La Presse Anarchiste

La fin d’une mission

(Suite)
 

Deuxième étape dans la Montagne

Mer­cre­di, 24 novembre. — Le che­min des­cend au tor­rent et passe devant l’auberge. C’est une misé­rable mai­son aux murs faits de ron­dins, pas même écor­cés ; les inter­stices sont bou­chés avec de la mousse. Le toit est cou­vert de lourdes plaques schis­teuses. À côté de cette baraque, il y a un petit han­gar ouvert à tous les vents qui a ser­vi d’abri aux fugi­tifs en surnombre.

La nuit a été gla­ciale, le che­min est cou­vert de ver­glas. On s’en rend compte à la mon­tée qui est très dure ; on grimpe péni­ble­ment et on glisse ; les che­vaux glissent aus­si et ne peuvent avan­cer ; et cepen­dant ces bêtes ont le pas extrê­me­ment sûr. 

Nous sommes toute une pro­ces­sion à la queue leu leu. Un che­val tombe ; il faut attendre patiem­ment au milieu des jurons et des cris, qu’on le décharge, qu’on le relève, qu’on le rebâte, pour que la cara­vane reprenne sa marche.

En pas­sant, je remarque une femme serbe qui porte son nour­ris­son sur le dos dans un ber­ceau de bois empa­que­té dans une grosse cou­ver­ture rouge, bor­dée de bleu ; et ces cou­leurs tranchent vive­ment dans la blan­cheur de la neige. La femme monte la côte d’un pas régu­lier, sans se plaindre, avec l’apparence d’une volon­té têtue.

Un de nos che­vaux est tom­bé une fois à la mon­tée ; main­te­nant il faut des­cendre, et c’est aus­si dif­fi­cile. Un de mes cama­rades sou­tient le che­val blanc par la bride, moi je le retiens par la queue, tel est le pro­cé­dé en usage dans la région. Mais je n’avais jamais pen­sé qu’un jour je dusse tenir l’emploi de pale­fre­nier. Le pri­son­nier et l’interprète s’occupent du che­val brun. L’autre cama­rade, celui qui a mal au genou, suit péni­ble­ment avec son bâton ; toutes les pré­cau­tions qu’il prend ne l’empêchent pas de s’étaler deux ou trois fois à la descente.

Nou­velle chute d’un des che­vaux ; je crois me sou­ve­nir que nous avons glis­sé tous trois ensemble, je parle du che­val blanc et de ses deux conducteurs.

On arrive au bas, c’est-à-dire au tor­rent, mais le sen­tier remonte par une pente très raide. Ain­si le che­min épouse toutes les sinuo­si­tés du sol. Il ne s’élève pas pro­gres­si­ve­ment et len­te­ment comme une belle route fran­çaise de mon­tagne. L’effort dépen­sé dans la mon­tée est inutile ; bien­tôt une des­cente vous en fait perdre le béné­fice ; et on se demande si jamais on arri­ve­ra au col, on va si lentement.

En ce moment, la cara­vane est arrê­tée par un encom­bre­ment dans le sen­tier trop étroit. La gorge où nous sommes res­semble au décor de Car­men dans l’acte des contre­ban­diers. C’est une cohue de petits che­vaux por­tant des bal­lots enve­lop­pés d’oripeaux, et des coffres mul­ti­co­lores ; les conduc­teurs, des Alba­nais à l’air de ban­dits, au cos­tume blanc avec quelques haillons de cou­leur vive, ont le fusil en ban­dou­lière. Dans un petit espace près du tor­rent, entre des aulnes et des sapins, quelques fugi­tifs sont grou­pés autour d’un feu de cam­pe­ment au-des­sus duquel est sus­pen­due une marmite.

Je pro­fite de la halte for­cée pour me débar­bouiller avec une poi­gnée de neige et enle­ver la suie qui recouvre mon visage, simple net­toyage de Gascon.

