La Presse Anarchiste

Comment le protectionnisme favorise le Travail national !

« La construc­tion des bateaux pour trans­ports flu­viaux était une indus­trie alle­mande. Jusqu’au début du xixe siècle cette indus­trie était cen­tra­li­sée dans les régions abon­dant en, bois, près de la rivière la Neckar. Elle était pros­père et renommée.

« Mais, vers 1850, l’établissement des voies fer­rées, plus rapides, cau­sa son déclin. Le bois, vers la même époque, céda la pla­cé au fer dans la construc­tion des navires, et, en même temps, la Hol­lande prit l’initiative, sur le Rhin, du pre­mier ser­vice de cha­lands remor­qués à la vapeur.

« L’industrie métal­lur­gique se déve­lop­pait, simul­ta­né­ment, en Alle­magne, et avec elle se des­si­na le long du Rhin, dans les chan­tiers alle­mands, un regain d’activité.

« Mais ce n’était qu’un feu de paille. Pen­dant les années qui sui­virent, la construc­tion des bateaux flu­viaux pas­sa, petit à petit, d’Allemagne en Hollande.

« Le Gou­ver­ne­ment et la Légis­la­tive s’en pré­oc­cu­pèrent d’autant plus que, sur le Rhin, un très grand nombre de navires bat­taient pavillon hol­lan­dais, et que la, majeure par­tie de ceux qui navi­guaient sous pavillon alle­mand, étaient construits en Hol­lande, avec du fer alle­mand.

« En 1907, 118 chan­tiers alle­mands occu­paient 1.479 per­sonnes, soit, en moyenne, 12, par chan­tier. Peu impor­tants, par consé­quent, ils construi­saient pour les besoins locaux presque uni­que­ment. Il y avait seule­ment 9 grands chan­tiers occu­pant 1.800 à 2.000 ouvriers ou total.

« Par contre, en Hol­lande, en 1911, il y avait 182 chan­tiers avec 19.000 ouvriers (104, en moyenne, par chan­tier), dont 4 occu­paient plus de 12.000 ouvriers, 122 de ces chan­tiers construi­sirent 1.659 navires, cubant 206.705 mètres cubes.

« Les trois quarts de ces navires flu­viaux, navi­guant en Alle­magne, sor­taient des Chan­tiers hol­lan­dais situés entre l’embouchure de la Meuse, 65 kilo­mètres en amont de ce fleuve. »

À quoi était dû ce phé­no­mène que, au lieu de com­man­der ses bateaux à ses propres construc­teurs, l’Allemagne les ache­tait à des construc­teurs. hol­lan­dais, qui, dans leur fabri­ca­tion, employaient du fer allemand ?

Pas loin à cher­cher : « Grâce aux tarifs doua­niers, le prix d’un bateau coû­tait, en Alle­magne, de 21.500 à 33.800 marks. En Hol­lande, il ne coû­tait que de 11.000 à 16.900 marks [[Pier­son, Confé­rence du 8 février 1918, Le Libre-Échange Inter­na­tio­nal, pages 125 à 132, 1 vol. chez Alcan.]].

On dut faire des brèches dans le « magni­fique tarif doua­nier » alle­mand, consi­dé­ré comme par­fait, pour réta­blir l’équilibre mais sans y réussir.
 
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Voi­ci, pour la France, quelques chiffres :

« Lorsque le droit de 7 francs sur le blé fut impo­sé, les bou­lan­gers, près de la fron­tière fran­co-belge, allèrent s’installer en Bel­gique pour payer la farine moins cher ; des bou­lan­gers belges se mirent à fabri­quer du pain pour la France, et tous le ven­dant meilleur mar­ché que ceux res­tés en France, le pain belge entra en quan­ti­té en France, allant jusqu’à Com­piègne, ce qui effraya les  pro­duc­teurs de blé du Nord, qui finirent par faire impo­ser un droit de 5 francs par 100 kilos sur le pain (Confé­rence Schelle, 1er février 1918). [[ Le Libre-Échange Inter­na­tio­nal, page 83.]]

Pen­dant la plus grande durée de la guerre, on a dû, en France, se pas­ser d’élévateurs pneu­ma­tiques pour la manu­ten­tion des céréales, à cause que l’industrie fran­çaise, han­di­ca­pée par les tarifs pro­tec­tion­nistes, ne pou­vait les fabri­quer qu’à des prix trop éle­vés. On dut en com­man­der en Angle­terre. [[ Bul­le­tin de la Ligue du Libre-Échange, de mai 1917, d’après Engi­nee­ring, de Londres.]].

