La Presse Anarchiste

Un peu d’histoire

Et d’a­bord, pour ser­vir de préface :

Introduction à la Plate-forme d’Archinoff

Anar­chistes,

Très signi­fi­ca­tif est le fait. qu’en dépit de la puis­sance, du carac­tère posi­tif et de l’in­con­tes­ta­bi­li­té de l’i­dée anar­chiste, en dépit aus­si de la net­te­té et de l’in­té­gri­té des posi­tions anar­chistes face à la révo­lu­tion sociale, en dépit enfin de l’hé­roïsme et des sacri­fices innom­brables appor­tés par les anar­chistes dans la lutte pour le com­mu­nisme liber­taire, le mou­ve­ment anar­chiste res­ta tou­jours faible et figu­ra, pour la plu­part, non comme un véri­table fac­teur, mais plu­tôt comme un petit fait, un épisode.

Cette contra­dic­tion entre le fait posi­tif et incon­tes­table des idées anar­chistes et l’é­tat misé­rable où végète le mou­ve­ment liber­taire trouve son expli­ca­tion dans un ensemble de causes dont la plus impor­tante, la prin­ci­pale, est l’ab­sence, dans le monde. anar­chiste, de toute allure, de toute pra­tique orga­ni­sée, ordonnée.

Dans tous les pays, le mou­ve­ment liber­taire est ser­vi par quelques orga­ni­sa­tions locales pro­fes­sant une idéo­lo­gie et une tac­tique contra­dic­toires, n’ayant point de pers­pec­tive d’a­ve­nir, ni de conti­nui­té de tra­vail et dis­pa­rais­sant, habi­tuel­le­ment presque sans la moindre trace.

Un tel état de l’a­nar­chisme révo­lu­tion­naire, si nous le pre­nons dans son ensemble, ne peut être qua­li­fié autre­ment que comme « désor­ga­ni­sa­tion chronique ».

Telle la fièvre jaune, la mala­die de la désor­ga­ni­sa­tion s’est empa­rée de l’a­nar­chisme et le secoue d’an­née en année.

Il n’est pas dou­teux, tou­te­fois, que cette désor­ga­ni­sa­tion se niche elle-même dans quelques défec­tuo­si­té d’ordre idéo­lo­gique, notam­ment dans une fausse inter­pré­ta­tion du prin­cipe d’in­di­vi­dua­li­té dans l’a­nar­chisme, ce prin­cipe étant trop sou­vent iden­ti­fié avec l’ab­sence de toute res­pon­sa­bi­li­té. Les ora­teurs de l’af­fir­ma­tion de leur « moi » en vue d’une jouis­sance per­son­nelle s’en tiennent obs­ti­né­ment à l’é­tat chao­tique du mou­ve­ment anar­chiste et se réfèrent, pour le défendre, aux prin­cipes inébran­lables de l’a­nar­chisme et de ses maîtres.

Or, les prin­cipes inébran­lables et les maîtres disent tout juste le contraire.

L’é­par­pille­ment, c’est la ruine, l’u­nion étroite, c’est le gage de la vie et du développement…

… Géné­ra­le­ment presque tous les mili­tants actifs de l’a­nar­chisme com­bat­tirent toute action et rêvèrent à un mou­ve­ment anar­chiste sou­dé par l’u­ni­té du but et de la tactique.

Ce fut aux années de la révo­lu­tion russe de 1917 que la néces­si­té d’une orga­ni­sa­tion géné­rale se fit sen­tir le plus net­te­ment, le plus impé­rieu­se­ment. Ce fut au cours de cette révo­lu­tion que le mou­ve­ment liber­taire mani­fes­ta le plus haut degré de démem­bre­ment et de confu­sion. L’ab­sence d’une orga­ni­sa­tion géné­rale pous­sa plu­sieurs mili­tants de l’a­nar­chisme dans les bras des bol­ché­vicks. Elle est la cause de ce que plu­sieurs autres mili­tants res­tent dans un état de pas­si­vi­té, empê­chant toute appli­ca­tion de leurs forces qui sont, sou­vent, d’une : grande importance.

Nous avons un besoin vital d’une orga­ni­sa­tion qui, ayant ral­lié la majo­ri­té des par­ti­ci­pants du mou­ve­ment anar­chiste, éta­bli­rait dans l’a­nar­chisme une ligne géné­rale pour tout le mouvement.

Il est temps pour l’a­nar­chisme de sor­tir du marais de la désor­ga­ni­sa­tion, de mettre fin aux vacilla­tions inter­mi­nables dans les ques­tions théo­riques et tac­tiques les plus impor­tantes, de prendre réso­lu­ment le che­min du but clai­re­ment conçu, d’une pra­tique col­lec­tive organisée.

