Encore trois semaines et l’auréole que conservaient pour quelques naïfs les États-Unis, ne sera plus qu’un odieux mensonge. La Grande République n’aura rien à envier aux plus atroces des gouvernements du vieux monde, elle sera descendue aussi bas qu’eux dans l’ignominie. C’est à Chicago que se prépare ce crime, et c’est le 11 Novembre qu’il sera commis ; à moins que d’ici là le peuple Américain et les prolétaires d’Europe ne donnent à leur indignation une forme assez puissante pour intimider les bourgeois d’au delà de l’océan.
Les potences sont dressées au nombre de sept, et les sept pionniers de l’humanité y seront accrochés pour avoir voulu faire usage des libertés que tolèrent les lois américaines. Mais les lois là-bas comme ici ne sont qu’un trompe l’œil ; on proclame bien haut que leur rôle est de protéger les citoyens, en réalité elles n’existent que pour les opprimer.
Et si les lois ne suffisent pas on y supplée en achetant témoins et jurés. Mais résumons les faits qui ont amené nos amis de Chicago au pied du gibet.
À la suite de la grève générale qui eut lieu en Mai 1886 à Chicago, diverses manifestations eurent lieu. En flagrante violation à toutes les lois américaines, à différentes reprises, les policiers attaquèrent la foule qui répondit par des pierres et des coups de revolver. Indigné l’Arbeiter Zeitung publiait un énergique appel, invitant pour le lendemain 5 Mai, les travailleurs à un grand meeting ; 15.000 compagnons répondirent à cet appel. Le meeting eut lieu ; à la nuit tombante une bande de policiers essaya de disperser les travailleurs.
À ce moment une bombe lancée adroitement éclata au milieu des policiers en renversant 24 et en tuant 8. Ces souteneurs d’un infâme régime en attaquant des travailleurs réunis sur une place portaient atteinte au droit de réunion qui est imprescriptible aux États-Unis. Un moment apeurés, ils revinrent à la charge ; n’avaient-ils pas pour eux la supériorité des armes, de très bons fusils à répétition ! La foule se retira en laissant plus de 80 morts sur la place !
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De suite commencèrent perquisitions et arrestations. Tous les révolutionnaires un peu actifs furent arrêtés ; un habile triage fut fait et douze furent maintenus et passèrent en jugement dans des conditions d’iniquité invraisemblables.
Trois semaines pour trouver un jury prêt à toutes les besognes ; ces douze scélérats furent triés entre 600 personnes et payés chacun la minime somme de 100.000 francs.
Les Américains ne sont pas juifs, le sang d’un homme se paie plus de trente deniers.
Le procès dura soixante jours ; quelles tortures pour les accusés, quelles angoisses pour leurs familles et leurs amis ! Et quel tripotage pour arriver à convaincre douze messieurs, qui avalent déjà reçu le prix du sang, et qui étaient si bien disposés à se laisser convaincre. Mais les bourgeois de Chicago sentaient qu’ils avaient à convaincre outre les jurés, l’opinion publique moins facile à tromper.
Mais hélas ! en Amérique comme en Europe, le journalisme se vautre aux pieds des puissants du jour, et les vaincus n’ont pas à attendre justice de la presse. Aussi grâce à cette complicité unanime des journaux bourgeois la lumière quoique plus d’un an se soit écoulé, n’a-t-elle pas encore été totalement faite, malgré les efforts des amis des condamnés.
Et quelle turpitude : ce sont des témoins racolés parmi les plus ignobles des individus, qui à l’audience avouent avoir été payés par la police ! !
C’est un juré qui tranche la question de culpabilité à sa façon : « On les pendra quand même, dit-il ; ce sont des gens trop dévoués, trop intelligents, trop dangereux pour nos privilèges. »
Celui-là seul, nous devons l’avouer était férocement logique. Tous les révolutionnaires en niant la légitimité des privilèges bourgeois et appelant le peuple à l’émancipation, commettent le crime de lèse-bourgeoisie. Mais alors pourquoi ces formes hypocrites d’un prétendu débat contradictoire ? Pourquoi faire parade d’une légalité qu’on viole si imprudemment ?
C’est pour porter le trouble au cœur des masse encore à demi-inconscientes et leur faire croire que ces vaincus sont des coupables ; qu’ils ont été frappés en vertu de la loi, émanation concrète de l’abstraite justice ! ! Dérision !
Et ô douleur, il arrive que le peuple se laisse tromper, que ses yeux ne voient pas le crime dont il se rend complice par sa passivité et que ses bras le laissent s’accomplir !
Mais un jour, tôt ou tard, la lumière se fait, le bandeau tombe des yeux du peuple et les bourreaux seront jugés à leur tour.
Mais le sang généreux qu’ils ont versé, n’est pas rachetable ; ces grands cœurs qui ont donné leur existence pour l’humanité, pouvez-vous leur rendre la vie ?
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C’est le 11 novembre 1887, que se balanceront au bout de la fatidique corde de chanvre les cadavres de ceux qui furent : Auguste Spies, Schawb, Fischer, Linng, Engels, Fulden et Parsons.
Depuis plus d’un an ils sont condamnés, pour l’exécution il fallait que le jugement fut confirmé par la cour suprême de l’Illinois. Cela a eu lieu ; tout est fait et sera fait légalement.
Reste à savoir si le peuple américain restera impassible.
Que les bourgeois d’Amérique y prennent garde, ils jouent un jeu dangereux ; le drapeau étoile qu’ils ne craignent pas de tremper dans le sang des anarchistes pourrait bien sortir de ce bain transformé, et rouge, et fumant devenir le drapeau de la Révolte et de la Vengeance.