre elle, il a son argent, sa toi­lette sa chair effé­mi­née ; il ajou­te­ra, au besoin ses pro­messes de mariage dont on rit, et que l’on est d’a­vance si déci­dé à ne point tenir.

Com­bien ont fait, com­bien feront la triste route ! non pas la route qui mène à la riche alcôve de famille, entre­vu par un espoir de jeu­nesse qui compte sur sa beau­té, mais celle qui conduit au gar­ni de la cocotte, d’où l’on retombe bien vite, dans un bond dou­lou­reux, sur le sor­dide mate­las de la pros­ti­tu­tion au rabais.

Et qui donc défend cette forme indi­vi­duelle d’ap­pro­pria­tion, cet acca­pa­re­ment conti­nu de toute matière pre­mière, de tout ins­tru­ment de tra­vail, de toute habi­le­té pro­fes­sion­nelle, ce vol social, — disons le mot,— qui amène ces deux ter­ribles consé­quences : la misère et la pros­ti­tu­tion ? Tout un sys­tème de gouvernement.

Il y a un organe légis­la­tif qui for­mule la loi pro­prié­taire, cette loi qui dit tex­tuel­le­ment aux heu­reux : « Usez et abu­sez ! », et il y a un organe exé­cu­tif qui assure le res­pect de cette loi. Celui qui la viole, qui y touche, non dans un inté­rêt per­son­nel, mais en vue d’une appro­pria­tion col­lec­tive, se heurte à un tri­bu­nal qui le condamne, à des gen­darmes qui l’ar­rêtent, à des geô­liers qui l’en­ferment, et, au besoin, à des sol­dats qui le fusillent ; en sorte que, pour tou­cher à cette loi, il fau­drait pou­voir tou­cher à ce gouvernement.

Eh bien ! la vue de la misère nous révolte ; la vue de la pros­ti­tu­tion nous révolte ; les ins­ti­tu­tions éco­no­miques ou poli­tiques, pro­prié­té ou gou­ver­ne­ment, qui se font les sou­te­neuses de cet ordre de choses, nous révoltent ; et, puisque nous sommes dans cette triste période où « la force, prime le droit » ; que, n’ayant pas la force nous sommes dans l’im­puis­sance, nous vou­lons du moins lais­ser mon­ter du cœur l’in­di­gna­tion amère, et sor­tir de nos lèvres le cri de pro­tes­ta­tion du Révol­té.

La Presse Anarchiste