Il ne suf­fit pas, cepen­dant, de consta­ter la néces­si­té vitale d’une telle orga­ni­sa­tion. Il faut. aus­si éta­blir la méthode de sa création.

Nous reje­tons comme théo­ri­que­ment et pra­ti­que­ment inepte l’i­dée de créer une orga­ni­sa­tion d’a­près la recette de la « syn­thèse », c’est à‑dire réunis­sant des repré­sen­tants des dif­fé­rentes ten­dances dans l’a­nar­chisme, Une telle orga­ni­sa­tion ayant incor­po­ré des élé­ments théo­ri­que­ment et pra­ti­que­ment hété­ro­gènes, ne serait qu’un assem­blage méca­nique d’in­di­vi­dus conce­vant de façon dif­fé­rente toutes les ques­tions du mou­ve­ment. anar­chiste, assem­blage qui se désa­gré­ge­rait infailli­ble­ment à la pre­mière épreuve de la vie…

La seule méthode menant à la solu­tion du pro­blème d’or­ga­ni­sa­tion géné­rale est à notre avis, le ral­lie­ment des mili­tants actifs de l’a­nar­chisme sur la base de thèses pré­cises idéo­lo­giques, tac­tiques et orga­ni­sa­tion­nelles, c’est-à-dire sur celle d’un pro­gramme homogène.

Ce texte date de 1926…

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Et voi­ci quelques extraits d’in­ter­ven­tions faites par le cama­rade Mau­rice Fayolle dans les Congrès et le Bul­le­tin Inté­rieur de la F.A, de 1956. à 1957 :

Congrès de Vichy, 1956 :

… Depuis tou­jours, deux ten­dances se sont oppo­sées au sein de notre mou­ve­ment : les par­ti­sans d’une orga­ni­sa­tion soli­de­ment struc­tu­rée et les par­ti­sans d’une orga­ni­sa­tion très lâche ― qui frise l’ab­sence d’organisation…

… Or, l’ex­pé­rience a mon­tré qu’au­cune œuvre sociale, de quelque nature qu’elle soit, n’é­tait pos­sible sans recou­rir au prin­cipe de l’as­so­cia­tion des efforts, c’est-à-dire à une orga­ni­sa­tion. À par­tir du moment où on admet la néces­si­té de celle-ci, il faut bien l’ac­cep­ter non seule­ment avec ses avan­tages, mais aus­si avec ses dan­gers ― sauf à réduire ceux-ci au minimum.

L’er­reur com­mune à beau­coup de cama­rades est cepen­dant. de vou­loir réduire les dan­gers jus­qu’à un point tel qu’en vou­lant les sup­pri­mer, on sup­prime du même coup les avan­tages de l’or­ga­ni­sa­tion : celle-ci n’est plus que nomi­nale, c’est un décor de théâtre, une façade sans mai­son derrière…

… Ce mes­sage est un cri d’a­larme : l’a­nar­chisme ago­nise. Il ago­nise parce qu’il a per­du toute foi dans son propre des­tin, parce qu’il a renon­cé à s’ac­tua­li­ser dans la réa­li­té sociale de notre temps.

… c’est la néces­si­té… de créer une orga­ni­sa­tion anar­chiste sur des bases sérieuses et solides, ne ras­sem­blant que des hommes réso­lus à s’é­va­der des par­lottes sté­riles, adop­tant libre­ment et luci­de­ment les risques et les sacri­fices qu’im­pli­qua toute organisation.

Bul­le­tin Inté­rieur mai 1957 :

… Et voi­là bien, pré­ci­sé­ment, ce dont crève l’a­nar­chisme  : de cette béate satis­fac­tion du pré­sent, de cette. espèce de « ça dure­ra bien autant que moi » infor­mu­lé, de ce renon­ce­ment à regar­der la réa­li­té en face, de ce refus de mesu­rer le déclin de notre idéal…

… La véri­té est que nous ne pour­rons jamais échap­per à ce dilemme : ou se ras­sem­bler sur des for­mules vagues, que tout le monde peut faire sienne parce qu’elles n’ex­priment rien ; ou bien se défi­nir et se dif­fé­ren­cier. Dans le pre­mier cas, l’or­ga­ni­sa­tion unique est pos­sible, mais sans uti­li­té parce que sans effi­ca­ci­té. Dans le deuxième cas, l’or­ga­ni­sa­tion est spé­ci­fique et ne peut pré­tendre à satis­faire les ten­dances les plus contradictoires…

… Iné­luc­ta­bi­li­té de la dif­fé­ren­cia­tion et néces­si­té du choix.

