La Presse Anarchiste

La dérive roumaine

[[[Pre­mière partie]]

Pour rap­pel­er le drame qui se joue au quo­ti­di­en et dans l’ab­solu depuis une bonne décen­nie au pays du génie des Carpates, je me tiendrai à deux bons mots issus de la nou­velle sagesse ali­men­taire et exis­ten­tielle des autochtones :

— Quelle est la blague la plus courte en Roumanie ? Bon appétit !

— Com­ment vas-tu ? Mieux que l’an­née prochaine…

Sans doute aurais-je pu faire dans le pathé­tique, quelques faits récents à l’ap­pui, ou, encore, puis­er dans le bêtisi­er offi­ciel, riche en trou­vailles de tous gen­res. Cepen­dant, ce type d’ex­er­ci­ce styl­is­tique auquel les médias s’adon­nent cyclique­ment avec joie risque fort de sus­citer la com­pas­sion : pleur­nicharde ou ironique, naïve ou cal­culée, tou­jours impuis­sante et d’un goût par­fois douteux.

Après la belle époque, autour de 1968, où leur pays fai­sait fig­ure de cham­pi­on de l’an­ti­satel­lisme dans le camp sovié­tique, les Roumains pou­vaient se pré­val­oir, à leurs dépens, de deux per­for­mances : côté pop­u­la­tion, des con­di­tions de survie dra­coni­ennes et anachroniques ; côté pou­voir, une surenchère tous azimuts par­faite­ment ubuesque. Aujour­d’hui, ils ont droit à une autre per­for­mance : la qua­si-una­nim­ité inter­na­tionale dans le con­stat des méfaits du régime en place. On peut, certes, s’en féliciter, même si l’on trou­ve la con­damna­tion qui s’en­suit trop tar­dive et timide pour infléchir sur le cours du régime de Bucarest. On peut aus­si se deman­der si un tel con­sen­sus cri­tique qui tra­verse les cli­vages poli­tiques tra­di­tion­nels ne repose pas en dernière instance sur une idée toute sim­ple mais lourde de con­séquences : l’« excep­tion­nal­isme » roumain. Le régime roumain appa­raît, en effet, de moins en moins comme un cas de fig­ure du pou­voir éta­tique, en l’oc­cur­rence com­mu­niste, et de plus en plus comme une fâcheuse excep­tion, aber­rante par rap­port à toute logique poli­tique et résul­tant d’un proces­sus his­torique jalon­né de malen­ten­dus dra­ma­tiques et de mal­adress­es crim­inelles. Tous les jours, depuis au moins deux ans, la dynamique gor­batchévi­enne sem­ble con­firmer le bien-fondé de cette thèse qui ressem­ble fort à une lapalis­sade : le régime roumain est une excep­tion, puisqu’il a con­duit à une sit­u­a­tion exceptionnelle.

Enten­dons-nous bien : s’il est évi­dent que la Roumanie tra­verse une sit­u­a­tion excep­tion­nelle et que tout est bon pour ten­ter de con­tenir la dérive, il est égale­ment évi­dent que cette sit­u­a­tion con­stitue l’aboutisse­ment de fac­teurs tout à fait ordi­naires et reflète de manière par­faite­ment cohérente les impérat­ifs d’un proces­sus somme toute banal : la repro­duc­tion d’un régime imposé de l’ex­térieur, con­traint à s’é­manciper pour dur­er, qui a su tir­er prof­it pen­dant des années de la con­fig­u­ra­tion poli­tique inter­na­tionale, sans jamais renon­cer à ses prérog­a­tives dic­ta­to­ri­ales, mais qui a échoué notam­ment sur le plan économique en rai­son de son volon­tarisme anachronique et d’une con­jonc­ture mon­di­ale défavorable.

C’est dans cette per­spec­tive que j’en­vis­agerai dans les lignes qui suiv­ent l’aven­ture nationale-com­mu­niste de ces vingt dernières années, en m’ef­forçant de démon­tr­er que, pas plus que le désas­tre sur lequel elle a débouché, cette aven­ture ne saurait être conçue en dehors d’une cer­taine com­plic­ité à l’in­térieur du pays et sur le plan inter­na­tion­al. Or, dès lors que l’on pos­tule, d’une manière ou d’une autre, que le régime roumain relève de l’ex­cep­tion, l’ap­pré­ci­a­tion de la nature et du poids de cette com­plic­ité est for­cé­ment faussée. À pou­voir excep­tion­nel, vic­times excep­tion­nelles, sem­blent penser aus­si bien ceux qui font plan­er la sus­pi­cion sur la pop­u­la­tion roumaine coupable de ne pas s’être révoltée, que ceux, en perte de vitesse, qui procla­ment son inno­cence pure et sim­ple. N’y aurait-il pas de place sur cette grave ques­tion pour des pro­pos qui se soucient davan­tage de la réal­ité, sans doute plus triv­iale mais aus­si plus com­plexe, des rap­ports entre le régime et la pop­u­la­tion pen­dant ces vingt dernières années ? Pour ce qui est de la com­plic­ité inter­na­tionale, l’éven­tail des posi­tions est plus restreint. Cer­tains se deman­dent si les dirigeants occi­den­taux se sont trompés, d’autres s’ils ont été trompés. Évidem­ment, un pou­voir excep­tion­nel est aus­si déroutant que machi­avélique. Et si on se don­nait les moyens d’établir, faits à l’ap­pui, la core­spon­s­abil­ité inter­na­tionale dans la dérive actuelle en Roumanie ?

