La Presse Anarchiste

Se souvenir

[[ Sui xiang lu [au fil de la plume], Librairie San­lian, Pékin, 1987, L 2, pp. 780–787.]]

Récem­ment, et à plusieurs repris­es, j’ai rêvé que j’é­tais revenu au temps où l’on chan­tait haut et fort des « opéras mod­èles ». En me réveil­lant, je me suis sen­ti chaque fois mal à l’aise. Vingt ans après, com­ment pou­vais-je me mon­tr­er aus­si faible ? Dans le dernier « Au fil de la plume » [[« Les Éta­bles », cf. supra.]], j’évo­quais comme une éven­tu­al­ité le fait qu’on ren­tre de nou­veau dans les « éta­bles » pour y couper sa queue. Serait-ce que je croie vrai­ment que les intel­lectuels sont pourvus d’une queue qu’on appelle le « savoir » et qu’il leur faut la couper ? Veuillez ne pas vous moquer de ma sot­tise. Il fut un temps, un temps assez long, où j’au­rais cer­taine­ment cru cela et où je me serais même résolu à laiss­er couper la mienne. Ain­si, il y a vingt ans, quand on m’a enfer­mé dans une « étable », je m’é­tais résigné à rester un « bœuf » toute ma vie, je me tenais pour un être inférieur, et j’en­vi­ais ter­ri­ble­ment le sort de ceux qui se con­sid­éraient comme supérieurs à moi. A l’époque, seuls ces derniers avaient qual­ité pour chanter les « opéras mod­èles » ou pour les fre­donner. Dès lors, qu’on ne s’é­tonne pas d’ap­pren­dre qu’en­ten­dant récem­ment des gens chanter des « opéras mod­èles », et quand bien même ils n’aient pas été cos­tumés et maquil­lés, je me sois sou­venu que nous avions déjà vécu une péri­ode où l’on dis­tribuait arbi­traire­ment les gens par caté­gories, une époque où le « savoir » con­sti­tu­ait une queue crim­inelle. Dix années ter­ri­bles, dif­fi­ciles à sup­port­er, et qui, sem­blables à des ombres de démons gigan­tesques, sur­gis­saient à nou­veau sous mes yeux. J’ai com­pris alors qu’en dis­ant la dernière fois que « les éta­bles avaient été démolies depuis longtemps », je n’avais pronon­cé qu’une parole vide de sens. Pen­dant ces dix années, je suis entré dans des « éta­bles » de toutes sortes, et il suff­i­sait que quelqu’un me débusque comme « bœuf » pour que la pre­mière pièce venue fasse office d’« étable ». Pas plus qu’on n’avait eu à les « con­stru­ire », on n’a eu à les « démolir ». Jusqu’à présent, j’ai souf­fert d’une peur chronique, et cela ne saurait expli­quer que mon manque de force, ou plutôt ma faib­lesse. Mais durant ces dix années, en fin de compte, com­bi­en ai-je ren­con­tré d’hommes forts ? Au terme d’une suite inces­sante de mou­ve­ments grands ou petits, même celles de mes nom­breuses vieilles con­nais­sances qui pos­sé­daient un tant soit peu de vigueur l’ont per­due. Qu’on « trace un cer­cle par terre en guise de prison » et per­son­ne n’o­sait en sor­tir. On se serait encore cru à l’époque de l’empereur Wen de la dynas­tie des Zhou [[L’his­toire con­cer­nant l’ex­pres­sion : « trac­er un cer­cle par terre en guise de prison et planter un piquet en guise de geoli­er » et le bucheron Wu Ji fig­ure dans le chapitre 23 du Feng Shen Yanyi (note de Ba Jin). [Le Feng Shen Yanyi (le roman de la canon­i­sa­tion des dieux) est un roman anonyme de l’époque Ming.] ]]. Nous craignions, moi y com­pris, les « ordres » des fac­tions rebelles, ces « ordres » qui rel­e­vait en fait du procédé féo­dal (tout ce qu’a propagé la « Bande des qua­tre » ont été des pro­duits locaux féo­daux). Aujour­d’hui, vingt ans plus tard, nos yeux doivent se dessiller, ils doivent véri­ta­ble­ment « dis­cern­er » [[Détourne­ment d’un slo­gan célèbre en vogue durant la « Révo­lu­tion cul­turelle » : « Aus­si rusés soient les enne­mis de classe, les yeux du peu­ple sauront les dis­cern­er. »]]. Même si les nom­breux « vach­ers » du passé vaque­nt à leurs occu­pa­tions ici ou là comme s’ils étaient à l’af­fût, il suf­fit que nous refu­sions de retourn­er dans les « éta­bles » pour qu’au­cune « parole de jade sor­tie d’une bouche d’or » [[Métaphore désig­nant le pro­pos d’un dieu ou de l’empereur. Se dit du dis­cours que tien­nent les autorités.]], pour qu’au­cun procédé mag­ique, ne trans­forme un homme en ani­mal. Et s’ils ne dis­posent d’au­cun bœuf, aus­si nom­breux soient-ils, les « vach­ers » se révéleront impuissants !