… le sen­ti­ment de la révolte et l’as­pi­ra­tion à la liber­té ne sont pas néces­sai­re­ment liée à une concep­tion anar­chiste de la vie Il me semble que l’a­nar­chisme ne peut se défi­nir qu’à par­tir du moment où, expri­mant la révolte, il pro­pose les arma­tures sociales de la liber­té.

Au delà de toutes les ten­dances com­mence ici une dif­fé­ren­cia­tion qu’il importe de mettre en lumière si on veut éclai­rer le problème.

Il y a en effet deux faons extrê­me­ment dif­fé­ren­ciées de conce­voir l’a­nar­chisme. Encore que ces deux concep­tions s’in­ter­fèrent chez un même indi­vi­du, il n’en demeure pas moins qu’une claire prise de posi­tion au départ, laquelle entraine néces­sai­re­ment un choix, est indis­pen­sable si on veut échap­per à la confusion.

Ces deux concep­tions sont les suivantes :

Ou bien l’a­nar­chisme est consi­dé­ré comme une atti­tude devant le fait social, il prend alors un carac­tère philosophique.

Ou bien l’a­nar­chisme est consi­dé­ré comme une doc­trine sociale ; devant lui s’ouvre alors la pers­pec­tive révolutionnaire.

On com­prend l’im­por­tance de défi­nir ces deux concep­tions. Car il est bien évident que, sui­vant qu’il s’a­gisse d’un anar­chisme phi­lo­so­phique ou d’un anar­chisme révo­lu­tion­naire, les optiques dif­fé­re­ront sur tous les pro­blèmes que posent l’ac­ti­vi­té militante.

Congrès de Nantes, 1957 :

… Nous sommes à l’heure du choix. Il faut choi­sir entre le « subir » ou le « deve­nir », entre l’ac­cep­ta­tion pas­sive d’une lente glis­sade vers les oubliettes de l’his­toire ou la volon­té de réémer­ger dans la réa­li­té de notre temps…

… De cette conjonc­ture his­to­rique (la pre­mière guerre mon­diale et le triomphe du mar­xisme en Rus­sie) résul­ta un double état d’es­prit qui, peu à peu, s’in­fil­tra dans le mou­ve­ment et le gagna tout entier. Le pre­mier était une psy­chose de vain­cu. L’ef­fri­te­ment des groupes, les suc­ces­sifs échecs pour remon­ter la pente, la perte pro­gres­sive de leur influence, la conscience d’être dépas­sés par l’é­vo­lu­tion déter­mi­na peu à peu chez les mili­tants un com­plexe de vain­cus, qui ne pou­vait à son tour qu’ac­cé­lé­rer la chute. Le deuxième état d’es­prit fut la consé­quence d’une sorte de choc en retour qui, par un phé­no­mène psy­cho­lo­gique d’au­to-défense contre le milieu défa­vo­rable, pro­vo­qua l’é­clo­sion d’un mépris dédai­gneux ― je dirais presque aris­to­cra­tique ― pour tout ce qui n’é­tait pas anarchiste…

… Je suis per­sua­dé que ce ne sera que dans la mesure où les anar­chistes se libé­re­ront de ce double com­plexe de supé­rio­ri­té per­son­nelle et de fata­li­té col­lec­tive que la pen­sée pen­sée anar­chiste se déga­ge­ra de la gangue où elle s’est fossilisée.

Ce que je pro­pose est une méthode pour par­ve­nir à ce but. La dif­fé­ren­cia­tion et le choix ne sont que les élé­ments de base de cette méthode, les pre­miers pas vers une rénovation.

Ce qui est impor­tant aujourd’­hui, ce que je demande aux cama­rades, c’est une prise de conscience qui implique la volon­té d’o­rien­ter la pro­pa­gande anar­chiste vers un retour à la réa­li­té sociale de son temps, un refus de se com­por­ter en « mino­ri­taires de pro­pos délibérés ».

Ce ne sera qu’à par­tir de cette prise de conscience et de ce choix que pour­ra s’é­di­fier une orga­ni­sa­tion anar­chiste. Car, avant de s’or­ga­ni­ser, il faut clai­re­ment défi­nir ce pour­quoi on s’or­ga­nise

… Encore une fois, il faut être sérieux. Le fait pour un cer­tain nombre d’êtres de se ras­sem­bler en vue d’œu­vrer à une tache déter­mi­née oblige à consti­tuer des struc­tures orga­ni­sa­tion­nelles aux­quelles nulle com­mu­nau­té ne peut échap­per et dont les moda­li­tés varient entre la plus grande sou­plesse (le fédé­ra­lisme liber­taire) et la plus grande rigi­di­té (le cen­tra­lisme autoritaire)…