Avant de pro­pos­er des élé­ments de réponse à ces ques­tions, quelques mots sur ce que j’ap­pellerai — en util­isant, faute de mieux, un autre bar­barisme — le « sin­gu­lar­isme » tra­di­tion­nelle­ment cul­tivé à leur pro­pos par les Roumains eux-mêmes et qu’il ne faut pas con­fon­dre avec l’« excep­tion­nal­isme » évo­qué plus haut à pro­pos du dis­cours cri­tique occi­den­tal con­cer­nant la crise roumaine actuelle. Par sin­gu­lar­isme, j’en­tends cette ten­dance par­ti­c­ulière­ment vivace chez les Roumains de se sin­gu­laris­er par rap­port à leurs voisins, aux grandes puis­sances, mais aus­si aux grandes visions du monde uni­ver­sal­istes, en se con­sid­érant comme por­teurs d’un des­tin nation­al unique, trag­ique et irré­ductible. Ce genre d’en­vol méta­physique — bril­lam­ment énon­cé par des métaphores et des for­mules en tous gen­res, mais que l’on retrou­ve égale­ment sous des formes plus gré­gaires — s’ac­com­mode mal des con­tin­gences de l’his­toire. Son essor par­ti­c­uli­er peut être mis en rela­tion avec la nais­sance tar­dive, douloureuse et prob­lé­ma­tique de la nation et de l’É­tat roumain mod­ernes, sans per­dre de vue tout un passé his­torique, tou­jours pesant dans la mémoire col­lec­tive, au cours duquel les habi­tants de cette région du monde ont a, afin de ne pas être écrasés par l’his­toire, la con­tourn­er plutôt que l’affronter.

Sur le plan poli­tique, le sin­gu­lar­isme roumain, très en vogue au sein de l’élite intel­lectuelle pen­dant l’en­tre-deux-guer­res, a ali­men­té sans doute le puis­sant mou­ve­ment légion­naire [[La plu­part des écrivains et penseurs roumains ayant acquis une cer­taine notoriété en Occi­dent après la guerre (Mircea Eli­ade et Emil Cio­ran pour ne citer que les plus illus­tres) ont appartenu à leurs débuts à ces milieux intel­lectuels et poli­tiques. Le penseur le plus orig­i­nal et sys­té­ma­tique de cette tra­di­tion en Roumanie même, après la guerre, est Con­stan­tin Noica, mort en 1987. Le tirage des livres de ce philosophe empris­on­né entre 1958 et 1964 est élevé, et l’in­térêt qu’ils sus­ci­tent con­sid­érable. Sur son pro­jet, lire « Con­stan­tin Noica méta­physi­cien de l’eth­nie-nation » de Claude Kant dans les Cahiers du Cen­tre d’é­tudes des civil­i­sa­tions d’Eu­rope cen­trale et du Sud-Est, n°6.]]. Faut-il con­sid­ér­er le nation­al-com­mu­nisme d’un Ceaus­es­cu comme une sorte d’a­vatar quelque peu para­dox­al de ce sin­gu­lar­isme ? Je ne pense pas, même si le régime com­mu­niste actuel a essayé de s’y appuy­er, même s’il a rem­porté quelques petits suc­cès dans ce domaine. J’y reviendrai dans la sec­onde par­tie de ce texte, con­sacrée à la com­plic­ité interne dans la dérive roumaine.

Con­vic­tion pro­téi­forme et dif­fuse, le sin­gu­lar­isme roumain s’ap­par­ente de fait tan­tôt à l’idéolo­gie nation­al­iste, tan­tôt à une sorte de reli­gion nationale. Les Roumains, pour la plu­part, s’y réfugient volon­tiers, devant la pré­car­ité de leur con­di­tion, tout en sachant cepen­dant qu’un tel détour, aus­si flat­teur ou noble fût-il, ne saurait résoudre leurs prob­lèmes con­crets : ali­men­taires aus­si bien qu’ex­is­ten­tiels. Les incon­di­tion­nels, par pas­sion, bêtise ou cal­cul, du sin­gu­lar­isme roumain sont minori­taires… Si l’on ne tient pas compte de cette dis­tinc­tion sociale, on risque fort de se mépren­dre sur le nation­al­isme roumain.

La désatellisation, quelques précisions

Plutôt que de glos­er sur la bonne ou mau­vaise foi de l’an­ti­satel­lisme pro­fessé de manière spec­tac­u­laire par N. Ceaus­es­cu depuis 1968, exam­inons, à froid, les con­di­tions et les mobiles de la désatel­li­sa­tion qui l’a précédé et ren­du pos­si­ble. Même som­maire, ce rap­pel his­torique per­met de saisir des élé­ments de con­ti­nu­ité et toute une cohérence sou­vent cachés par les développe­ments pen­du­laires parox­ys­tiques du nation­al-com­mu­nisme ultérieur.

La pre­mière man­i­fes­ta­tion publique d’indépen­dance de la direc­tion roumaine à l’é­gard de l’URSS remonte à la cri­tique, en août 1961, du pro­jet khrouchtchévien d’in­té­gra­tion des pays de l’Est dans un « com­plexe économique interé­ta­tique danu­bi­en ». La suite des événe­ments est sig­ni­fica­tive. Novem­bre 1962, les Roumains main­ti­en­nent leur oppo­si­tion dans le cadre de la réu­nion des experts économiques du Con­seil d’aide économique mutuelle (CAEM). Mars 1963, le comité cen­tral du PCR approu­ve le veto roumain au pro­jet sovié­tique soutenu par la RDA et la Tché­coslo­vaquie, les prin­ci­paux béné­fi­ci­aires du pro­jet en rai­son de leur infra­struc­ture indus­trielle dévelop­pée. La par­tic­i­pa­tion de la Roumanie se lim­i­tait, elle, à l’a­gri­cul­ture, d’où son refus. Juil­let 1963, le pro­jet est aban­don­né, lors de la réu­nion du CAEM à Moscou. La Roumanie créait ain­si une énorme sur­prise. Ce pays que l’on appelait, y com­pris au sein du mou­ve­ment com­mu­niste inter­na­tion­al, la 16e république social­iste de l’U­nion sovié­tique, man­i­fes­tait haut et fort, subite­ment, une posi­tion « dis­si­dente » et obte­nait gain de cause ! De plus, le PCR n’en­tendait vis­i­ble­ment pas s’en tenir là, puisqu’en avril 1964, par exem­ple, il procla­mait sa neu­tral­ité dans le con­flit sino-sovié­tique et ne man­quait plus une occa­sion d’af­firmer son indépendance.