Pen­dant ce temps le « Comi­té des Forges », auquel, pour des rai­sons qu’il n’est pas dif­fi­cile de devi­ner, on avait don­né le mono­pole de l’importation des aciers, fai­sait des béné­fices que Téry, dans l’Œuvre (24 jan­vier 1919), éva­lue à plus de 100 mil­lions. Il ache­tait, en Angle­terre, des aciers coû­tant 30 francs ; avec le change, les frais de trans­port, ça pou­vait lui reve­nir à 50 ou 55 francs. Il les reven­dait 95 francs ! Et, comme il était seul maître du mar­ché, et n’avait pas besoin de se gêner, il éle­va pro­gres­si­ve­ment les prix à 120 francs.

En 1910, lors de la révi­sion doua­nière, on dépo­sa un amen­de­ment ten­dant à faire fixer à 14 francs un droit nou­veau sur le chlore liquide, qui ne se fabrique pas en France. On (il serait inté­res­sant de connaître le nom de ce on) n’en deman­dait pas moins un droit pro­tec­teur !

La rai­son ? C’est qu’il existe un syn­di­cat de pro­duits chi­miques fran­çais qui vou­lait for­cer les fabri­cants de soie­ries de Lyon à employer l’acide chlor­hy­drique qu’il fabrique, acide d’un usage plus oné­reux et beau­coup moins pra­tique que le chlore liquide !

Le droit fut réduit à 4 fr., mais pas­sa mal­gré tout [[ Bul­le­tin de la Ligue du Libre-Échange, février1917, d’après l’Œuvre Éco­no­mique.]].

En 1882 – 1883, il exis­tait, en France, 497 raf­fi­ne­ries (de sucre), occu­pant 49.360 ouvriers.

En 1901 – 1902, avant la réforme qui sui­vit la Confé­rence de Bruxelles, on ne comp­tait plus que 382 usines occu­pant 42.774 ouvriers [[Schelle, Le Bilan du Pro­tec­tion­nisme en France, page 213, 1 vol., chez Alcan.]].

Mal­gré le pro­tec­tion­nisme, mal­gré les primes d’exportation, en vingt ans, la raf­fi­ne­rie avait per­du 115 usines, dont la fer­me­ture avait mis 6.586 ouvriers sur le pavé !

On dira, peut-être, que cette dimi­nu­tion peut être due à la for­ma­tion du trust des sucres, et à un meilleur ména­ge­ment de la main‑d’œuvre.

Mais comme le pro­tec­tion­nisme favo­rise la for­ma­tion des trusts et que l’économie de main‑d’œuvre ne pro­fi­tait qu’aux usi­niers, aux dépens des consom­ma­teurs, cela ne l’en condamne pas moins.

En ce qui concerne l’agriculture, les pro­tec­tion­nistes invoquent le sort de nos 6 mil­lions d’agriculteurs voués à la mort, à la misère, si leurs pro­duits n’étaient pas « protégés ».

Je trouve dans le livre : indem­ni­té « que la super­fi­cie des terres culti­vées en blé, en France, était en 1871, de 6.400.000 hec­tares ; elle aug­mente, pro­gres­si­ve­ment, jusqu’en 1884, pour atteindre 7.000.000 d’hectares. Elle s’est main­te­nue aux envi­rons de ce chiffre jusqu’en 1890 Depuis, elle a baisse peu à peu, et n’est plus que de 6.600.000 hectares. »

Ce qui prouve que le pro­tec­tion­nisme, s’il pro­tège quelque chose, ce ne sont pas celles pour les­quelles on l’invoque.

Les viti­cul­teurs fran­çais ayant exi­gé de forts droits sur les vins d’Italie et d’Espagne, ont réus­si à entra­ver l’importation de ces vins. Mais, pre­mier résul­tat, ils manquent des vins de cou­page qui leur ser­vaient à amé­lio­rer la sale vinasse qu’ils nous forcent, puisque pro­té­gés, à boire ; deuxième résul­tat, les viti­cul­teurs ita­liens et espa­gnols ont cher­ché des débou­chés ailleurs, dans les pays qui, jusque-là, avaient été tri­bu­taires de la France.
 
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La Suisse, pour ne pas être en reste de poli­tesse, ripos­ta par des tarifs plus hauts. Effet à pré­voir : les impor­ta­tions de France en Suisse qui, en 1890, dépas­saient 200 mil­lions de francs, tom­bèrent à 171 ; les expor­ta­tions de Suisse en France qui tour­naient autour de 124 mil­lions, tom­bèrent à 71 mil­lions [[ La France et la Suisse dans leurs rela­tions d’affaires, par D. Bel­let, une bro­chure, impri­me­ries Réunies, Lausanne.]].

