La Réaction en Amérique. — Nous recevons des États-Unis de l’Amérique du Nord, particulièrement de la Californie, des appels désespérés contre la réaction américaine ; ils émanent de la California Labor Defence League, quelque chose comme notre Ligue des Droits de l’Homme, de diverses organisations ouvrières trade-unionistes, de groupes des Travailleurs Industriels du Monde, du journal The World, d’Oakland. D’autre part, les derniers numéros de Literary Digest, un des périodiques les plus impartiaux et les mieux renseignés que nous venons de recevoir, nous donnent des extraits de journaux de différentes nuances. Il nous est donc possible de nous édifier. L’espace nous manque pour parler de l’attitude brutale, féroce et arbitraire du Gouvernement de Washington ;; disons simplement qu’un vent de débauche, d’illégalités et de crimes « légaux » et gouvernementaux, souffle sur tous les États de l’Union américaine. Nous résumons :
Lois scélérates frappant les étrangers, nationalisés ou pas, de la peine, de l’expulsion et de la déportation en Russie ; les Américains qui seront reconnus comme faisant partie des unions révolutionnaires ou accusés d’entretenir des relations avec elles, seront passibles d’un emprisonnement de un à quinze ans ; le simple fait d’être abonné à un journal des Travailleurs Industriels suffit pour tomber sous la rigueur des lois. Les déportations en Russie sont reconnues comme étant une peine trop bénigne ; aussi on parle de déportations en masse dans les régions glacées de l’Alaska.
Des comités de citoyens dit honnêtes se sont formés et, sans aucune autorité légale arrêtent et assomment les militants ouvriers qualifiés « indésirables » ; cela, sous la protection des autorités locales et fédérales.
Les soldats de retour de la Grande Guerre ont formé eux aussi des Comités ; ils dévalisent et saccagent les centres ouvriers signalés, à tort ou à raison, comme étant susceptibles de troubler la quiétude des seigneurs de la ploutocratie ; les imprimeries des journaux subversifs sont également soumis au même régime ; la furie de ces forcenés n’a pas de limite.
Naturellement, les lynchages continuent ; mais ce qui nous apparaît plus révoltant encore, c’est que, dans les prisons, les militants ou simplement les « suspects » sont assommés par les habitués du crime de droit commun. Dans la prison de Chicago, plus de 100 militants ont été ainsi assommés ; un bandit célèbre en a assommé 10 à lui seul. La grande presse encourage ce nouveau genre de répression capitaliste, et elle qualifie de prisonniers respectables les auteurs de ces lâches agressions.
Le parlement de New York refuse de valider l’élection de cinq élus socialistes. La thèse de cette Assemblée parlementaire — le parti socialiste n’est pas un parti politique, mais une association de malfaiteurs — doit être présentée et soutenue devant le Congrès américain à Washington.
Le Ministère du Travail chargé des expulsions et des déportations des indésirables ne va pas assez vite ; aussi on l’accuse tout naturellement de bolchevisme, et s’ils ne s’avisent pas de faire du zèle le Ministre et ses collaborateurs seront, eux aussi, jetés dans les geôles de la ploutocratie autocrate.
Des législateurs à Washington ont voulu inclure dans le texte de leurs lois de répression le trade-unionisme américain, et notre vieille connaissance Samuel Gompers, président de la Fédération Américaine du Travail, est tout simplement accusé d’être un bolcheviste des plus dangereux.
Les Temps Nouveaux, fidèles à leur tradition, élèvent une protestation véhémente contre les agissements de la République américaine, qui a adopté chez elle les procédés de gouverner des czars et des kaisers de la vieille Europe, et ils dénoncent, sans hésitation, la duplicité démagogique de l’administration du président Woodrow Wilson.