L’ex­pli­ca­tion la plus plau­si­ble de ce revire­ment doit être cher­chée juste­ment dans la fidél­ité légendaire des com­mu­nistes roumains à l’URSS. Les rap­ports de vas­sal­ité qui les liaient aux Sovié­tiques, con­di­tion sine qua non de leur main­tien au pou­voir, avaient été, en effet, bous­culés par le xxe con­grès en févri­er 1956. La frayeur de Ghe­o­rghe Ghe­o­rghiu-Dej devait être con­sid­érable en enten­dant Khrouchtchev dénon­cer le culte de la per­son­nal­ité et la vio­la­tion de la légal­ité social­iste. Il y allait de sa tête, n’é­tait-il pas le petit Staline local, mais le gros de ses troupes était aus­si con­cerné. Moins d’un mil­li­er lors de leur arrivée au pou­voir en 1944 dans la foulée de l’a­vancée de l’Ar­mée rouge, presque un mil­lion quelques années plus tard, les com­mu­nistes roumains rég­naient en maîtres abso­lus, moyen­nant une ter­reur sans précé­dent dans l’his­toire du pays. Bien que dépourvus de véri­ta­bles assis­es sociales, ils con­sti­tu­aient une force red­outable, déjà bien rodée aux rouages du pou­voir. Et, main­tenant, il fal­lait impro­vis­er, la fidél­ité à l’URSS ne suff­isant plus… Quelle solu­tion de rechange ? Le seul qui aurait pu jouer le rôle d’un Gomul­ka par exem­ple, Lucretiu Patrascanu, avait été liq­uidé deux ans aupar­a­vant, en 1954.

Pré­cau­tion­neux, Dej et ses com­pagnons ne choisirent pas moins la con­ti­nu­ité, et opérèrent une déstal­in­i­sa­tion exem­plaire par sa dis­cré­tion. On peur sup­pos­er qu’un cer­tain esprit d’indépen­dance, con­sé­cu­tif à la prise de con­science du car­ac­tère de plus en plus aléa­toire de la fidél­ité aux Sovié­tiques, ger­ma dès 1956 ; à con­di­tion, cepen­dant, d’a­jouter qu’il ne fut pas pour grand-chose dans les grandes déci­sions qui ont mar­qué la fin des années cinquante. Rien ne prou­ve, écrit l’his­to­rien Georges Haupt [[La Genèse du con­flit sovié­to-roumain. in Revue française de sci­ence poli­tique, août 1968.]], que ce fut à la demande ou sous la pres­sion de la direc­tion roumaine que l’URSS avait décidé de réduire sen­si­ble­ment en 1957–1958 le nom­bre de ses con­seillers rat­tachés auprès des insti­tu­tions économiques et poli­tiques roumaines, de dis­soudre les dernières sociétés mixtes sovié­to-roumaines à l’o­rig­ine du pil­lage du pays pen­dant de longues années, ou encore de retir­er, en 1958, le gros de ses troupes sta­tion­nées en Roumanie. Fon­da­men­tale­ment, les arti­sans des con­di­tions qui ont favorisé la désatel­li­sa­tion ont été bel et bien les Sovié­tiques. Pour sa part, la direc­tion roumaine ne tar­da pas à entrevoir les avan­tages qu’elle pou­vait retir­er de la nou­velle sit­u­a­tion. Pour la pre­mière fois de son his­toire, elle pou­vait chercher les moyens de son pou­voir à l’in­térieur du pays, et cess­er de dépen­dre exclu­sive­ment d’un appui extérieur devenu fluc­tu­ant voire incer­tain dans le con­texte de la restruc­tura­tion khrouchtchévi­enne et des déra­pages qu’elle avait favorisés. Le con­texte roumain facil­i­tait la tâche de Dej et de son équipe. Dans un pays de langue romane, éprou­vé dans son his­toire récente par plusieurs con­flits avec la Russie, puis l’URSS, et qui a con­nu un mou­ve­ment social­iste, toutes ten­dances con­fon­dues, très faible pen­dant l’en­tre-deux-guer­res, la soviéti­sa­tion stal­in­i­enne appa­rais­sait, plus que nulle part ailleurs, comme une rus­si­fi­ca­tion. La déstal­in­i­sa­tion, si timide fût-elle, et le désen­gage­ment sovié­tique sig­nifi­aient inévitable­ment dérus­si­fi­ca­tion. Il suff­i­sait donc d’en rajouter pour, sinon faire dis­paraître, au moins atténuer l’hos­til­ité d’une pop­u­la­tion humil­iée et offen­sée pen­dant des années par un régime marx­iste-lénin­iste perçu à la fois comme étrange et étranger. Avant de mourir le 19 mars 1965, dans son lit et dans ses fonc­tions, Dej s’ac­quit­ta habile­ment de cette mis­sion [[En tout et pour tout, il n’y a eu que deux numéros un du par­ti-État roumain. Le dévoiement du sec­ond a rehaussé l’im­age de mar­que du pre­mier. Despina Tomes­cu, jour­nal­iste d’o­rig­ine roumaine à RFI, en dresse un por­trait flat­teur dans La Roumanie de Ceaus­es­cu, ouvrage cosigné avec Cather­ine Durandin, paru aux édi­tions Guy Epaud en 1988. Pour ce qui est de l’his­toire revue et cor­rigée, citons à titre de curiosité le témoignage de Lily Mar­cou, « spé­cial­iste » de l’his­toire com­mu­niste con­tem­po­raine et égale­ment d’o­rig­ine roumaine, sur la belle époque, « hard », de Dej : Mon enfance stal­in­i­enne, PUF, 1982.]]. Quant à son suc­cesseur, Ceaus­es­cu, il abon­da dans le même sens, à sa manière et avec les résul­tats que l’on connaît.

