La Presse Anarchiste

L’idéologie et l’organisation

Cer­tains, déjà, nous accusent d’autoritarisme

C’est une accu­sa­tion : elle fut invari­able­ment lancée con­tre tous ceux qui ten­tèrent d’ex­traire l’a­n­ar­chisme de son cocon philosophique pour lui faire pren­dre place dans la réal­ité de la vie.

Michel Bak­ou­nine, lui même, n’a pu échap­per à une telle accusation.

Celle-ci est sans objet, Du moins a‑t-elle le mérite d’é­clair­er et de pré­cis­er cette dif­féren­ci­a­tion, que j’ai définie par ailleurs et qui divise les anar­chistes en deux écoles. bien dis­tinctes  ; l’a­n­ar­chisme philosophique et l’a­n­ar­chisme révolutionnaire.

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L’a­n­ar­chisme se com­pose de deux volets. L’un, négatif, est à peu près unanime­ment accep­té par tous : l’u­nité dans la néga­tion, peut donc être réal­isé sans dif­fi­culté. Mais il com­porte égale­ment, un volet affir­matif et là, les opin­ions diver­gent du tout au tout : entre l’in­di­vid­u­al­isme de Max Stirn­er et le com­mu­nisme de Sébastien Fau­re, il a un abime devant lequel il serait peu raisonnable de fer­mer les yeux.

Dans une asso­ci­a­tion de car­ac­tère philosophique, dont une néga­tion unanime assure l’u­nité idéologique, rien ne s’op­pose à ce que les adeptes de dif­férentes con­cep­tions se ren­con­trent pour se con­fron­ter en des col­lo­ques académiques.

Par con­tre, dans un groupe­ment ori­en­té vers l’ac­tion, donc de car­ac­tère révo­lu­tion­naire, la néga­tion doit se dou­bler d’une affir­ma­tion pré­cise : le choix devient alors néces­saire pour cimenter une suff­isante cohé­sion idéologique. C’est à cette con­di­tion seule­ment qu’une idée peut réelle­ment descen­dre des som­mets abstraits de la pure philoso­phie pour se con­cré­tis­er dans la réal­ité vivante du monde.

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Telle est notre ambition.

Mais votre impor­tance numérique est dérisoire, nous rétor­quera-t-on. C’est vrai. Mais ce qui est impor­tant aujour­d’hui, c’est de définir claire­ment, une ori­en­ta­tion, de ne pas nous laiss­er enfer­mer dans la tour d’ivoire des philosophes, de bris­er le cer­cle mag­ique des mots et des rites que les grands prêtres ont tracé autour de l’a­n­ar­chie dans la louable inten­tion de la préserv­er des souil­lures de la réalité.

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Ce qui car­ac­térise en effet les anar­chistes de l’é­cole philosophique c’est la peur panique des mots. Cer­tains de ceux-ci pren­nent à leurs yeux le car­ac­tère du tabou : il en est qui ne peu­vent être pronon­cés sans provo­quer un mur­mure répro­ba­teur. L’ex­em­ple typ­ique de ce fétichisme gram­mat­i­cal fut illus­tré dans l’an­ci­enne et incer­taine F.A. : on votait, mais le mot vote, frap­pé d’in­ter­dit, était vertueuse­ment rem­placé par celui de « consultation ».

Dans le catéchisme de l’é­cole philosophique, un cer­tain nom­bre de mots sont ain­si devenus tabous et, dans l’om­bre des chapelles où offi­cient les prédi­ca­teurs, ces mots sont pieuse­ment rayés du vocab­u­laire. Si la néces­sité, cepen­dant, exige qu’ils soient pronon­cés, ce n’est qu’avec accom­pa­g­ne­ment des exor­cismes ver­baux rit­uels qui les vouent aux flammes purifi­ca­tri­ces. [[Il y a là une curieuse man­i­fes­ta­tion de sym­bol­isme qui n’est sans doute pas étrangère au fait que la plu­part des anar­chistes de l’é­cole philosophique sont francs-maçons : ils trans­posent dans les groupes anar­chistes une cer­taine forme du rit­uel des Loges. L’in­flu­ence maçon­nique a été cer­taine­ment pour une large par respon­s­able de la direc­tion désas­treuse prise par le mou­ve­ment anar­chiste depuis plus d’un demi-siècle.]]

