La Presse Anarchiste

Tous les pouvoirs nous craignent

— Niko­la Tengerkov tu es le fon­da­teur de la revue Iztok dont le pre­mier numéro est paru en décem­bre 1975, à Paris, en langue bul­gare. Peux-tu nous dire com­ment tu es venu aux idées libertaires ?

J’ai décou­vert les idées lib­er­taires en entrant au lycée de Tarno­vo, en 1937, où mon frère m’a tout de suite mis en con­tact avec des anar­chistes. Dans notre lycée, il n’y avait pas d’autre mou­ve­ment poli­tique que les anar­chistes, les com­mu­nistes et la droite. Cepen­dant, du fait qu’à l’époque les anar­chistes de mon vil­lage avaient tous achevé leurs études, il y avait un cer­tain vide côté anar­chiste. J’ai donc créé un petit groupe com­posé de trois per­son­nes orig­i­naires de mon vil­lage. Dix ans plus tard, il y avait trente anar­chistes de mon vil­lage dans ce lycée. À défaut de pou­voir appa­raître et agir publique­ment en revendi­quant notre appar­te­nance poli­tique — nous étions sous un régime de type fas­ciste —, à l’in­star d’autres mil­i­tants poli­tiques nous nous sommes engagés dans une asso­ci­a­tion d’ab­sti­nents (anti-alcoolique et anti-tabac) dont la prési­dence représen­tait un enjeu d’im­por­tance dans la vie poli­tique du lycée. En 1938, nous avons obtenu la prési­dence, ce qui mon­tre la force de notre mou­ve­ment. Pen­dant la guerre, je n’ai pas eu de con­tacts réguliers avec mes com­pagnons, car je fai­sais mon ser­vice mil­i­taire. La FAB ne s’é­tait pas pronon­cée en faveur de la lutte armée, lais­sant à cha­cun le choix de sa déci­sion. Il exis­tait des petits groupes anar­chistes, surtout dans le sud-ouest et dans la région de Kazn­lik, mais pas de mou­ve­ment organ­isé au niveau nation­al. Il faut dire que les anar­chistes les plus con­nus se trou­vaient tous en prison.

Après la guerre, prof­i­tant de la courte péri­ode de lib­erté, nous avons remon­té nos groupes. Par exem­ple, dans mon vil­lage, il y avait en 1946 plus de vingt per­son­nes dans le groupe de la FACB, et aus­si quar­ante jeunes. Cette année-là, mon frère a été élu prési­dent de la banque coopéra­tive et un autre anar­chiste a été élu à la tête de la mai­son de la cul­ture du vil­lage. À l’époque, vu l’im­por­tance des groupes de jeunes, nous avons ressen­ti le besoin de créer une Fédéra­tion de la jeunesse anar­chiste. La con­férence con­sti­tu­tive s’est tenue à Sofia, à la fin de l’an­née 1946. Plusieurs réu­nions ont été organ­isées au niveau région­al. J’ai été élu délégué du dis­trict de Tarno­vo. Un com­pagnon du nom de Khris­to Babekov et moi nous avons été arrêtés alors que nous allions entr­er dans le bâti­ment où devait se tenir la dernière réu­nion régionale (pour le quart nord est du pays) des­tinée à pré­par­er la con­férence nationale. Heureuse­ment, les autres délégués n’é­taient pas encore arrivés et ont pu s’échap­per. La con­férence nationale a finale­ment été annulée pour des raisons de sécu­rité. Ensuite, le sim­ple fait d’en­tretenir des con­tacts est devenu très dif­fi­cile à cause du con­trôle policier.

— Juste­ment, peut-tu nous dire quelques mots de la répres­sion qui a frap­pé les anar­chistes sous le pou­voir communiste ?

Il y a eu deux grandes vagues de répres­sion, en 1945 et en 1948. Le 10 mars 1945, qua­tre-vingt-dix per­son­nes ont été à arrêtées lors d’une réu­nion à Sofia. Elles ont été libérées au bout de quelques mois au plus tard à l’au­tomne 1946, juste avant les élec­tions. Ceux qui étaient fonc­tion­naires ont été libérés assez vite car l’É­tat avait besoin d’eux. En décem­bre 1946, six cents lib­er­taires ont été appréhendés, cer­tains d’en­tre eux ont été con­damnés à des peines de deux à trois ans de prison, d’autres à cinq ou six ans. Quelques uns ont été tués « en essayant de s’en­fuir » — comme on dis­ait — ou sont morts en déten­tion. Il y a eu aus­si des arresta­tions et des procès après cette péri­ode mais il s’agis­sait plutôt de cas isolés. Par­mi les vic­times de cette répres­sion il con­vient de citer au moins le nom de Manol Vassov, un mil­i­tant anar­chiste qui était déjà célèbre avant la guerre et qui a trou­vé la mort en déten­tion dans des con­di­tions très suspectes.