Le révélateur économique

L’an­ti­satel­lisme roumain cor­re­spond dès ses débuts non pas à un choix héroïque, béné­fique jusqu’en 1968 puis malé­fique, mais à une option politi­co-idéologique par­faite­ment raisonnable, sinon inévitable, pour un pou­voir con­traint, pour dur­er, de chang­er sa stratégie et, jusqu’à un cer­tain point, quelques-unes de ses con­vic­tions. Pour com­pren­dre le suc­cès puis la déroute de la « voie roumaine », il faut pren­dre en con­sid­éra­tion le volet économique de l’antisatellisme.

En refu­sant le plan d’in­té­gra­tion pro­posé par Khrouchtchev, les dirigeants roumains avançaient un argu­ment à toute épreuve : pourquoi le pays se spé­cialis­erait-il dans l’a­gri­cul­ture et l’él­e­vage en s’in­ter­dis­ant ain­si l’es­sor indus­triel à moyen terme et en com­pro­met­tant, à court terme, les réal­i­sa­tions en cour ? Argu­ment de bon sens, certes, mais qui ne découlait pas moins tout droit du sché­ma stal­in­ien de développe­ment auquel les dirigeants roumains n’en­ten­dront jamais renon­cer. Fondé sur la pri­or­ité à l’in­dus­trie lourde proclamée par Lénine, ce sché­ma de développe­ment tous azimuts avait été forgé dans un pays sous-dévelop­pé doté d’im­menses poten­tial­ités, la Russie post-révo­lu­tion­naire où il avait déjà fait ses preuves, pour le meilleur et pour le pire. Son appli­ca­tion dans les pays de l’Est se heur­tait à des dif­fi­cultés sup­plé­men­taires. Cer­tains de ces pays étaient déjà dévelop­pés indus­trielle­ment (la Tché­coslo­vaquie, la RDA et, dans une moin­dre mesure, la Hon­grie et la Pologne). D’autres étaient sous-dévelop­pés, mais dépourvus de grandes poten­tial­ités (la Bul­gar­ie). Sur ce point, la Roumanie con­sti­tu­ait la seule véri­ta­ble excep­tion. Elle était un pays sous-dévelop­pé, « éminem­ment agraire », pourvu de poten­tial­ités con­sid­érables, notam­ment en ce qui con­cerne les matières pre­mières. Cela explique l’ob­sti­na­tion et la sérénité de la direc­tion roumaine dans sa poli­tique de développe­ment économique autonome et hos­tile à la spé­cial­i­sa­tion prônée par le CAEM. Pen­dant les trois plans qui se sont suc­cédé entre 1951 et 1966, le taux d’in­vestisse­ment indus­triel avait, en effet, bat­tu tous les records. C’est sur ces bases que le pays s’ou­vre au com­merce avec le monde non com­mu­niste et entame son décol­lage économique autonome qui, après quelques résul­tats médiocres, abouti­ra aux déboires actuels. Con­traire­ment aux poten­tial­ités, surtout énergé­tiques, qui révéleront assez vite leurs lim­ites, le volon­tarisme com­mu­niste, fière­ment revendiqué par la direc­tion du pays, se révélera, lui, sans lim­ites. Quant aux lim­ites de l’au­tonomie d’un développe­ment économique nation­al, elles ne man­queront pas d’ac­célér­er la faillite.

La responsabilité occidentale

La farouche et, vue de l’ex­térieur, quelque peu exubérante volon­té d’indépen­dance du bouil­lant prési­dent d’un pays « à con­di­tion géopoli­tique pré­caire » avait de quoi agac­er les Sovié­tiques, épa­ter cer­tains pays non alignés et réjouir le monde occi­den­tal, mais ne pou­vait (ni ne cher­chait à) mod­i­fi­er la nature du sys­tème com­mu­niste roumain. L’o­rig­i­nal­ité de ce dernier résidait avant tout dans l’ex­ac­er­ba­tion de plusieurs élé­ments de la thé­ma­tique idéologique et de la pra­tique insti­tu­tion­nelle com­mu­nistes clas­siques : qu’il s’agisse des vari­a­tions inso­lites et pathé­tiques sur le slo­gan de Lénine con­cer­nant le « droit à l’au­todéter­mi­na­tion des nations » ou du culte, aujour­d’hui anachronique, de la personnalité.

Une longue dis­tance sépare la con­damna­tion par la Roumanie de l’ingérence des Sovié­tiques en 1968 dans les affaires intérieures de la Tché­coslo­vaquie de l’indig­na­tion des offi­ciels roumains, au début de cette année, devant les ten­ta­tives d’ingérence des gou­verne­ments européens, y com­pris de cer­tains pays social­istes, dans l’ap­pli­ca­tion des droits de l’homme en Roumanie.

Les coquet­ter­ies d’un numéro un com­mu­niste se faisant offrir ou achetant à tour de bras médailles et diplômes uni­ver­si­taires dans le monde entier n’ont pas grand-chose à voir avec la destruc­tion puis la recon­struc­tion d’une cap­i­tale selon le bon vouloir de ce même numéro un. Com­parée au pro­jet de destruc­tion des vil­lages — épisode par­ti­c­ulière­ment remar­qué d’une pas­sion total­i­taire qui n’en est d’ailleurs pas à sa pre­mière man­i­fes­ta­tion his­torique — la mini-révo­lu­tion cul­turelle déclenchée par les « thès­es de Juil­let » en 1971 fait fig­ure de caprice néo-stal­in­ien. En un mot comme en mille, le com­mu­nisme roumain, orig­i­nal s’il en est, n’a pas fini d’évoluer vers le pire à force de durer.