Depuis, les deux pays semblent être reve­nus à une meilleure com­pré­hen­sion de ce que doivent être les rela­tions com­mer­ciales ; on s’est fait des conces­sions mutuelles et les choses se sont amé­lio­rées, mais sans que l’augmentation des échanges qui s’en est sui­vi ait réus­si, jusqu’ici, à atteindre les chiffres de 1180.

Quant au relè­ve­ment des salaires que, soi-disant, le « Pro­tec­tion­nisme » aide­rait à main­te­nir, c’est éga­le­ment un mensonge.

En Angle­terre, pays de libre-échange, les salaires sont plus hauts, et on y tra­vaille moins d’heures par semaine, qu’en France, pays « pro­té­gé ». Et le coût de la vie y est moins cher.
 
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Voi­là pour la pro­tec­tion du « tra­vail natio­nal ». Pour le com­merce, tou­jours d’après les publi­ca­tions de la « Ligue du Libre-Échange », j’ai don­né, dans des articles que doit publier Demain, des chiffres indi­quant que le com­merce des pays « pro­té­gés » venait bien en arrière des pays libre-échan­gistes, et pro­gres­sait beau­coup plus len­te­ment que le leur. Voi­ci un nou­vel exemple.

Par je ne sais quelle inad­ver­tance, la France a deux colo­nies où elle a oublié d’imposer sa poli­tique de pro­tec­tion : Côte d’ivoire et Dahomey.

« Pour les années 1899 à 1909, son com­merce avec la Côte d’Ivoire a aug­men­té de 207 %, et le com­merce étran­ger de 30 % seulement.

« Cette aug­men­ta­tion, dit le rap­port, est d’au­tant plus signi­fi­ca­tif, que, comme il a été indi­qué au début, les mar­chan­dises fran­çaises ne jouissent à leur entrée à la Côte d’Ivoire et au Daho­mey d’aucun avan­tage doua­nier rela­ti­ve­ment aux impor­ta­tions de matières étran­gères » [[ Guide du Com­merce et de la Colo­ni­sa­tion à la Côte d’ivoire, cité par J. Pier­son, confé­rence du 8 fév. 1918, Libre-Échange Inter­na­tio­nal, pages 123, Alcan, édit.]].
 
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« La Hol­lande a pas­sé par le régime protectionniste.

« En 1864, on pas­sa enfin une loi qui rédui­sait les droits dif­fé­ren­tiels aux Indes de 12 12 à 10, puis à 6 %.

Cinq années de pro­tec­tion à outrance (1848 – 50) avaient don­né à l’exportation un total d’affaires de 22 mil­lions ; cinq années (1868 – 1872), de pro­tec­tion réduite en don­naient 88 mil­lions. L’exportation pour les Indes Néer­lan­daises, à elles seules, don­nait une aug­men­ta­tion de 182 %.

« En même temps, l’exportation pour d’autres pays aug­men­tait dans des pro­por­tions ines­pé­rées, attei­gnant 2,5 fois le chiffre anté­rieur. Aus­si, en 1872, il ne res­tait plus aucun droit protecteur.

« …La France et l’Autriche ayant de trop fortes pro­duc­tions de filés, durent, quel­que­fois, en expor­ter en Hol­lande à bas prix, notam­ment en 1912 et 1913. Les fila­teurs en souf­frirent momen­ta­né­ment, mais ils com­prirent que cette inva­sion ne pou­vait durer. Les tis­sages ne pou­vaient absor­ber cette quan­ti­té de filés à bon mar­ché qu’à condi­tion de s’agrandir, et sitôt que les ventes à prix réduits des filés étran­gers ces­sèrent, les fila­teurs tirèrent immé­dia­te­ment tous les avan­tages de ces agran­dis­se­ments des usines de leurs clients par de plus impor­tantes commandes.

« La hausse des salaires sui­vit cette pros­pé­ri­té. Ils mon­tèrent de 250 à 260%, et les heures de tra­vail ont bais­sé de 10 %. Elles sont de 58 à 60 heures par semaine [[Confé­rence Pier­son, 8 février 1918, Le Libre-Échange Inter­na­tio­nal, pages 118 – 120, 1 vol. chez Alcan.]].
 