Idéolo­gie et organ­i­sa­tion appar­ti­en­nent à la caté­gorie de ces ter­mes sac­rilèges et, parce que nous les employons, nous sommes accusés du péché cap­i­tal d’autoritarisme.

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En lan­gage humain, aucun terme n’ex­prime par­faite­ment ce qu’on veut dire, avec une pré­ci­sion suff­isante pour en inter­dire toute inter­pré­ta­tion mul­ti­ple. Cepen­dant, idéolo­gie et organ­i­sa­tion sont par­mi les mots qui prê­tent le moins à l’équivoque.

Idéolo­gie découle d’idée et l’idée est bien, tout à la fois, l’ac­quis des con­nais­sances du passé, la réflex­ion qui précède le geste raison­né dans le présent et la prévi­sion des résul­tats de ce geste dans le futur.

L’idéolo­gie, telle que nous la con­cevons, découle de cette déf­i­ni­tion. Et, ain­si définie, l’idéolo­gie est insé­para­ble de toute vie humaine con­sciente, qu’elle soit indi­vidu­elle ou col­lec­tive. Aucune indi­vid­u­al­ité, aucune col­lec­tiv­ité ne sont con­cev­ables sans une idéolo­gie ani­ma­trice, aus­si embry­on­naire fut-elle. L’ab­sence d’idéolo­gie est pré­cisé­ment ce qui car­ac­térise, chez l’être humain, la rup­ture entre la vie ani­male et la vie pen­sante, entre la vie végé­ta­tive et la vie active, Celà est si vrai que l’idéolo­gie n’est nulle­ment absente de ceux qui nous reprochent d’u­tilis­er ce terme : l’op­po­si­tion à celui-ci représente elle-même une idéolo­gie ― dis­ons négative.

Et voici la dif­férence : la notre est pos­i­tive. Mais alors se des­sine un dan­ger, très réel, qui con­stitue la nature pro­fonde du dif­férent qui nous oppose à cer­tains anar­chistes. À savoir que l’ensem­ble des idées con­sti­tu­ant une idéolo­gie se dégrade en se strat­i­fi­ant dans une doc­trine rigide, dans une reli­gion aux rites intan­gi­bles, dans des dogmes invari­ables et indis­cuta­bles. Le chris­tian­isme et le marx­isme sont. des exem­ples typ­iques de cette strat­i­fi­ca­tion dog­ma­tique de doc­trines dont les idéolo­gies orig­inelles com­por­taient des élé­ments réels d’un human­isme effectif.

De là à nous accuser, quelques soient nos inten­tions pre­mières, de renou­vel­er de telles erreurs en définis­sant une idéolo­gie doc­tri­naire de l’a­n­ar­chisme, il n’y a qu’un pas, allè­gre­ment franchi. 3Sans doute êtes-vous sincères, nous dis­ent nos adver­saires, mais quoi que vous pen­siez ou fassiez, inévitable­ment, votre idéolo­gie se fig­era dans une série d’af­fir­ma­tion devant exprimer une vérité unique. Une “vérité” que, si les cir­con­stances vous étaient, par mir­a­cle, favor­ables, vous seriez amenés à impos­er à ceux qui la contestent. »

C’est là là une con­damna­tion de principe ― toute gra­tu­ite. Mais qu’y a‑t-il de vrai, ou, du moins, de vraisem­blable dans une telle accusation ?

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J’ai dit et je répète que toute prise de posi­tion raison­née en face des prob­lèmes qui se posent à la con­science humaine con­stitue une idéolo­gie ― et ceux qui récusent ce terme ne le vivent pas moins : comme mon­sieur Jour­dain fai­sait de la prose sans le savoir, ils par­lent, agis­sent et se com­por­tent en fonc­tion d’un ensem­ble d’idée, c’est à‑dire d’une idéolo­gie, Or, toute idéolo­gie se définit sous la forme d’une doc­trine. Ain­si, pour citer un exem­ple, la doc­trine de cer­tains anar­chistes s’ex­prime néga­tive­ment dans un arti­cle bien pré­cis : le refus du vote. Dans cet exem­ple typ­ique, cet arti­cle de la doc­trine prend le car­ac­tère d’une vérité unique c’est-à-dire d’un dogme : ceux qui pré­conisent ou se livrent à ce geste sac­rilège sont à rejeter du cer­cle des ini­tiés [[Dis­ons tout de suite que, pour les anar­chistes révo­lu­tion­naires, le vote (il s’ag­it, bien sûr, du vote à l’in­térieur des organ­i­sa­tions anar­chistes) n’est pas un arti­cle doc­tri­nal, mais la sim­ple recon­nais­sance réal­iste d’une néces­sité organ­i­sa­tion­nelle à laque­lle ne peut échap­per aucune col­lec­tiv­ité, aucune société. C’est un rouage. Indis­pens­able ― et tout aus­si impar­fait que le peu­vent être tous les rouages, toutes les insti­tu­tions, toutes les créa­tions humaines.]].