Mais aurait-il pu dur­er autant, et dans ce domaine la durée est un fac­teur non nég­lige­able, sans un con­cours assidu sur le plan inter­na­tion­al ? Enten­dons-nous bien : un con­cours qui lui a été offert à la fois en rai­son et en dépit de son originalité.

Pen­dant plus d’une décen­nie, le monde occi­den­tal, les États-Unis en tête, a par­ticipé avec com­plai­sance, et non sans tir­er quelques béné­fices, au cer­cle vicieux pro­posé par la direc­tion roumaine : « Nous gênons les Sovié­tiques, don­nez-nous les moyens de tenir si vous voulez que nous con­tinuions ! ». Lieu priv­ilégié du troc : le spec­ta­cle diplo­ma­tique et assim­ilé, débor­dant d’à-peu-près, de sous-enten­dus et de malen­ten­dus, où cha­cun pou­vait puis­er à sa guise pour asseoir sa légitim­ité, nour­rir des espoirs secrets de grandeur ou, plus prosaïque­ment, ten­ter de mod­i­fi­er en sa faveur le rap­port de forces. On a beau faire de Ceaus­es­cu le maître de ce jeu dérisoire et grotesque, si l’on pense à la dérive qui s’est ensuivie…

… et la reine d’Angleterre ?

Un tel jeu se joue à plusieurs et obéit à des mobiles poli­tiques et non ludiques. Si Ceaus­es­cu a été l’in­ter­locu­teur écouté (avec sym­pa­thie, puis embar­ras) de tous les occu­pants de la Mai­son Blanche depuis Nixon, c’est bel et bien parce que ceux-ci ont joué avec plus ou moins de bon­heur et d’ha­bileté la carte d’une Roumanie dis­si­dente au sein de la sphère d’in­flu­ence sovié­tique. L’ini­ti­a­teur de cette stratégie dans les rap­ports Est-Ouest, Kissinger, s’est trompé, dit-on de plus en plus aujour­d’hui [[Nixon, lui, n’a pas beau­coup changé. Voici le pas­sage sur Ceaus­es­cu dans son dernier livre (1989, la Vic­toire sans la guerre, Ergo press, 1989, p.184) : « Moscou n’a pas de troupes en Roumanie, et la Roumanie n’au­toris­era pas Moscou à en installer en temps de paix. Cela a per­mis au prési­dent roumain Nico­las Ceaus­es­cu de s’é­carter des posi­tions sovié­tiques sur des ques­tions inter­na­tionales. Certes, sa poli­tique intérieure est dure et répres­sive, cepen­dant il a offert à son pays une réelle marge de manœu­vre inter­na­tionale. »]]. Mais, à la fin des années soix­ante et au début des années soix­ante-dix, les Nord-Améri­cains avaient-ils le choix des moyens de pres­sion sur les Soviétiques ?

Faut-il attribuer à Ceaus­es­cu l’en­tière respon­s­abil­ité de ce jeu, pour la sim­ple rai­son qu’il en a tiré, à son échelle, des avan­tages poli­tiques et, acces­soire­ment, économiques évi­dents ? À qui la « faute » ? À Ceaus­es­cu d’être mon­té dans le car­rosse roy­al ou à la reine d’An­gleterre de l’y avoir invité ? À Ceaus­es­cu d’avoir demandé (à moins que cela ne lui fût sug­géré par la par­tie française) la Légion d’hon­neur, ou à de Gaulle qui lui a accordé la déco­ra­tion en juin 1968 ? Sans doute Ceaus­es­cu a‑t-il su tir­er prof­it du moin­dre détail pro­to­co­laire, mais ses parte­naires étaient-ils pour autant des enfants de chœur ? N’en déplaise à la philoso­phie poli­tique du général — fondée sur l’idée de nation indépen­dante — que les con­fus­es pro­fes­sions de foi nationales-com­mu­nistes d’un Ceaus­es­cu étaient cen­sées con­forter, on ne peut s’empêcher de penser que le futur empereur Bokas­sa était son inter­locu­teur à Ban­gui en ce temps [[Sur la place priv­ilégiée de la Roumanie de Ceaus­es­cu dans la vision gaulli­enne, dans une per­spec­tive favor­able au général, voir Cather­ine Durandin, notam­ment dans l’ou­vrage cité plus haut. Même lorsque l’on ne partage pas son analyse de la péri­ode con­tem­po­raine, on ne peut s’empêcher de trou­ver pas­sion­nantes ses con­tri­bu­tions sur l’his­toire des généra­tions et idées poli­tiques roumaines depuis 1848.]].

Tous ces petits détails hauts en couleur aux­quels il faut ajouter des gestes poli­tiques d’une plus grande enver­gure ont fourni à Ceaus­es­cu et à son régime un pres­tige relatif mais non nég­lige­able, notam­ment en rai­son de ses retombées sur le plan intérieur. Leur con­trepar­tie économique était peut-être encore plus vitale à la péren­nité du nation­al-com­mu­nisme roumain. Dès les années soix­ante, la Roumanie, qui refu­sait l’in­té­gra­tion au sein du CAEM, s’est tournée vers les four­nisseurs occi­den­taux. Auto­proclamé « pays social­iste en voie de développe­ment » en 1972, la Roumanie obte­nait des pays occi­den­taux des avan­tages con­sid­érables et des préférences tar­i­faires : « ceux-ci furent d’au­tant plus com­plaisam­ment accordés que cer­tains pays occi­den­taux y virent là un moyen d’en­cour­ager la dis­si­dence offi­cielle de la Roumanie à l’é­gard de l’URSS », note Édith Lhomel qui « cou­vre » avec beau­coup de pré­ci­sion depuis des années la Roumanie pour la Doc­u­men­ta­tion française [[ Le Cour­ri­er des Pays de l’Est, n°309–311, La Doc­u­men­ta­tion française, 1986, p.120.]]]. Mem­bre du GATT depuis 1971, de la Banque mon­di­ale et du FMI depuis 1972, la Roumanie béné­fi­cie depuis 1974 du sys­tème des préférences général­isées auprès du Marché com­mun et, depuis 1975, de la clause de « la nation la plus favorisée » pour ses expor­ta­tions aux USA. Pen­dant ces années, les fan­taisies maoïsantes de Ceaus­es­cu fai­saient des rav­ages dans le domaine cul­turel, le culte de la per­son­nal­ité pre­nait des tour­nures de plus en plus exo­tiques et le traite­ment psy­chi­a­trique des opposants poli­tiques fai­sait son apparition.

