La Presse Anarchiste

République et monarchie

Répu­blique ! com­bien tu sou­le­vas de sublimes pas­sions, et que ton nom appa­raît grand dans les luttes qui ont mar­qué le déve­lop­pe­ment de la civi­li­sa­tion humaine !

Et si, de l’autre côté, nous cher­chons dans l’his­toire ce que repré­sente la Monar­chie, nous ne res­sen­tons qu’une haine pro­fonde pour ce monstre, qui ne signi­fia jamais qu’op­pres­sion, écra­se­ment, exter­mi­na­tion de tout ce qui est peuple, — et sur­tout de tout ce qui signi­fie : avè­ne­ment dit peuple.

L’his­toire nous révèle encore, com­bien, aux dif­fé­rentes époques, les homme pas­sion­nés pour la liber­té furent amou­reux de la répu­blique et enne­mis jurés de la monar­chie. Que se passe-t-il donc, dans la période contem­po­raine, pour ceux qui veulent la liber­té, l’é­man­ci­pa­tion des peuples, loin de res­sen­tir une sainte pas­sion pour la répu­blique, ne l’en­vi­sagent plus qu’a­vec froi­deur, avec ani­mo­si­té même,— comme l’une des formes diverses de l’ex­ploi­ta­tion et du des­po­tisme humain ?

C’est que nous vivons dans une période pleine de contra­dic­tions épou­van­tables, de contre­sens infer­naux, qui faussent le juge­ment popu­laire, troublent l’o­pi­nion publique. Tan­dis qu’à la tri­bune de l’en­sei­gne­ment his­to­rique et des réjouis­sances popu­laires, dans les livres et dans la presse, on honore, comme de sublimes ver­tus, tous ces actes de révolte : conju­ra­tions, rébel­lions, sou­lè­ve­ments, assas­si­nats poli­tiques, qui ont don­né nais­sance aux répu­bliques ; tan­dis que la pra­tique de ces ver­tus répu­bli­caines est ensei­gnée à la jeu­nesse comme un grand exemple d’i­mi­ta­tion, — nous assis­tons, d’un autre côté, au débor­de­ment effroyable de l’é­goïsme le plus cras­seux, à la pra­tique du raf­fi­ne­ment de tous les genres d’ex­ploi­ta­tion et de tous les des­po­tismes, à l’é­pa­nouis­se­ment des pla­ti­tudes et ser­vi­tudes les plus ignobles.

Si, au moins, ce déve­lop­pe­ment de pas­sions réac­tion­naires n’é­tait que le fait de tout ce qui se rat­tache au monde monar­chiste ! Mais le monde qui s’af­firme répu­bli­cain, loin de don­ner, en pré­sence de toutes les cor­rup­tions actuelles, l’exemple des ver­tus poli­tiques et sociales, se noie au contraire de plus en plus dans ce grand cou­rant de décom­po­si­tion auquel nous assistons.

Et, cepen­dant, les décors en sont beaux ; Écou­tez seule­ment ce tri­bun, ce pro­fes­seur ce jour­na­liste par­ler de démo­cra­tie, de la sou­ve­rai­ne­té du peuple, du bien-être géné­ral, de l’émancipation !

Mais, lorsque nous allons au fond des choses, lorsque nous obser­vons les faits, nous ne consta­tons qu’un écla­tant démen­ti à tout cet ensei­gne­ment théo­rique. L’a­vo­cat, ora­teur de la démo­cra­tie, n’est que le fils des démons de la ruine et des misères pri­vées et publiques ; le jour­na­liste du pro­grès a ven­du sa plume ; le patron-phi­lan­thrope, n’est un socia­liste pra­tique que grâce à l’ac­cu­mu­la­tion dans ses mains de la richesse pro­duite par le tra­vail col­lec­tif d’une quan­ti­té plus ou moins consi­dé­rable d’ou­vriers ; le finan­cier, — sou­tien du bien public — a trem­pé dans les spé­cu­la­tions, qui font les grandes ruines pour consti­tuer les grandes for­tunes ; le gou­ver­ne­ment répu­bli­cain s’est mis à plat ventre devant la puis­sance monarchiste.

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Quel fait s’est-il donc pro­duit dans la socié­té moderne, pour que nous assis­tions à de pareilles contra­dic­tions ? — Il importe que l’o­pi­nion publique se retrouve dans ce dédale d’im­pos­si­bi­li­tés ; que le juge­ment popu­laire se réforme en pré­sence de tant d’hypocrisies.