— Com­ment t’est venue l’idée de créer la revue Iztok ?

Encour­agé en cela par les com­pagnons lib­er­taires, j’ai prof­ité de l’op­por­tu­nité d’une excur­sion en Grèce pour m’en­fuir du pays. Je n’avais pas de passe­port et les autorités m’ont d’abord refusé l’au­tori­sa­tion de par­tir, mais comme il n’y avait pas assez de voyageurs et qu’il fal­lait bien rentabilis­er le voy­age, on m’a lais­sé par­tir. Arrivé en Paris, j’ai par­ticipé aux activ­ités de l’émi­gra­tion anar­chiste bul­gare qui était alors assez nom­breuse en France. Mais j’ai estimé que les ini­tia­tives de Bul­gares réfugiés en France, rel­a­tive­ment à notre pays, ne liaient pas assez le sort de la Bul­gar­ie à celui des autres pays de l’Est. Jugeant qu’il fal­lait agir en ce sens, je me suis mis à pub­li­er une revue inti­t­ulée Iztok [Est en bul­gare], une revue qui était con­sacrée à la sit­u­a­tion dans les pays de l’Est mais vue d’un point de vue lib­er­taire. Bien­tôt, j’ai été rejoint par des lib­er­taires issus d’autres pays com­mu­nistes et Iztok a com­mencé à paraître égale­ment en français — l’édi­tion bul­gare, édi­tion dis­tincte, con­tin­u­ant à paraître elle aus­si, de son côté. À par­tir du moment où il est devenu pos­si­ble de pub­li­er des textes lib­er­taires en Bul­gar­ie, cette édi­tion bul­gare a cessé d’ex­is­ter. Je con­sid­ère qu’il vaut mieux soutenir ceux qui agis­sent dans le pays même.

— À ce pro­pos, quelles chances accordes-tu au mou­ve­ment lib­er­taire en Bul­gar­ie aujour­d’hui, et que peut-on faire pour le soutenir ?

Pour ce qui est du sou­tien, les lib­er­taires occi­den­taux ont déjà envoyé quan­tité de livres, de brochures, etc. Ce genre de sou­tien est indis­pens­able, d’au­tant que des bib­lio­thèques lib­er­taires se met­tent en place, comme à Plov­div ou à Tarno­vo. Mais les anar­chistes bul­gares ont aus­si besoin d’ar­gent ! N’ou­blions pas non plus qu’il est tou­jours plus facile de se pro­cur­er ne serait-ce que du papi­er, très dif­fi­cile à obtenir en rai­son de la pénurie, avec des dol­lars qu’avec des lévas.

S’agis­sant de l’avenir du mou­ve­ment lib­er­taire en Bul­gar­ie, je con­state que même si nous n’avons pas pu, pen­dant près d’un demi siè­cle, dif­fuser nos idées, un an après les change­ments poli­tiques qui nous ont per­mis de réap­pa­raître sur la scène poli­tique la FAB compte déjà 2.200 adhérents. Je pense que le mou­ve­ment anar­chiste est appelé à un bril­lant avenir, en rai­son pré­cisé­ment du rôle his­torique qu’il a joué en Bul­gar­ie. La lutte con­tre le fas­cisme, au cours de laque­lle nom­bre de nos mil­i­tants sont tombés, la manière dont la répres­sion com­mu­niste s’est acharnée ensuite sur nous, tout cela demeure très présent dans les esprits. Les lib­er­taires ont occupé aus­si une place très impor­tante dans la vie cul­turelle, la vie asso­cia­tive, le mou­ve­ment coopératif, etc. Bien sûr, la peur est encore présente, surtout à la cam­pagne où le con­trôle polici­er reste fort. Mais, après le départ des com­mu­nistes, nous sommes les seuls à défendre des idées social­istes, à avoir des idéaux de lib­erté, de sol­i­dar­ité et d’é­gal­ité. C’est pour cela que tous les pou­voirs nous craignent.


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