Les années chaudes de 1977–1978, où le dis­si­dent Paul Goma fai­sait remar­quer au monde entier que la Roumanie n’avait rien à crain­dre de l’ex­térieur puisque c’é­tait un pays occupé par sa pro­pre armée et où il a fal­lu atten­dre plusieurs semaines pour appren­dre qu’une grève de 30.000 mineurs venait d’avoir lieu, n’ont guère impres­sion­né les créanciers ouest-alle­mands, français, ital­iens ou nord-améri­cains. En effet, la dette extérieure pas­sait de 2,9 mil­liards de dol­lars en 1975 à 9,5 mil­liards en 1980. En novem­bre 1981, la Roumanie n’est pas moins déclarée « en défaut de paiement » à cause des mau­vais résul­tats de son économie. La suite est exem­plaire : la dette roumaine passe de 10,1 mil­liards en 1981 à 3,4 mil­liards en 1988, et le 14 avril 1989 Ceaus­es­cu annonce que le rem­bourse­ment a pris fin. Une telle per­for­mance, unique au monde (dont George Bush se félic­i­tait publique­ment lors de sa dernière vis­ite, comme vice-prési­dent de Rea­gan, à Bucarest), ne serait-elle pas pour quelque chose dans le désas­tre humain et économique actuel ? Aujour­d’hui, la Roumanie importe trois fois moins qu’en 1981, alors que tous les autres pays de l’Est ont aug­men­té ou main­tenu leur chiffre d’importation.

C’est Ceaus­es­cu qui s’est entêté à pay­er la dette afin d’empêcher le FMI de se mêler de sa ges­tion, nous dit-on aujour­d’hui. Cela n’est vrai qu’en par­tie et l’in­ter­ro­ga­tion qui devrait l’ac­com­pa­g­n­er demeure tou­jours sans réponse : pourquoi lui a‑t-on accordé autant de crédits ? Cette ques­tion de la dette extérieure et de son rem­bourse­ment est dev­enue quelque peu taboue en Occi­dent et au sein de l’op­po­si­tion roumaine notam­ment depuis que Ceaus­es­cu, pour­tant mal placé pour en par­ler, a com­mencé à point­er le doigt sur la respon­s­abil­ité occi­den­tale. Or, c’est une ques­tion essen­tielle si l’on pense à l’après-Ceaus­es­cu (pour l’in­stant hypothé­tique) et à la recon­struc­tion du pays qui passera vraisem­blable­ment par un endet­te­ment supérieur à ce qui vient d’être remboursé…

La Roumanie a fini par per­dre la clause de la nation la plus favorisée ; en avril 1987, la Cham­bre des représen­tants décide de la lui retir­er pen­dant six mois, puis en févri­er 1988 Ceaus­es­cu lui-même finit par y renon­cer. Il a donc fal­lu atten­dre 1987 pour que des con­sid­éra­tions liées au non-respect (fla­grant et dénon­cé par Amnesty Inter­na­tion­al et la Ligue des droits de l’homme depuis plus de dix ans) des droits de l’homme inter­vi­en­nent dans une déci­sion nord-améri­caine impor­tante con­cer­nant la Roumanie. Ce tour­nant dans l’at­ti­tude nord-améri­caine (que cer­tains attendaient en vain depuis 1976, lors des renou­velle­ments annuels de la clause) met­tait par ailleurs en lumière une tout autre réal­ité : le rap­proche­ment pro­gres­sif entre la Roumanie et l’URSS dont les échanges avaient aug­men­té sen­si­ble­ment ces dernières années. La viande roumaine, si sou­vent absente du marché local, ne pre­nait plus le chemin de l’I­tal­ie ou de la RFA (où elle appro­vi­sion­nait notam­ment les bases mil­i­taires améri­caines) mais de l’URSS qui four­nis­sait en échange du pét­role brut aux gigan­tesques instal­la­tions roumaines de raffinage.

C’est égale­ment en 1987 que parais­saient aux USA les « mémoires » de Pacepa, le chef des ser­vices secrets roumains qui avait choisi la lib­erté (on n’est jamais à un para­doxe près) en 1977 [[Ion Mihai Pacepa, Hori­zons rouges, Press­es de la Cité,1988.]]. Les détails de la vie intime du cou­ple dirigeant et des mœurs de la Cour ont ravi les lecteurs et servi­ront peut-être à une étude ethno­graphique du pou­voir roumain en cette péri­ode. Pour ce qui est du reste, c’est-à-dire de l’essen­tiel, l’idée forte du livre se résume à la thèse suiv­ante : Ceaus­es­cu, spé­cial­iste de la dés­in­for­ma­tion, a trompé tout le monde. Cette révéla­tion tar­dive ne s’in­scrit-elle pas à son tour dans une autre opéra­tion de dés­in­for­ma­tion, visant à jus­ti­fi­er rétro­spec­tive­ment le sou­tien apporté par l’ad­min­is­tra­tion nord-améri­caine à la direc­tion roumaine ? On peut s’en douter.

Ceausescu, l’homme des Russes ?