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« La mar­ga­rine inven­tée, il y a 50 ans, en France, est deve­nue une indus­trie danoise et hol­lan­daise, hol­lan­daise, sur­tout. Alors que la France en exporte deux mil­lions de kilos, la Hol­lande en exporte de 42 à 50 millions.

« Tout cc qui est néces­saire à la pro­duc­tion de la mar­ga­rine entrant en fran­chise, elle a pu se déve­lop­per libre­ment. C’est de France qu’elle tire une par­tie des graisses et de l’oléo-margarine dont elle a besoin.

« Mais ne s’arrêtent pas là les avan­tages qu’elle en tire. Le déve­lop­pe­ment de l’industrie mar­ga­ri­nière a entraî­né le déve­lop­pe­ment d’industries annexes.

« Par exemple, celle des huiles. Impor­tée au début, il y eut bien­tôt avan­tage à la pro­duire dans le pays même. Une usine pour le trai­te­ment des graines oléa­gi­neuses s’établit à Delft. Modeste, au début, elle prit bien­tôt un grand déve­lop­pe­ment. Actuel­le­ment, elle four­nit les huiles néces­saires à la consom­ma­tion inté­rieure, mais elle exporte aus­si ses produits.

« Cela a entraî­né le déve­lop­pe­ment, ou l’établissement, d’usines pour l’emballage, la fabri­ca­tion du maté­riel ; usines qui tra­vaillent pour l’exportation main­te­nant. Les usines étran­gères étant deve­nues tri­bu­taires de la Hol­lande pour un grand nombre de machines spé­ciales à la fabri­ca­tion de la margarine.

« Le même fait, du reste, s’étant pro­duit en Angle­terre par rap­port à la bis­cui­te­rie. Les farines, le blé, entrant libre­ment, et le sucre à bas prix ont faci­li­té le déve­lop­pe­ment de la fabri­ca­tion des bis­cuits. Ce déve­lop­pe­ment a entraî­né le déve­lop­pe­ment de tout l’outillage néces­saire aux bis­cui­te­ries [[Confé­rence Pier­son, Le Libre-Échange Inter­na­tio­nal, pages 138 – 139.]]
 
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« L’enlèvement des droits pro­tec­teurs ame­na, bien enten­du, un affais­se­ment dans l’agriculture hol­lan­daise. On ne passe pas d’un état pri­vi­lé­gié (pour les pro­prié­taires ruraux) à un état non favo­ri­sé sans dou­leur, et des ten­ta­tives pour réta­blir les droits pro­tec­teurs pour les pro­duits agri­coles furent faites à plu­sieurs reprises, mais repous­sées devant l’opposition des deux grands ports d’Amsterdam et de Rotterdam.

En fin de compte, n’étant plus pro­té­gés par l’État contre la concur­rence étran­gère, les agri­cul­teurs hol­lan­dais durent se pro­té­ger eux-mêmes, en cher­chant des moyens de culture plus ration­nels. Et, à la fin, des prai­ries cotées 1.500 flo­rins en 1890 étaient cotées 2.000 en 1913. La sur­face culti­vée s’accrut de 20.250 hec­tares. Le nombre des che­vaux aug­men­ta de 48.790 ; le bétail de 557.243 têtes ; les porcs de 925.044 ; les mou­tons de 41.536 ; les chèvres de 66.531.

« La pro­duc­tion du beurre fin aug­men­tait de 1 mil­lion de kilos ; l’exportation des oignons à fleurs pro­gres­sait de 5.700 tonnes à 17.100 tonnes, et la culture maraî­chère attei­gnait 210 mil­lions de kilos en 1912.

« L’exportation de 1901 à 1912 pro­gres­sa comme il suit :
 

Bétail de 46.353 à 77.088 têtes

Porcs, de 6454 à 343.267 têtes

Mou­tons, de 55.937 à 63.333 têtes

Agneaux, de 20.000 à 40.968 têtes

« L’exportation du beurre fin a aug­men­té de 23.207.043 kilos à 39.043.000 kilos, de 1905 à 1912. Les fro­mages de 44.657.000 de kilos à 59.432.000 de kilos.

« Enfin, les Pays-Bas ont 23 têtes de bétail par 10 hec­tares contre la France 6 » [[Confé­rence Pier­son, Le Libre-Échange Inter­na­tio­nal, pages 140 – 143.]].

Si, au lieu de perdre leur temps à cher­cher le merle blanc de la poli­tique, les élec­teurs savaient se grou­per pour faire leurs affaires eux-mêmes, le coût de la vie serait vite reve­nu à un taux plus normal.
 
[/​J. Grave./​]

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