… Je ne parle pas d’in­com­pa­ti­bi­li­té de coha­bi­ta­tion de plu­sieurs ten­dances dans une même orga­ni­sa­tion, mais de l’in­com­pa­ti­bi­li­té de deux formes d’es­prit, ce qui est très différent…

… Mais ces ten­dances ne peuvent diver­ger que sur les aspects divers de la pen­sée et sur les méthodes de la lutte, non sur la pen­sée et la lute elles-même Il y a donc incom­pa­ti­bi­li­té entre la concep­tion éso­té­rique et la concep­tion révo­lu­tion­naire parce que les optiques sont oppo­sées et que l’une renonce à la lutte que l’autre préconise…

… Ce qui est impor­tant aujourd’­hui, c’est beau­coup moins de construire une orga­ni­sa­tion qui, aus­si struc­tu­rée fut-elle, serait sans effi­ca­ci­té en l’ab­sence de toute base doctrinale.

Ce qui est néces­saire aujourd’­hui, c’est que les mili­tants prennent conscience de cet ins­tant de l’His­toire où se joue le des­tin de l’a­nar­chisme en tant que concept social.

Sans doute, y aura-t-il tou­jours des anar­chistes si on assi­mile l’a­nar­chisme à l’élé­men­taire et ins­tinc­tive révolte de l’Homme devant les contraintes sociales. Mais l’a­nar­chisme en tant que forme pos­sible de la socié­té, en tant que pos­si­bi­li­té de réa­li­sa­tion sociale, en tant qu’ex­pres­sion concrète d’un ensemble humain libre, cet anar­chisme ne sur­vi­vra pas si les anar­chistes renoncent à la défi­nir clai­re­ment, à lui don­ner les indis­pen­sables assises doc­tri­nales sans les­quelles aucun mou­ve­ment révo­lu­tion­naire ne peut pré­tendre entrer dans la réa­li­té de l’Histoire.

Les anar­chistes le dési­rent-ils vrai­ment ? C’est à vous, mes cama­rades, de répondre à cette ques­tion. Mais je vous mets en garde contre une réponse néga­tive qui aura pour résul­tat de pous­ser vers les oubliettes de l’His­toire dont j’ai par­lé l’une des plus belles espé­rances sociales qu’ai connu la pen­sée humaine.

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Bul­le­tin Inté­rieur, novembre 1957 :

Je vais essayer d’être clair, La pen­sée anar­chiste est née au milieu du siècle der­nier avec Prou­dhon ― Je dis bien la pen­sée et non l’esprit anar­chistes, qui lui est bien anté­rieur. Cela veut dire que l’a­nar­chisme repose sur deux bases fon­da­men­tales : l’es­prit et la pen­sée. Je vais démon­trer que ces deux bases s’i­den­ti­fient à deux mani­fes­ta­tions dif­fé­rentes de l’être humain : l’ins­tinct et la rai­son.

D’a­bord, l’es­prit. L’es­prit anar­chiste est, essen­tiel­le­ment, une expres­sion par­ti­cu­lière d’une réac­tion humaine presque aus­si vieille que l’hu­ma­ni­té elle-même et qui est tout sim­ple­ment l’ins­tinct de révolte. C’est le refus de la ser­vi­tude qui dresse en per­ma­nence les hommes ― ou, du moins, cer­tains d’entre eux ― contre le Maitre qui per­son­ni­fie, et,contre les lois, juri­diques et morales, qui expriment une cer­taine société.

Il est bien évident que cet ins­tinct. de révol­ta a exis­té de tout temps ou, du moins, depuis l’é­poque loin­taine où un homme, usant de sa force phy­sique, rédui­sit en escla­vage son com­pa­gnon. Cet ins­tinct de révolte, ce refus de la sou­mis­sion, cette constante néga­tion d’un « ordre » consa­crant l’in­jus­tice et se main­te­nant par la vio­lence, a été la source de toutes les insur­rec­tions. Des légions d’es­claves révol­tés de Spar­ta­cus, qui mirent en péril la Rome impé­riale, aux Sans Culottes, qui firent trem­bler l’Eu­rope monar­chiste, aus­si bien que de Bar­ce­lone à Buda­pest, ce même ins­tinct de révolte, tou­jours et par­tout, a dres­sé les hommes dans un refus véhé­ment de la servitude.

Ce qui pré­cède démontre une évi­dence : l’ins­tinct de révolte n’a pas été « inven­té » par les anar­chistes : il n’est pas spé­ci­fique à 1’anarchisme. Il a ani­mé et dres­sé dans des com­bats farouches des hommes dont les pré­oc­cu­pa­tions sociales étaient inexis­tantes. Il est l’es­prit de l’a­nar­chisme en ce que celui-ci s’est inclus ce « moteur » de toute action, humaine il n’en est pas la rai­son.