Le prob­lème réside en ceci : prenons-nous nous-mêmes au sérieux, respec­tons-nous. Si l’on agit de cette façon, nous n’au­rons rien à crain­dre. Mon ami déter­miné « à ne plus entr­er dans une étable » a prob­a­ble­ment entière­ment rai­son et je ne l’en estime que davantage.

Quand il est revenu me voir à l’hôpi­tal, nous avons pour­suivi notre conversation.

Prenant un siège, il m’a demandé :

— Craindrais-tu, aujour­d’hui, qu’on te débusque pour te couper la queue ? Et sans atten­dre ma réponse, il a enchaîné :

— Les queues exis­tent-elles, oui ou non ? Regarde, il est évi­dent qu’on joue sur les mots. Or, tout le monde a été manip­ulé ain­si au cours de ces années-là. Quel gâchis ! Il y a peu, je viens encore de lire dans une revue lit­téraire un roman, Cinq filles et une corde. Cinq demoi­selles char­mantes se tuent en se pen­dant à une corde, croy­ant qu’elles ver­ront le par­adis. En imag­i­nant ces jeunes filles pures, une grande tristesse m’a gag­né. Elles aus­si sont des vic­times de la « Révo­lu­tion cul­turelle ». Des gens de toutes sortes et de toutes con­di­tions sont devenus des vic­times de ce « jeu de mot ». En prenant pour point de départ l’op­po­si­tion au savoir, cette « Grande Révo­lu­tion » a prou­vé une chose : anéan­tir le savoir ne revient à rien d’autre qu’à deman­der à tout le monde de s’en remet­tre à une corde du soin de les men­er au par­adis. Le peut-on ?

N’at­ten­dant pas qu’il finisse, je suis inter­venu en lui demandant :

— Les fils de famille noble sont-ils eux aus­si des vic­times de la « Révo­lu­tion cul­turelle » ? C’est ce que tu soute­nais la dernière fois.

Il a répon­du sans ambages :