Les Roumains voulaient-ils vrai­ment gên­er les Sovié­tiques ou fai­saient-ils seule­ment sem­blant de vouloir les gên­er ? Les gênaient-ils vrai­ment ? Les coups d’é­clat diplo­ma­tiques roumains ne se situ­aient-ils pas en fin de compte à l’a­vant-garde de la diplo­matie sovié­tique ? Autrement dit, les Sovié­tiques ne fai­saient-ils pas faire aux Roumains ce qu’ils ne pou­vaient pas faire eux-mêmes pour des raisons tac­tiques ? Ceaus­es­cu a‑t-il tou­jours été, en fin de compte, l’homme des Russ­es ? Le désen­gage­ment nord-améri­cain et le rap­proche­ment de l’URSS ont favorisé ces dernières années des répons­es de plus en plus tranchées à ces inter­ro­ga­tions. Il con­vient de nuancer. Si l’on reprend les polémiques publiques dans la presse et les con­férences interé­ta­tiques et de par­ti du bloc sovié­tique en ce temps, on ne peut pas con­clure à une sim­ple manœu­vre de diver­sion de la part des Roumains. Ce serait tout aus­si ridicule que de con­sid­ér­er que la poli­tique roumaine aurait pro­fondé­ment inquiété l’URSS. Si les dirigeants sovié­tiques n’ont jamais ten­té de rem­plac­er par la force ou par la ruse Ceaus­es­cu et ses hommes, c’est parce que le sys­tème en place n’a jamais été remis en ques­tion. Bien au con­traire, les Sovié­tiques ont pu s’en ren­dre compte à plusieurs repris­es par la suite. La fron­tière entre le laiss­er-faire et le faire-faire est for­cé­ment floue. Tou­jours est-il que peu de temps après s’être ren­du, en août 1968, pour la pre­mière fois dans un pays com­mu­niste (la Roumanie de Ceaus­es­cu), Richard Nixon vis­i­tait l’U­nion sovié­tique, et que quelques années après avoir noué des rap­ports diplo­ma­tiques avec la RFA en jan­vi­er 1967 (une pre­mière qui a fait couler beau­coup d’en­cre à l’époque) les Roumains étaient imités par tous les autres pays de l’Est. La déci­sion des Roumains de ne pas rompre avec l’É­tat d’Is­raël por­tait un coup sym­bol­ique à la cohé­sion du bloc sovié­tique en matière de poli­tique inter­na­tionale, mais les Sovié­tiques devaient par la suite voir d’un bon œil le main­tien d’un pont avec Israël, et bien enten­du s’en servir. De son côté, la Roumanie saura à son tour se faire pay­er pour ses audaces et ses escar­mouch­es à con­séquences mul­ti­ples et par­fois con­tra­dic­toires. C’est l’autre côté du jeu, moins vis­i­ble, évo­qué plus haut. Dire que Ceaus­es­cu a tou­jours été en réal­ité l’homme des Sovié­tiques est sans doute erroné. Pas de la même façon, mais au même titre que les bour­geoisies nationales, les bureau­craties com­mu­nistes peu­vent devenir à tout instant patri­otes et ne s’en privent pas. Par intérêt, avec ou sans pas­sion. Longtemps Ceaus­es­cu a incar­né ce genre de patri­o­tisme même si l’ac­cu­mu­la­tion du pou­voir per­son­nel, des échecs et des impairs a fini par l’isol­er de ceux qu’il représente et par entraîn­er des réac­tions cri­tiques au sein de la direc­tion du par­ti [[Il a fal­lu atten­dre longtemps pour que l’on passe, au sein de la direc­tion com­mu­niste roumaine, de la cri­tique indi­vidu­elle isolée (I.G. Mau­r­er, C. Pîrvules­cu, K. Kiraly, V. Trofin, etc.) à une prise de posi­tion cri­tique col­lec­tive. La pre­mière man­i­fes­ta­tion en ce sens est la Let­tre ouverte ren­due publique début mars 1989 dénonçant notam­ment le non-respect de la Con­sti­tu­tion par Ceaus­es­cu. Cette let­tre, signée par d’an­ciens pontes du par­ti éloignés du pou­voir cen­tral à des péri­odes dif­férentes (G. Apos­tol, C. Manes­cu, A. Bîr­ladeanu, S. Bru­can, etc.), aura vraisem­blable­ment des retombées poli­tiques importantes.
L’ir­ré­sistible mon­tée du pou­voir per­son­nel et famil­ial du duo Ceaus­es­cu-Petres­cu (c’est le nom de son épouse) a lésé, certes, les autres mem­bres de la direc­tion roumaine. Écartés des déci­sions cen­trales, ceux-ci n’ont pas per­du pour autant leurs priv­ilèges de hauts bureau­crates. La con­di­tion, que la plu­part ont respec­tée jusqu’à nos jours, était de se taire publique­ment. À quelques rares excep­tions près, tel l’as­sas­si­nat en 1954 de L Petrascanu en prison, la direc­tion com­mu­niste roumaine a fait preuve depuis son arrivée au pou­voir d’un éton­nant instinct de con­ser­va­tion col­lec­tive. Rap­pelons en ce sens que, par exem­ple, les vic­times des purges de 1952 (A. Pauk­er, V. Luca et T. Georges­cu), après avoir été traitées de tous les noms, ont eu droit non pas à la prison, mais à une survie tout à fait décente.]]. S’il s’est rap­proché des Sovié­tiques, ce n’est évidem­ment pas par plaisir mais parce que le patri­o­tisme con­naît lui aus­si des lim­ites dans le monde mod­erne. Ces lim­ites, qui ont de quoi décevoir les par­ti­sans sincères de la sou­veraineté nationale, causent un vif déplaisir aux chefs des petits et moyens États qui doivent céder une par­tie de leur pou­voir aux grands États. La plu­part s’y résig­nent, non sans regret. Ceaus­es­cu a fini, lui aus­si, par se pli­er à la règle. Un peu tard et après en avoir fait trop, d’où la pré­car­ité évi­dente de son avenir politique.