Il serait donc abu­sif, à mon avis, de vou­loir iden­ti­fier l’a­nar­chisme à ce seul ins­tinct de révolte. Pour­quoi ? Parce que, si l’a­nar­chisme n’a pas créé la révolte de l’homme, il lui a don­né l’ar­ma­ture phi­lo­so­phique et la jus­ti­fi­ca­tion sociale qui lui man­quaient jus­qu’a­lors. Voi­ci que, se super­po­sant à l’esprit anar­chiste ― l’ins­tinct de révolte ― appa­rait la pen­sée anar­chiste, la rai­son.

La révolte de l’homme peut donc revê­tir deux aspects : ins­tinc­tive ou rai­son­née. Ins­tinc­tive, elle n’est que le réflexe de l’être ― ou de l’a­ni­mal ― à qui un maitre inflige de mau­vais trai­te­ments. L’es­clave ou la bête se rebellent sans se sou­cier de savoir com­ment ils vivront lorsque le maitre ne leur dis­tri­bue­ra plus leurs pâtées quo­ti­diennes. Au contraire, la révolte rai­son­née va au delà du geste d’au­to-défense et envi­sage les pers­pec­tives dune socié­té d’où auront éga­le­ment dis­pa­ru le maitre et l’esclave.

Là com­mence la révolte consciente et la com­mence véri­ta­ble­ment l’a­nar­chisme.

Sans doute, bien avant. Prou­dhon et autres « inven­teurs » de l’a­nar­chisme, des révo­lu­tions avaient été ani­mé par des hommes dont les inquiètes pen­sées inter­ro­geaient l’a­ve­nir. Mais aucun d’eux, avant Prou­dhon et ses suc­ces­seurs, n’a­vait défi­ni, dans un concept phi­lo­so­phique, les pers­pec­tives d’une édi­fi­ca­tion sociale où la liber­té pren­drait la relève de l’autorité.

C’est là le pro­fond mérite de l’a­nar­chisme ― et il n’est pas mince. C’est là son ori­gi­na­li­té C’est là, à mon avis, son essence même. Car que reste-t-il à l’a­nar­chisme si on lui ôte ses pers­pec­tives sociales ― sa Rai­son ? Il lui reste l’ins­tinct de révolte ― son Esprit ― qui n’est pas spé­ci­fi­que­ment. anar­chiste, qui n’est même pas spé­ci­fi­que­ment humain, puisque l’a­ni­mal le res­sent au même titre que l’homme.

Com­mence-t-on à com­prendre : la dif­fé­ren­cia­tion, com­plé­tée par une double iden­ti­fi­ca­tion, sépare dès l’o­ri­gine ceux pour qui l’a­nar­chisme se condense tout entier dans le geste de révolte et ceux pour qui l’a­nar­chisme, incluant la révolte, se pro­longe dans des pers­pec­tives d’é­di­fi­ca­tion sociales.

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Bul­le­tin Inté­rieur, mai 1959 :

Qu’est-ce que la Révolution ?

Pour­quoi ce geste natu­rel de révolte ? Parce que des entraves arti­fi­ciel­le­ment créées viennent amoin­drir la liber­té de mou­ve­ment : ce ne sont donc pas les révo­lu­tion­naires qui créent les causes et les cir­cons­tances des révolutions…

… Il est bien évident qu’une révo­lu­tion ne se déclenche pas à l’heure H du jour J sur un ordre d’une quel­conque orga­ni­sa­tion révo­lu­tion­naire. Affir­mer une telle contre-véri­té et sen ser­vir pour ridi­cu­li­ser les révo­lu­tion­naires n’est pas sérieux…

… Le rôle des révo­lu­tion­naires ― des orga­ni­sa­tions révo­lu­tion­naires ― est seule­ment de pré­voir ces explo­sions et de s’y pré­pa­rer afin de les doter d’un conte­nu idéo­lo­gique qui aille au delà du simple geste de révolte…

… Si aucune entrave ne venait contra­rier, ralen­tir ou stop­per le cours dune évo­lu­tion, il n’y aurait pas de révo­lu­tion. Et affir­mer que l’ac­tion révo­lu­tion­naire est dépas­sée est un non sens dans la mesure où on recon­naît que l’é­vo­lu­tion est bridée…

La révo­lu­tion est la réac­tion d’une éner­gie qui se heurte à un obs­tacle. C’est l’eau d’un fleuve trop long­temps conte­nue qui brise la digue pour reprendre son cours normale…

… En résu­mé : l’acte de révolte est un geste natu­rel d’au­to­dé­fense, inhé­rent à toute l’a­ni­ma­li­té, contre toutes les vio­lences engen­drées par l’au­to­ri­té. La Révo­lu­tion est l’acte de révolte pro­lon­gé, étof­fé, nour­ri d’un conte­nu idéo­lo­gique qui ouvre de nou­velles pers­pec­tives sociales.