— Aujour­d’hui, je vois encore les choses de cette façon. Tu dois te sou­venir de ces années où nous nous trou­vions à l’É­cole du 7 mai [[Les « Écoles du 7 mai pour cadres » (ain­si nom­mées par référence à une let­tre adressée par Mao à Lin Biao le 7 mai 1966) furent des inter­nats de réé­d­u­ca­tion au grand air où l’on envoya les intel­lectuels chi­nois appren­dre à planter des mel­ons. On éval­ue à 20 mil­lions le nom­bre de ceux qui les fréquen­tèrent entre 1966 et 1978.]] de Fengx­i­an [[Ba jin a été envoyé à Fengx­i­an en févri­er 1970. Il en est revenu défini­tive­ment deux ans et demi plus tard, après la mort de sa femme, en août 1972. (cf. Li Hui, Chen Sihe, Li Cun­juang, « Ba Jin sheng­ping ji wenx­ue huodong shilüe » [épit­o­mé de la vie et des activ­ités lit­téraires de Ba Jin], in Li Cun­guang, Ba Jin yan­jiu zil­iao [matéri­aux de recherche sur Ba Jin], vol. 1, Haix­ia wenyi chuban­she, Fuzhou, 1985.)]]. Le vieux Wang, qu’on avait mis à l’é­cart avec nous, avait sol­lic­ité à plusieurs repris­es un con­gé pour ren­tr­er chez lui et s’oc­cu­per des affaires de son fils. Comme lui et son épouse étu­di­aient et tra­vail­laient à l’é­cole des cadres, ils ont dû se résoudre à laiss­er leur jeune enfant âgé de neuf ans à la mai­son. Les voisins étant égale­ment inca­pables de s’en charg­er, l’en­fant a com­mencé à tomber entre les mains de petits voy­ous, et, subis­sant leur influ­ence, il a com­mis de mau­vais­es actions. Pour finir, les vieux Wang se sont vus dans l’oblig­a­tion d’en­voy­er leur fils dans la famille de la tante mater­nelle, à Ning Bo, en la pri­ant de s’en occu­per à leur place. A coup sûr, les his­toires de ce genre n’ont pas man­qué à l’époque. On ne lais­sait pas les par­ents s’oc­cu­per de leur progéni­ture, et on ne trou­vait pas de pro­fesseurs pour s’oc­cu­per d’elle. Com­ment auraient-ils pu échap­per aux voy­ous ? Les gens qui ne dis­po­saient d’au­cun autre moyen ont dû se résign­er à aban­don­ner fils et filles aux mains des voy­ous. Du temps que leurs par­ents « mar­chaient sur la voie du cap­i­tal­isme » ou étaient des « rené­gats », qu’on iso­lait pour enquêter sur eux ou qu’on cri­ti­quait et qu’on lut­tait, ces fils de famille noble étaient déjà tombés entre les mains de voy­ous et rece­vaient leur « édu­ca­tion ». Ceux-ci, usant de procédés divers, ont for­mé les fils de famille noble con­tem­po­rains. Dans les films de fic­tion ou dans les feuil­letons qu’on passe à la télévi­sion aujour­d’hui, tu peux aus­si voir des scènes ana­logues. Te sou­viens-tu qu’à l’époque ils inci­taient les jeunes écol­iers à con­fis­quer les biens, à frap­per les gens, à occu­per de force les maisons pour y établir leur quarti­er général ? Et le rez-de-chaussée de ta mai­son, n’a-t-il pas été aus­si occupé ? En 66, la rumeur a cir­culé un moment selon laque­lle on ne lais­serait pas les lycéens faire partout table rase des qua­tre vieil­leries [[A savoir : les vieilles idées, la vieille cul­ture, les vieilles cou­tumes et les vieilles habi­tudes.]], et Zhang Chun­qiu [[Ancien jour­nal­iste et idéo­logue fou, cerveau de Jiang Qing (Mme Mao), un des mem­bres, avec cette dernière, Yao Wenyuan et Wang Hong­wen, de la célèbre « Bande des qua­tre ».]] a pub­lié sur le champ une déc­la­ra­tion pour que les écol­iers con­tin­u­ent de descen­dre dans la rue. Ce soir-là, beau­coup de gens ont subi un mal­heur. T’en souviens-tu ?