Depuis la Révo­lu­tion de 1848 sur­tout, l’his­toire moderne a pro­duit ce fait impor­tant, dans lequel nous trou­vons la clé de la situa­tion contem­po­raine : c’est que Répu­blique et Monar­chie ne signi­fient plus deux idées, deux prin­cipes dis­tincts : l’un repré­sen­tant l’é­man­ci­pa­tion, et l’autre le des­po­tisme. Ce ne sont plus que deux formes dif­fé­rentes d’une même idée, d’un même prin­cipe, celui du gou­ver­ne­ment, remis dans les mains de quelques-uns, et de l’ex­ploi­ta­tion économique.

Ce fait his­to­rique n’est que le résul­tat du pro­cès de classe que la bour­geoi­sie a d’a­bord enga­gé contre la féo­da­li­té du moyen-âge, puis conti­nué en faveur de son avè­ne­ment social, et fina­le­ment pour­sui­vi contre le pro­lé­ta­riat moderne. Dans toute cette lutte de classe, gou­ver­ne­ment et exploi­ta­tion sont deve­nus syno­nymes, parce que fata­le­ment ils se com­plètent mutuel­le­ment. Lorsque la monar­chie repré­sente les garan­ties vou­lues de sta­bi­li­té et d’ordre, la bour­geoi­sie se mani­feste monar­chiste ; lors­qu’au contraire, il devient évident que la forme répu­bli­caine est la seule garan­tie pos­sible d’ordre et de sta­bi­li­té ; d’un côté, par sa forte orga­ni­sa­tion gou­ver­ne­men­tale, de l’autre, par les illu­sions démo­cra­tiques qu’elle nour­rit au sein du peuple, — alors la bour­geoi­sie est républicaine.

Or, l’ordre et la sta­bi­li­té, dans la concep­tion des bour­geois, ne signi­fient rien d’autre que la sécu­ri­té de vaquer à ses affaires, de déve­lop­per ses spé­cu­la­tions et entre­prises ; en un mot, de faire hon­neur à sa posi­tion.

Lorsque les diplo­mates, les gou­ver­ne­ments troublent la sécu­ri­té des entre­prises bour­geoises, nous assis­tons à des mani­fes­ta­tions patrio­tiques et d’in­té­rêt natio­nal et public vrai­ment tou­chantes. Lors­qu’une grève ouvrière vient trou­bler les opé­ra­tions bour­geoise, c’est alors l’u­nion inter­na­tio­nale, spon­ta­née et géné­rale, de la bour­geoi­sie, dan des mani­fes­ta­tions de haine contre les trouble-fête. Alors la monar­chie fait des lois d’ex­cep­tion, empri­sonne, fusille, — et la bour­geoi­sie applau­dit ; la Répu­blique, elle aus­si, légi­fère excep­tion­nel­le­ment, empri­sonne et fusille, — et la par­tie de la bour­geoi­sie au pou­voir orga­nise cette « extinc­tion du pau­pé­risme » par la sup­pres­sion des pauvres, tan­dis que telle par­tie qui n’est pas au pou­voir, applau­dit aus­si ; la Répu­blique est quel­que­fois plus hypo­crite encore, et sans éta­blir de lois d’ex­cep­tions, elle se borne à réduire les trouble-fête au silence, par ses magis­trats soumis.

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Quelle est la solu­tion qui résulte natu­rel­le­ment d’une pareille situa­tion ? — Ou bien, la Répu­blique, dans ses formes actuelles, devien­dra pour les masses popu­laires un men­songe, de plus en plus évident, et alors le peuple cher­che­ra et trou­ve­ra dans des voies nou­velles son éman­ci­pa­tion et son bien-être ; ou bien, la Répu­blique com­pre­nant sa mis­sion his­to­rique, se trans­for­me­ra, d’or­ga­ni­sa­tion poli­tique auto­ri­taire et gou­ver­ne­men­tale en fédé­ra­tion éco­no­mique et offri­ra ain­si le ter­rain pra­tique à la solu­tion du pro­blème social.

Nous n’a­vons pas à nous faire d’illu­sions. Nous savons que c’est la pre­mière de ces solu­tions que l’his­toire nous impo­se­ra. Pré­pa­rons-nous donc, non pas à une conci­lia­tion contre-nature, mais à une conquête vio­lente des voies, par les­quelles se réa­li­se­ra le socia­lisme, c’est à dire la Répu­blique dans la plus com­plète et scien­ti­fique accep­ta­tion du mot.

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