Le pre­mier est l’œuvre de l’Ins­tinct, la seconde est l’œuvre de la Raison…

… La vio­lence. révo­lu­tion­naire est fonc­tion de la vio­lence « légale » à laquelle se heurte la Révo­lu­tion. Cette évi­dence pour­rait presque se mettre en équa­tion et se défi­nir par cette règle : « La vio­lence révo­lu­tion­naire est direc­te­ment pro­por­tion­nelle au degré d’au­to­ri­ta­risme d’un É tat consi­dé­ré et inver­se­ment pro­por­tion­nelle au degré de libé­ra­lisme de celui-ci »…

… S’il adve­nait que le mou­ve­ment anar­chiste reprenne vigueur et devienne une force sociale déter­mi­nante, il cour­rait le très gros risque de se défi­gu­rer au contact de la réalité.

Ce risque, j’ac­cepte ― et les anar­chistes révo­lu­tion­naires accepent ― de le cou­rir. Et s’il adve­nait que nous réus­sis­sions, socié­té qui s’ins­tau­re­rait alors ne serait cer­tai­ne­ment pas l’E­den anar­chiste dont ont rêvé cer­tains, mais elle serait. Elle exis­te­rait et ne serait rien d’autre qu’un moment de l’His­toire Humaine

… l’ob­jec­tif des anar­chistes révo­lu­tion­naires n’est pas d’é­di­fier une socié­té par­faite, mais, plus modes­te­ment, une socié­té per­fec­tible, où la dis­pa­ri­tion des entraves éta­tiques per­met­trait un dérou­le­ment régu­lier de l’évolution…

… J’af­firme que :
– Le refus de la révo­lu­tion comme moyen de trans­for­ma­tion sociale conduit néces­sai­re­ment au réfor­misme, c’est-à-dire à une inté­gra­tion au régime.
– Le refus de la vio­lence révo­lu­tion­naire doit logi­que­ment entrai­ner l’ac­cep­ta­tion, au moins pas­sive, de la vio­lence légale de l’É tat…

… Une fois de plus, le choix s’im­pose… Ce chois, nous sommes un cer­tain nombre à l’a­voir fait en toute connais­sance de cause ― sans nous dis­si­mu­ler ni les risques, ni les dan­gers idéo­lo­giques qu’ils représentent.

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Congrès de Tré­la­zé, 1963 :

la Fédé­ra­tion Anar­chiste s’est recons­ti­tuée fin 1953. Mais cette recons­ti­tu­tion s’est effec­tuée dans des condi­tions telles qu’elle por­tait en elle-même les causes para­ly­santes qui devaient lui inter­dire tout déve­lop­pe­ment sérieux.

Ces causes étaient ― et sont ― les suivantes :

a) Refus de se défi­nir. avec une suf­fi­sante net­te­té dans le vaste éven­tail où se ras­semblent tous ceux qui, de près ou de loin, à tort ou à rai­son, se réclament de la phi­lo­so­phie anarchiste.

b) Refus de s’or­ga­ni­ser sur les bases mini­ma et néces­saires à toute for­ma­tion qui se veut être autre chose qu’un témoin de son temps.

c) Refus de consi­dé­rer les Congrès comme l’é­ma­na­tion sou­ve­raine de l’organisation.

À par­tir de ce triple refus, il ne pou­vait plus y avoir d’or­ga­ni­sa­tion à pro­pre­ment par­ler, mais seule­ment une asso­cia­tion de cama­rades aux penses diver­gentes, par­fois dia­mé­tra­le­ment oppo­sées et, par là-même, sans carac­tère, sans méthode et sans buts défi­nis, sans autre cohé­sion que celle d’une vague réfé­rence à cer­tains « grands prin­cipes » pure­ment négatifs.

L’er­reur à été de vou­loir faire de la F.A. Ain­si conçue une orga­ni­sa­tion spé­ci­fique, tout en lui inter­di­sant de se doter de struc­tures internes et idéo­lo­giques indis­pen­sables à la vie de tout mouvement.