La responsabilité soviétique

Le retour au bercail de Ceaus­es­cu, par le biais économique, a dû pro­cur­er une sat­is­fac­tion cer­taine aux pontes des appareils de par­ti et d’É­tat est-européens et sovié­tiques qui avaient jadis été agacés par l’an­ti­satel­lisme roumain. Ce retour peu glo­rieux n’est pas sans pos­er quelques prob­lèmes. Le con­flit ouvert de la Roumanie avec un pays frère, la Hon­grie, et surtout la dérive à tous points de vue de la Roumanie embar­rassent les Sovié­tiques. Pour l’in­stant, Gor­batchev a adop­té une atti­tude mod­érée. S’il a fait des allu­sions cri­tiques assez trans­par­entes lors de sa vis­ite en Roumanie (en mai 1987), il n’en a pas moins réservé un bon accueil à son homo­logue roumain et à sa femme peu de temps après. Par ailleurs, les rap­ports économiques entre les deux pays se por­tent de mieux en mieux ces dernières années.

Plusieurs raisons expliquent la mod­éra­tion des Sovié­tiques à l’é­gard du régime roumain. D’une part, même pour la « bonne caus­es », l’ingérence directe risque d’être mal vue sur le plan inter­na­tion­al. Les Sovié­tiques ont préféré d’ailleurs s’ab­stenir lors d’un vote à l’ONU — et ain­si favoris­er indi­recte­ment l’adop­tion d’une réso­lu­tion de la com­mis­sion des droits de l’homme des Nations unies faisant état de la sit­u­a­tion roumaine, début mars 1989. Ils ne doivent d’ailleurs pas voir d’un mau­vais œil le ral­liement hon­grois au tout récent activisme diplo­ma­tique occi­den­tal sur la ques­tion roumaine. D’autre part, engagée sur la voie de l’ef­fi­cac­ité, l’URSS de Gor­batchev n’est pas prêt d’as­sur­er la remise sur pied de l’é­conomie d’un pays de 23 mil­lions d’habitants.

Enfin, en lais­sant faire à ses portes un total­i­tarisme archaïque, désuet et cat­a­strophique, l’URSS prend un risque relatif. Le régime de Ceaus­es­cu peut, en effet, servir de con­tre-exem­ple et d’épou­van­tail dis­suasif : « Voilà com­ment finit un régime com­mu­niste qui s’est lancé dans l’an­ti­so­viétisme et l’aven­ture occi­den­tale ! » ou encore : « Voilà à quoi ressem­ble un régime com­mu­niste qui refuse d’ap­pli­quer la glas­nost et la perestroïka ! ».

En guise de conclusion

La « pas­sa­tion des pou­voirs » pour ce qui est de la respon­s­abil­ité inter­na­tionale dans la ges­tion et la pour­suite de l’actuelle crise roumaine a égale­ment une autre con­séquence dont l’ex­a­m­en me per­me­t­tra de conclure.

Depuis l’an­née dernière, on assiste à une mobil­i­sa­tion sans précé­dent en faveur des vic­times de la dérive du régime de Ceaus­es­cu. À force de s’in­ten­si­fi­er et de se diver­si­fi­er, cette sol­i­dar­ité fini­ra par porter ses fruits. Il existe cepen­dant un domaine dans lequel elle est impuis­sante : les pres­sions économiques. Depuis quelques années, les Sovié­tiques sont les seuls à détenir ces moyens, pré­cieux, de pres­sion. Sans doute s’en ser­vent-ils déjà, mais à quelles fins ? Le Krem­lin est con­scient que la dis­pari­tion (poli­tique) bru­tale de Ceaus­es­cu et de sa clique enclenchera inévitable­ment une dynamique dif­fi­cile à con­trôler. À moins d’imag­in­er, ce qui est haute­ment improb­a­ble, l’émer­gence, dans la foulée de la glas­nost, d’une opin­ion publique en URSS qui fasse pres­sion sur les autorités sovié­tiques, on peut con­sid­ér­er que ces dernières fer­ont tout ce qui est en leur pou­voir pour « civilis­er », sans trop de dégâts, le régime de Bucarest. Faut-il rap­pel­er que ceux qui le subis­sent n’en­ten­dent pas les choses de la même façon ?

Cette obser­va­tion nous per­met de faire une remar­que d’or­dre plus général, bien qu’il soit hâtif de généralis­er sur ce point. On peut con­stater dans le cas roumain une cor­réla­tion de fait entre l’at­ti­tude des pou­voirs économique et poli­tique occi­den­taux et celle de l’opin­ion publique occi­den­tale. Cette dernière avait à peu près les mêmes raisons de se mobilis­er (et davan­tage de moyens) il y a quelques années qu’au­jour­d’hui. Elle ne l’a pas fait… alors que les ten­ta­tives en ce sens et les con­jonc­tures médi­a­tiques a pri­ori favor­ables (rap­pelons-nous, par exem­ple, le vis­age tumé­fié du jour­nal­iste Bernard Poulet à son retour de Roumanie en févri­er 1982) n’ont pas man­qué. Pourquoi ? En par­tie, pour des raisons rel­e­vant de l’« économie » de mobil­i­sa­tion de l’opin­ion publique, forte­ment investie depuis 1980 dans le sou­tien à Solidarnosc.

Mais, à cette expli­ca­tion, on peut ajouter que la respon­s­abil­ité des pou­voirs économiques et poli­tiques occi­den­taux n’a pas été claire­ment établie et énon­cée avec la promp­ti­tude néces­saire. Pour être effi­cace, la sol­i­dar­ité inter­na­tionale doit se man­i­fester non seule­ment indépen­dam­ment des pou­voirs en place, mais aus­si, chaque fois qu’il le faut, con­tre ces pou­voirs, quels qu’ils soient.

[/Nicolas Tri­fon./]


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