— Com­ment pour­rais-je ne pas m’en sou­venir, ai-je répliqué. Ce soir-là, quelques lycéens ont franchi le mur. Celui qui se tenait à leur tête n’avait pas plus de qua­torze ou quinze ans. C’é­tait un enfant de cadres, venu de Pékin. Avec la boucle en cuiv­re de son cein­tur­on, il a frap­pé Xiao Shan [[Il s’ag­it de l’épouse de Ba Jin, aujour­d’hui dis­parue.]] et l’a blessé à l’œil. Ils ont fait du tapage durant quelques heures, et pour finir, ils nous ont séquestrés dans les toi­lettes, Xiao Shan, moi, ain­si que mes deux sœurs cadettes et ma fille âgée de vingt et un ans. Ils ont emporté ce qu’ils voulaient. La porte des toi­lettes avait beau ne pas être fer­mée à clef, plus d’une demi-heure après qu’il soient par­tis, nous n’avions pas encore osé l’ou­vrir pour sor­tir. Le lende­main matin, de bonne heure, Xiao Shan a fait un rap­port à son unité de tra­vail, mais en pure perte. Les écol­iers ont con­tin­ué de se com­porter de la sorte, fouil­lant à leur guise et s’emparant de ce qu’ils voulaient. Pour­tant, aucun d’eux n’a jamais touché ni au plac­ard à vête­ments ni à la bib­lio­thèque sur lesquels l’u­nité de tra­vail avait posé des scel­lés. Au bout d’un peu plus d’un an, env­i­ron, l’u­nité de tra­vail nous a demandé, à toute la famille, de démé­nag­er au rez-de-chaussée, et sur les portes des pièces situées à l’é­tage des scel­lés ont été posés. Ensuite, des étu­di­ants ont « tenu gar­ni­son » dans notre unité de tra­vail. Dès leur arrivée, nous, les « bœufs », nous avons été con­vo­qués pour un inter­roga­toire. On fai­sait met­tre des gens à genoux dans le hall. Cer­tains étaient frap­pés à qui on cas­sait des dents. Cette unité de tra­vail était alors la sec­tion de l’As­so­ci­a­tion des écrivains, et les écrivains présents étaient con­sid­érés comme des « bœufs » et se voy­aient soumis à toutes sortes d’épreuves. Nous avons atteint vrai­ment le comble de l’ironie ! L’événe­ment suiv­ant s’est pro­duit prob­a­ble­ment au cours de la dernière décade du mois de jan­vi­er 68. Ce jour-là, alors que l’in­ter­roga­toire touchait à sa fin, le chef de la fac­tion des rebelles nous a fait venir sur la pelouse pour nous rép­ri­man­der. Après avoir essuyé ses offens­es, nous avons encore été injuriés et per­son­ne n’a osé bronch­er. J’ai quit­té l’u­nité de tra­vail en com­pag­nie d’un ami qui partageait la même « étable » que moi, et nous avons fait route ensem­ble pour ren­tr­er chez nous. Je lui ai dit ceci : « Prend soin de toi ». Il m’a répon­du avec douleur : « Dis moi com­ment faire ! » Ce jour-là, malade, il était resté chez lui. Pen­dant la réu­nion, on est allé le chercher exprès. Il ne savait pas alors quel était l’ob­jet de la réu­nion. A ce moment-là, je n’é­tais déjà plus sem­blable à Wu Ji, le bucheron de l’empereur Wen de la dynas­tie des Zhou. Pour­tant, si je ne croy­ais pas com­plète­ment à l’« injonc­tion » con­tenue dans la for­mule « trac­er un cer­cle par terre en guise de prison », je la red­outais et j’é­tais obligé de m’y con­former. Je com­pre­nais aus­si que, totale­ment désar­mé, mieux valait, à ce moment-là, me soumet­tre aux qua­tre volon­tés des autres. Mon cerveau était empli de pen­sées con­fus­es. Je me suis sou­venu de l’u­nique pou­voir mag­ique dont je dis­po­sais : la purifi­ca­tion de l’âme par l’ac­cep­ta­tion des épreuves. Mais endur­er les épreuves avec obsti­na­tion, cela con­dui­sait-il vrai­ment à une purifi­ca­tion de l’âme ? Par-dessus tout, nous désiri­ons vivre.

Mon ami m’a coupé la parole. Il a dit :

— Tu ne veux pas dire plutôt qu’« à force de per­sévérance, on finit par gag­n­er » ? Nous tous, nous nous sommes dit cela. Seuls ceux qui ont per­sévéré sont encore là main­tenant. Mais ces enfants, ces jeunes gens, ont franchi les obsta­cles, ont vu la société, s’y sont élevés et ont été abat­tus. Je me sou­viens d’une affaire. En 67, quand mon fils a été envoyé à la cam­pagne, dans l’An­hui, pour s’y installer, je suis allé l’ac­com­pa­g­n­er à la gare. Les voitures étaient bondées de jeunes gens et quand le train s’est ébran­lé, on entendait les san­glots de ces enfants. Pourquoi ne leur lais­sait-on pas pour­suiv­re sage­ment leurs études ? Je n’o­sais y penser. Ce soir-là, la neige tombait à gros flo­cons. J’ai quit­té la gare et comme je ne suis pas par­venu à me gliss­er dans l’au­to­bus, j’ai fait le chemin à pied et je suis ren­tré tard chez moi. Mon épouse s’in­quié­tait pour moi, elle s’in­quié­tait aus­si pour notre enfant. Con­tenant ses pleurs, elle m’a pressé de ques­tions. J’ai dit que notre enfant était très con­tent et qu’il avait enton­né des chants révo­lu­tion­naires avec ses cama­rades de classe en quit­tant Shang­hai. Elle ne m’a pas cru. Elle pen­sait à notre enfant et n’a pas fer­mé l’œil de la nuit. À l’époque, quelle famille n’a pas con­nu cela ? Pour ce qui me con­cerne, je n’ai rien à dire, mais vis-à-vis de la généra­tion de nos enfants je ne peux que me désoler.