À par­tir de ces consi­dé­ra­tions, il n’y avait ― il n’y a tou­jours et il n’y aura ― qu’une seule solu­tion valable rai­son­nable et viable : que la F.A., telle qu’elle a été conçue, ne soit pas et ne pré­tende pas être autre chose qu’un simple centre de liaisons…

… Or, la F.A, n’a su être le simple bureau de liai­sons qu’elle devait être, ni l’or­ga­ni­sa­tion qu’elle ne pou­vait être…

… Pour sor­tir de cette équi­voque para­ly­sante, il n’est, à mon avis, d’autre choix que celui posé par cette alternative :
– Ou bien la F.A. devien­dra réel­le­ment ce qu’elle ne peut qu’être dans sa forme actuelle : un centre de liai­sons entre les dif­fé­rentes ten­dances… mais, en ce cas, elle devra renon­cer à se com­por­ter comme une orga­ni­sa­tion qu’elle n’est pas et ne peut pas être sous sa forme actuelle.
– Ou bien la F.A. renon­ce­ra à la pré­ten­tion de ras­sem­bler tous les anar­chistes et se trans­for­me­ra en orga­ni­sa­tion spé­ci­fique en se dotant des struc­tures internes et de la sub­stance idéo­lo­gique. Nécessaire.

Je [crois] pour ma part que le moment approche où le choix s’im­po­se­ra sans pos­si­bi­li­té de l’es­qui­ver, car la vie refuse les équi­voques et les impré­ci­sions. La per­sis­tance dans les erre­ments actuels ne pour­ra que conduire vers une dégra­da­tion continue…

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Congrès de Tou­louse, 1965 :

… Cela veut dire que les déci­sions doivent être prises par la base. Or, la base ne peut prendre de déci­sions que lors des Congrès, ce qui signi­fie que ceux-ci doivent être sou­ve­rains… Tant qu’on n’ap­pli­que­ra pas ce prin­cipe, il y aura tout ce qu’on vou­dra ― sauf une orga­ni­sa­tion libertaire.

Pour que les Congrès soient sou­ve­rains et prennent des déci­sions il faut, néces­sai­re­ment, recou­rir au vote qui dépar­tage les avis. Ce n’est pas la solu­tion idéale : c’est la seule pratique…

… Il n’est pas vrai que le vote, c’est la dic­ta­ture de la majo­ri­té sur la mino­ri­té ― dès l’ins­tant où celle-ci n’est pas contrainte se soumettre‑à la déci­sion de la majo­ri­té. Par contre, l’ab­sence de vote, c’est tou­jours la dic­ta­ture de la mino­ri­té sur la majorité…

… La dis­ci­pline… c’est la meilleure et la pire des choses. La meilleure lors­qu’elle est libre­ment accep­tée ― et com­ment, anar­chistes, pour­rions-nous la conce­voir autre­ment ? La pire lors­qu’elle est impo­sée. Mais c’est, en toute cir­cons­tances, la condi­tion indis­pen­sable de toute orga­ni­sa­tion, de toute vie col­lec­tive, de toute société.

Hors de la dis­ci­pline libre­ment consen­tie, il n’y a ni action col­lec­tive pos­sible, ni soli­da­ri­té effec­tive, ni tolé­rance de ses sem­blables ― puis­qu’il n’y a plus que le repli sur soi même, l’i­so­le­ment, la soli­tude de la tour d’ivoire.

La dis­ci­pline, c’est accep­ter de vivre avec les autres qui ne pensent pas exac­te­ment comme soi et ne pas nuire aux efforts qu’ils ont libre­ment déci­dé à la majorité.

La dis­ci­pline libre­ment consen­tie, c’est l’ef­fort moral qu’ac­com­plit l’in­di­vi­du pour se sur­mon­ter lui même et accom­plir son des­tin d’être social. C’est la limi­ta­tion volon­taire d’une part de liber­té pour s’in­té­grer dans une famille idéo­lo­gique, dans une œuvre col­lec­tive, dans une lutte commune.

Le refus de cette dis­ci­pline, c’est le refus pur et simple de toute organisation.

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Congrès de Bor­deaux, 1967 :

Une fois de plus, le mou­ve­ment anar­chiste fran­çais tra­verse une crise… Il est facile d’en accu­ser avant hier Fon­te­nis et ses amis, hier l’U.G.A.C. et aujourd’­hui les « situa­tion­nistes ». Beau­coup plus facile que de recher­cher et d’a­na­ly­ser les causes réelles de ces crises, dont les renou­vel­le­ment pério­diques expriment la per­sis­tance d’un malaise qui dépasse, et de loin, les per­son­na­li­tés des auteurs de ces micro-drames…

… (L’une des causes), sans doute la plus pro­fonde, quoique la moins res­sen­tie par les anar­chistes de la vieille école, c’est l’ab­sence d’une orga­ni­sa­tion réelle et d’une défi­ni­tion idéologique…

… Je suis convain­cu que le refus obs­ti­né de cer­tains cama­rades devant la néces­si­té de s’or­ga­ni­ser et de se défi­nir est res­pon­sable. de la crise actuelle, comme des pré­cé­dentes, pour une part au moins aus­si impor­tante que l’ir­rup­tion dans le mou­ve­ment d’un cer­tain nombre d’in­di­vi­dus dont « l’a­nar­chisme » va cher­cher ses ins­pi­ra­tions à des sources pour le moins suspectes.