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Comment on réprime. — Le camarade Léon Druart de Arma (Kansas) nous envoie un exemplaire de The Voice of Labor, un organe des Travailleurs Industriels du Monde (I.W.W.), paraissant à New York. Sur la couverture de ce périodique, qui paraît sous forme de revue, apparaît la figure d’une femme âgée horriblement mutilée ; c’est celle de la militante ouvrière, Mme Fannie Sellins, une des organisatrices de la Fédération Américaine des Mineurs et des Travailleurs du Fer et de l’Acier. Cette militante est une des victimes de la férocité des chiens de garde du capitalisme américain. Voici dans quelles, circonstances elle fut assassinée :
La scène se passe sur les bords de la rivière Alleghany, entre Brachenridge et Natrona, en Pensylvanie, une région minière à proximité de laquelle se trouve une des immenses usines du trust de l’acier. Il y a grève à la mine et grève aux usines. Les patrons ont recruté un peu partout des gens de sac et de corde pour l’accomplissement des plus viles besognes. Ces individus sont aussitôt assermentés, et armés de revolvers de gros calibre, de fusils pour la chasse à l’homme, autrement dit, fusils pour la répression des émeutes (riot guns), et d’énormes gourdins, signes caractéristiques de la police démocratique du Nouveau-Monde. Ces bandits, ainsi armés, opèrent sous les ordres du chérif, qui est supposé être leur patron. Le prétexte de leur existence est la défense de la propriété privée ; en réalité, ils ont pour mission d’intimider les grévistes par tous les moyens possibles, afin de les forcer à reprendre le travail. C’est dans ce sens que témoigne l’un d’eux, John Clemens, devant une cour de justice. Celui-là semble avoir des velléités de conscience, même avec un accent apparent de sincérité ; il dénonce ses camarades plus féroces que lui.
Ces bandits assermentés, que l’on appelle représentants du chérif — sheriff’s deputies — s’en vont dans le quartier minier où résident les mineurs et leurs familles. C’est une agglomération de cabanes (chacks) peu propres à l’existence d’être humains. Il semble qu’en ce moment il n’y ait que, des femmes et des enfants. Les briseurs de grève se mettent à jouer de leurs revolvers ; ils tirent à tort et à travers. Un homme qui se trouve à passer est blessé de plusieurs coup de feu, ensuite les policiers l’assomment à coups de gourdin ; et enfin un de ces bandits l’achève à coup de fusil.
En ce moment, Mme Sellins est occupée à rassembler les femmes et les enfants des mineurs pour les mettre à l’abri dans une tour, et les protéger ainsi contre les balles perdues. C’est alors que Norman Adams, le contrôleur de la mine, armé d’un gourdin qu’il a pris à l’un des policiers, s’avança vers la militante trade-unioniste ; après avoir lance des imprécations immondes, il la frappe au milieu du front. Puis, comme la malheureuse s’affaisse sur elle-même, il appelle le policier Pearson et lui dit : « Tuez-moi cette fille de chienne. » Celui-ci fait feu, Mme Sellins gît inanimée. Un autre policier, Joe Murray s’avance et tire trois coups de fusil sur le cadavre ; d’autres bandits s’approchent et s’acharnent à coups de crosse de fusil sur le corps d’une femme sans vie.
Malgré l’évidence des témoignages accablants coutre les bandits assermentés, l’enquête judiciaire a conclu que Mme Fannie Sellins avait été assassinée par des personnes inconnues, que les briseurs de grève s’étaient bien conduits, et qu’il était regrettable de constater l’extension que prenait le bolchevisme.
De tels crimes dans la grande République du Président Wilson ne soulèvent que peu ou pas du tout d’indignation. Dans ce pays, la vie est trop intense et l’on n’a guère le temps de s’indigner ; puis, dans la démocratie wilsonienne, une existence de prolétaire compte si peu que, ma foi, il ne faut pas être un démocrate respectable pour en parler.
Quand même, ce Norman Adams est un bien fieffé coquin, d’une lâcheté sans rivale, et digne de commander à des bandits aussi lâches et aussi sanguinaires que lui.
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