J’ai dit :

— Esti­mons-nous heureux. Tes enfants et les miens ne sont pas tombés entre les mains de voy­ous. Nous l’avons échap­pé belle ! Sinon, qu’au­ri­ons nous fait ? Chaque fois que j’y songe, cela m’ef­fraye vraiment.

Il a dit :

— Ras­sure-toi, tes enfants comme les miens n’avaient pas l’étoffe de fils de famille noble. Si ces fils de famille noble sont des « vic­times », ils n’en ont pas moins nui à des gens. Mais s’ils por­tent une part de respon­s­abil­ité, les autres en por­tent une aus­si. En revanche, une autre chose m’in­quiète. A cette époque, à chaque fois que nous ouvri­ons la bouche, c’é­tait pour déclar­er : « suiv­ons de près » [[Suiv­ons de près la ligne du prési­dent Mao, suiv­ons de près la ligne de Lin Biao, etc.]]. Par bon­heur, les engage­ments étaient pure­ment ver­baux et rien d’autre, et des occa­sions de « suiv­re de près » ne se sont jamais présen­tées. Autrement toi et moi nous seri­ons devenus des com­plices de la « Bande des qua­tre » et nous auri­ons été exécrés pour l’é­ter­nité [[Lit­térale­ment : « laiss­er la puan­teur pen­dant dix mille ans ».]]. Quand je songe à cela, je ne peux m’empêcher d’avoir des sueurs froides. Vingt ans se sont écoulés. Main­tenant, chaque jour se tien­nent des réu­nions de com­mé­mora­tion. On célèbre la mémoire de ceci, on célèbre la mémoire de cela. Ne faudrait-il pas tenir aus­si une réu­nion pour célébr­er le vingtième anniver­saire de la « Révo­lu­tion cul­turelle » ou fêter le dix­ième anniver­saire de l’écrase­ment de la « Bande des qua­tre » ? Pour ne plus être un « boeuf », j’en­tends utilis­er mon cerveau et réfléchir, me tenir debout, avancer la poitrine et être un homme !

— Pas facile ! ai-je dit en hochant la tête. Cer­tains dis­ent : « Nous devons oubli­er le passé ». Cer­tains met­tent tout au compte la « Révo­lu­tion cul­turelle ». Cer­tains espèrent l’an­nuler d’un trait de plume, et il s’en trou­ve même pour en souhaiter une nou­velle. Cer­tains ont vu leur famille dis­lo­quée et leur foy­er détru­it à cause de la « Révo­lu­tion cul­turelle » et en gar­dent les blessures sur tout le corps. Cer­tains ont tiré avan­tage de la « Révo­lu­tion cul­turelle » et caressent encore ce vieux rêve : ils espèrent que l’oc­ca­sion se représen­tera où, déploy­ant leur pou­voir mag­ique, ils chang­eront des hommes en « bœufs ». C’est pourquoi, en enten­dant chanter des « opéras mod­èles » cer­tains applaud­is­sent à tout rompre tan­dis que d’autres trem­blent de la tête aux pieds. Ce qui nous amène à dire, puisque vingt ans après la douleur se ravive lorsqu’on y repense, qu’il con­vient de pren­dre ce prob­lème au sérieux, de se pren­dre soi-même au sérieux, et qu’il est temps de réfléchir aux con­séquences des erreurs que nous avons nous-mêmes com­mis­es. Tout le monde devrait dress­er un bilan. Le mieux serait de con­stru­ire un « musée », un « musée de la Révo­lu­tion cul­turelle ». Je me suis enfin soulagé des paroles que je dis­sim­u­lais en moi depuis dix ans.