Mais si l’a­n­ar­chisme révo­lu­tion­naire se définit claire­ment dans le cadre d’une idéolo­gie doc­tri­nale, il le fait en fonc­tion d’un cer­tain nom­bre d’élé­ments qui écar­tent le dan­ger d’une strat­i­fi­ca­tion dogmatique.

En effet, d’en­trée de jeu, l’a­n­ar­chisme révo­lu­tion­naire récuse tous les Abso­lus du ciel et de la terre, tous les prophétismes qui pro­posent à un présente. inviv­able le futur loin­tain des par­adis célestes ou ter­restres. Il proclame la pri­mauté de l’ex­péri­ence et n’ex­prime la vison (ou la prévi­sion) d’un futur proche que sous la forme d’hypothèses.

L’a­n­ar­chisme révo­lu­tion­naire est aus­si éloigné que pos­si­ble de tout esprit mes­sian­ique : il ignore absol­u­ment ce que seront les sociétés humaines de l’an 3000 et ne pré­tend même pas prophé­tis­er dans ses moin­dres détails les développe­ments d’une société délivrée des alié­na­tions actuelles qui entra­vent l’évo­lu­tion des sociétés autori­taires cap­i­tal­istes et marxistes.

Nous pro­posons aujour­d’hui un cer­tain nom­bre de solu­tions qui per­me­t­traient dans l’é­tat actuel, le pas­sage d’une société totale­ment aliénée à une société large­ment désal­iénée. Mais ces solu­tions ne seront peut-être plus val­ables demain ou après-demain. L’idéolo­gie doc­tri­nale anar­chiste révo­lu­tion­naire reste con­stam­ment ouverte sur la réal­ité d’un monde en mou­ve­ment : elle est donc tout le con­traire d’une idéolo­gie statique.

Ce refus caté­gorique de tous les Abso­lus : Dieu, Homme, Société, Esprit, Matière, His­toire, etc., aus­si bien que Idéolo­gie, Organ­i­sa­tion et Révo­lu­tion, et la recon­nais­sance con­séc­u­tive du mou­ve­ment (c’est-à-dire du change­ment) dans la marche des sociétés humaines, de la pri­mauté du présent ou du futur proche sur des loin­tains prophé­tiques, de la valeur de l’ex­péri­ence, car­ac­térisent l’idéolo­gie anar­chiste révo­lu­tion­naire et la préser­vent de tout dog­ma­tisme comme de tout mes­sian­isme ― de tout autoritarisme.

Ne pas vouloir recon­naitre cette dif­férence fon­da­men­tale qui sépare le réal­isme idéologique de l’a­n­ar­chisme révo­lu­tion­naire des mys­tiques politi­co-religieuses est une erreur que cer­tains com­met­tent de bonne foi, d’autres de pro­pos délibérés.

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Enfin, l’or­gan­i­sa­tion. Je ne reviendrai pas sur les déf­i­ni­tions que j’ai don­nées dans les Con­grès et les B.I. de la F.A., dans des arti­cles du M.L. et dans la brochure Réflex­ions sur l’A­n­ar­chisme.

Je veux sim­ple­ment répéter que l’or­gan­i­sa­tion est insé­para­ble de tout rassem­ble­ment, de toute asso­ci­a­tion, de toute col­lec­tiv­ité. Qu’il y a dif­férents modes d’or­gan­i­sa­tion (du cen­tral­isme autori­taire au fédéral­isme lib­er­taire), mais qui, tous reposent sur des struc­tures qui se définis­sent claire­ment dans un moment. his­torique déter­miné ― et ne sont pas immuables dans le temps : une société lib­er­taire d’au­jour­d’hui serait aus­si dif­férente de ce qu’elle aurait pu être il y a mille ans, de ce qu’elle pour­rait être dans mille ans.