Je suis convain­cu que ce refus obs­ti­né de toute orga­ni­sa­tion struc­tu­rée comme de toute défi­ni­tion idéo­lo­gique, refus qu’on ne retrouve ni chez Prou­dhon, ni chez Bakou­nine, ni chez aucun des théo­ri­ciens de l’a­nar­chisme socia­liste ou com­mu­niste, cette concep­tion d’un anar­chisme réduit aux dimen­sions arti­sa­nales, enta­ché d’une mys­tique indi­vi­dua­liste dans ce qu’elle a de plus para­ly­sante, sans com­mune mesure comme sans ouver­ture sur la réa­li­té du monde moderne, est la cause de ce que l’a­nar­chisme ne se sur­vit, à tra­vers des crises suc­ce­sives que comme un ana­chro­nisme historique…

… Je lui demande (au Congrès) de faire un choix clair, pré­cis, irré­ver­sible, entre :
– d’une part, une orga­ni­sa­tion struc­tu­rée dont les Congrès sou­ve­rains déter­mi­ne­ront les grandes lignes de l’ac­tion col­lec­tive et don­ne­ront aux res­pon­sables nom­més des direc­tives pré­cises ; une défi­ni­tion idéo­lo­gique du mou­ve­ment qui le situe sans équi­voque aus­si bien face aux para­ly­santes exi­gences de l’in­di­vi­dua­lisme que de la déma­go­gie néo-marxiste.
– d’autre part, le main­tien de la F.A. sous sa forme actuelle d’une asso­cia­tion sans struc­tures et sans défi­ni­tion idéo­lo­gique, ceci étant clai­re­ment pré­ci­sé dans une décla­ra­tion de prin­cipe remise à chaque nou­vel adhérent.

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Bul­le­tin Inté­rieur sep­tembre 1967 :

Un nombre rela­ti­ve­ment impor­tant d’adhé­rents et de groupes ont. quit­té la F.A.. Il y a par­mi eux, j’en suis per­sua­dé, un cer­tain nombre d’élé­ments valables que le refus de la F.A. de se défi­nir comme une orga­ni­sa­tion révo­lu­tion­naire a déci­dé au départ. Par­mi eux, beau­coup, mal­heu­reu­se­ment, iront se perdre dans la nature, car je doute qu’ils suivent long­temps les quelques éner­vés qu’ils ont lais­sé par­ler et agir en leurs noms. Cer­tains revien­dront, je l’es­père, sinon à la F.A., du moins au militantisme…

… Je demeure convain­cu que l’i­nor­ga­ni­sa­tion et la confu­sion de la F.A. sont à l’o­ri­gine de toutes les crises pas­sées et pré­sente et qu’elles sus­ci­te­ront, dans un ave­nir plus ou moins proche, d’autres crises sem­blables ― si rien ne change.

Mais je suis éga­le­ment convain­cu main­te­nant qu’un cer­tain nombre de cama­rades n’ac­cep­te­ront jamais que la F.A. se défi­nisse comme une orga­ni­sa­tion révo­lu­tion­naire et que, par consé­quent, la loi de l’u­na­ni­mi­té, [?] avec rigueur, tous les efforts faits en ce sens sont par­fai­te­ment inutile…

… Je consi­dère donc désor­mais la F.A., non pas comme une orga­ni­sa­tion, mais comme un ras­sem­ble­ment hété­ro­gène de cama­rades se récla­mant tous de l’a­nar­chisme. En rai­son même des diver­gences pro­fondes qui séparent ses com­po­sants, ce ras­sem­ble­ment ne peut admettre ni struc­tures orga­niques, ni défi­ni­tion idéologique…

… Je lut­te­rai désor­mais au sein de la F.A. pour que celle-ci prenne, sans confu­sion pos­sible, les carac­tères propres à un tel rassemblement…

… C’est dans un but très clair que je prends cette nou­velle proposition.

Et ce but, c’est de lais­ser le champ libre à une future orga­ni­sa­tion anar­chiste et à un jour­nal de pro­pa­gande d’ex­pres­sion révolutionnaire

La Presse Anarchiste