Il a dit :

— J’ai lu l’ar­ti­cle que tu as écrit sur « l’His­toire du camp de con­cen­tra­tion d’Auschwitz ». Il a pro­duit sur moi un grand choc. J’avais l’im­pres­sion de vis­iter moi-même cette usine à mas­sacr­er, des nazis. Je pense, moi aus­si qu’on doit com­mencer à réu­nir toutes ces choses hideuses, obscures, cru­elles, épou­vanta­bles, sanglantes, à les expos­er, sans en dis­simuler aucune, et à deman­der aux gens de bien les regarder pour en graver l’im­age dans leur mémoire. On ne peut tolér­er que de tels événe­ments se repro­duisent. Pour qu’on ne nous tienne plus jamais pour des bœufs, per­suadons-nous d’abord nous-mêmes que nous ne sommes pas des bœufs, que nous sommes des être humains, que nous sommes des êtres dotés d’un cerveau capa­ble de raisonner !

— C’est juste, c’est juste. (J’ai exprimé mon accord sans atten­dre.) Ce pou­voir mag­ique a débuté sur des jeux de mots. Nous devons bien réfléchir, bien exam­in­er, cette trans­for­ma­tion, ce proces­sus, ce men­songe, cette escro­querie, cette calamité sanglante, cette tragédie pro­pre à bris­er les cœurs, cette farce où tous intriguaient con­tre tous [[Lit­térale­ment : « fouil­laient les cœurs et lut­taient avec les cornes ».]], cette lutte cru­elle et sans mer­ci… Pour tous ces jeux de mots… Pour ces dix années d’épou­vantes, nous devons fournir une expli­ca­tion à nos enfants, à nos petits enfants et aux généra­tions futures du peu­ple chinois.

C’est pourquoi il faut con­stru­ire un musée, un musée du sou­venir. J’abonde sans réserve dans le sens de ta sug­ges­tion. Il faut que cha­cun fixe dans sa mémoire les paroles proférées et les actes accom­plis par lui-même ou les autres au cours de ces dix années. Non pas pour empêch­er les gens d’ou­bli­er les amours et les haines du passé. Nous enten­dons seule­ment réaf­firmer notre volon­té de nous sou­venir de la respon­s­abil­ité que nous por­tons, de la respon­s­abil­ité que nous devons assumer à l’é­gard de ces généra­tions qui ont sup­porté la grande cat­a­stro­phe de la « Révo­lu­tion cul­turelle », qu’on en ait été une vic­time ou un mal­fai­teur, qu’on appar­ti­enne à la généra­tion antérieure ou à la généra­tion postérieure, qu’on ait ou non levé la main ou acqui­escé de la tête en faveur de la « Révo­lu­tion cul­turelle », qu’on ait été de la fac­tion des rebelles, de la fac­tion engagée sur la voie du cap­i­tal­isme ou de la fac­tion des bien­heureux [[Sous ce nom, on clas­sait, durant la « Révo­lu­tion cul­turelle », ceux qui « mènent cam­pagne pour l’ul­tra-démoc­ra­tie et refusent de pren­dre en main quoi que ce soit » (cf. le Wen­bui bao, Shang­hai, 21 juin 1967 et le Quo­ti­di­en du peu­ple, 25 juin 1967.)]], qu’on ait été un drag­on, un phénix ou bien un bœuf et un cheval, en deman­dant à cha­cun de venir ici pour se dévis­ager dans un miroir, pour con­tem­pler ce qu’il a accom­pli per­son­nelle­ment en faveur de la « Révo­lu­tion cul­turelle » ou pour s’y oppos­er. S’il en allait autrement, com­ment rem­bours­e­ri­ons-nous la dette que nous avons con­trac­tée vis-à-vis de nos enfants, de nos petit-enfants et des généra­tions futures, cette dette dont nous devons absol­u­ment nous acquitter !

Sa voix est dev­enue rauque.

J’ai ser­ré sa main avec beau­coup d’énergie.

[/Ba Jin

1er avril [1986]

(trad. du chi­nois A. Pino)/]


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