Là encore, en matière d’or­gan­i­sa­tion comme en matière d’idéolo­gie, rien de dog­ma­tique, d’in­vari­able, de figé, de défini­tif : nous définis­sons un mode d’or­gan­i­sa­tion en fonc­tion des élé­ments du présent et la pro­jec­tion que nous en faisons ne con­cerne qu’un proche avenir et non un futur lointain.

L’or­gan­i­sa­tion lib­er­taire doit répon­dre à qua­tre con­di­tions essen­tielles : l’u­til­ité dans le temps vécu, l’ef­fi­cac­ité dans l’ac­tion entre­prise, la lib­erté dans l’ex­pres­sion de la pen­sée et la tolérance dans les rap­ports humains. Aucune con­struc­tion humaine ne pou­vant attein­dre la per­fec­tion, l’or­gan­i­sa­tion que nous pro­posons ne sera pas par­faite : elle sera un équili­bre, tou­jours à révis­er, entre l’u­til­ité et l’ef­fi­cac­ité, la lib­erté et la tolérance. En autre, toute organ­i­sa­tion sup­pose une dis­ci­pline libre­ment con­sen­tie, en l’ab­sence de laque­lle le pré­texte d’au­tonomie verse dans l’indépen­dance de fait ― ce qui est, pure­ment et sim­ple­ment, une néga­tion du fédéralisme.

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Ce qui nous parait impor­tant aujour­d’hui, ce n’est pas de créer à tout prix une nou­velle organ­i­sa­tion, mais de le faire en toute clarté, à l’abri de toute équivoque.

Lorsqu’on veut créer une organ­i­sa­tion, deux méth­odes sont possibles.

La pre­mière con­siste à rassem­bler d’abord le plus de gens pos­si­ble, sans s’oc­cu­per des con­ver­gences qui peu­vent les unir (et qui sont, générale­ment, de nature néga­tive). Après quoi seule­ment, on éla­bore les struc­tures en fonc­tion des mul­ti­ples con­cep­tions diver­gentes. Le résul­tat est alors inévitable : on met sur pied une « organ­i­sa­tion » boi­teuse, ni chèvre, ni chou, ni révo­lu­tion­naire, ni philosophique, sans struc­tures définies, ni idéolo­gie claire­ment exprimée. Pour tout dire, on (in)organise la confusion.

La sec­onde méth­ode con­siste à éla­bor­er préal­able­ment un pro­jet avec tous les cama­rades d’ac­cords sur les déf­i­ni­tions fon­da­men­tales de l’idéolo­gie et de l’or­gan­i­sa­tion. Après quoi on recrute sur ces bases.

Nous ne pré­ten­dons donc pas rassem­bler tous les anar­chistes. Et notre objec­tif ne sera pas de nous livr­er au « raco­lage », au « débauchage » des cama­rades de groupés exis­tants (et c’est pourquoi. nous désirons demeur­er à la F.A.), comme cela s’est pra­tiqué jusqu’à ce jour et comme cer­tains s’ap­prê­tent, parait-il, à recom­mencer ce petit jeu stérile.

Notre but (qui n’est pas de démolir ce qui existe, mais de con­stru­ire) est plus vaste, plus ambitieux : c’est de créer un mou­ve­ment jeune, dynamique, cohérent, réal­iste, débar­rassé de toutes les entrav­es pseu­do-philosophiques qui, depuis plus d’un-demi siè­cle, ont paralysé toute pro­gres­sion de l’anarchisme.

Il est bien évi­dent que notre réus­site sera sanc­tion­née par notre expan­sion. Si nous demeu­rons à l’é­tat de grou­pus­cule, nous aurons échoué. Mais si nous réus­sis­sons, nous aurons ouvert à l’a­n­ar­chisme les routes de l’avenir.

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En résumé, notre doc­trine idéologique et organ­i­sa­tion­nelle (que nous pré­cis­erons prochaine­ment dans un Man­i­feste) repose sur un élé­ment de base essen­tiel le refus de tous les Abso­lutismes, le rejet de tout prophétisme comme de tout mes­sian­isme ― et ce n’est qu’à par­tir d’un tel refus que le mou­ve­ment est possible.

Or, cette néga­tion fon­da­men­tale est la néga­tion même de toutes les aliénations.

Nous accuser d’au­tori­tarisme est donc une plaisanterie.

[/Maurice Fay­olle./]


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