La cara­vane reprend sa marche, mais la mon­tée est encore plus glis­sante que la pré­cé­dente. Il faut tirer et pous­ser les bêtes ; mal­gré les efforts et les cris, le che­val blanc s’écroule et écrase notre lan­terne dans sa chute. Voi­là de nou­veau la cara­vane immo­bi­li­sée. On débâte, on rebâte, mais le che­val ne petit avan­cer ; on taillade la glace du che­min à la hache, pour don­ner des points d’appui à ses sabots. Et puis il faut lui don­ner confiance ; on tire, on crie, on frappe ; enfin le plus dur est franchi.

Je me retourne. Ceux qui viennent après nous ont les mêmes dif­fi­cul­tés. Un grand diable d’Albanais, à cali­four­chon sur un che­val de bât, glisse dans le pré­ci­pice avec sa mon­ture. Heu­reu­se­ment, à cet endroit, la pente n’est pas tout à fait à pic, des sapins ont pous­sé là. L’Albanais se rac­croche à un arbre, ou vient à son secours, et il par­vient à remonter.

À un détour du sen­tier on entre dans un cirque où se ter­mine la val­lée. Le fond est for­mé par le mur blanc de la mon­tagne ; les points noirs des fugi­tifs sur la neige marquent les lacets du che­min qui s’étagent les uns au-des­sus des autres pour esca­la­der le mur. Avant d’arriver au pied, nous nous arrê­tons pour déjeu­ner. Nous grim­pons sous un sapin iso­lé près du che­min, afin de ne pas être assis dans la neige. Nous man­geons de notre cochon froid, des bis­cuits empor­tés de Priz­rend, et le reste du kaï­mak. Nous n’avons le temps, ni le moyen de faire du feu pour le thé.

Et puis, c’est la mon­tée inter­mi­nable par les lacets que nous avions aper­çus de loin. Il fait un soleil magni­fique ; on enfonce dans la neige fon­dante et on ne glisse pas ; seul je che­val brun fait une chute à cause de la mal­adresse de l’interprète.

Nous voi­ci au som­met du Cha­kor avec nue vue admi­rable. Nous sommes à 1.800 mètres d’altitude sur un petit pla­teau qu’occupent les ves­tiges d’un petit cime­tière. Aucune végé­ta­tion ; il y a, quelque temps que nous avons dépas­sé la zone des sapins. Nous nous asseyons quelques ins­tants pour nous repo­ser et jouir du panorama.

En arrière, c’est une sym­pho­nie de blanc avec les reflets bleus que fait le soleil dans la neige. En avant, du côté du Mon­té­né­gro, l’ensemble du pay­sage est d’un vert brun fon­cé ; dans le fond, au loin, c’est un véri­table chaos de mon­tagnes ; plus près de nous, la val­lée qui s’offre à nos yeux est blanche de neige sur le ver­sant orien­té au nord, tan­dis que des bois de sapins gar­nissent l’autre côté ; plus bas, quelques mai­sons éparses se montrent du côté ensoleillé.

La des­cente est assez facile. Bien­tôt nous arri­vons à la zone des sapins, puis, plus bas, à celle des hêtres, enfin appa­raissent des chênes et des cultures. Le soir tombe déjà ; nous arri­vons au vil­lage de Véli­ka, ce vil­lage que, d’après les pré­vi­sions offi­cielles, nous devions dépas­ser le pre­mier jour de notre départ d’Ipek.

Nous cher­chons un abri. Le fonc­tion­naire mon­té­né­grin nous fait conduire de l’autre côté de la val­lée ; il faut tra­ver­ser un tor­rent assez large sur une poutre ; je pense que j’aurais fait la gri­mace pour fran­chir le « por­tique », ici je n’ai pas d’hésitation. Nous arri­vons, four­bus, à une pauvre mai­son de pay­sans, un cha­let de bois qui ne com­prend qu’une pièce. Nous pou­vons ache­ter un pou­let et quelques pommes de terre que nous fai­sons cuire au foyer. Les gens nous cèdent leur lit, seul meuble du logis, c’est-à-dire une estrade de bois où nous cou­chons à deux, tout habillés, dans des cou­ver­tures. L’autre cama­rade et l’interprète se couchent sur la terre bat­tue, dans un autre coin s’étendent nos hôtes la femme, sa mère et deux enfants ; les hommes sont à la guerre.
 
[/​M. Pier­rot./​]
 
(À suivre.) 

La Presse Anarchiste