La Presse Anarchiste

Max Nettlau nous écrit

[(Les cama­rades des T.N. ont gar­dé sans doute le bon sou­ve­nir de notre vieil ami et col­la­bo­ra­teur Max Net­tlau. Ils se le rap­pellent, tra­vaillant sans relâche pour sa col­lec­tion de livres et jour­naux socia­listes, syn­di­ca­listes et anar­chistes qui sera un jour la pro­prié­té du peuple et qui ser­vi­ra aux études sérieuses des géné­ra­tions à venir. On voyait notre ami tan­tôt à Londres, tan­tôt à Paris ou à Genève, bou­qui­nant, étu­diant, jamais dés­œu­vré, enri­chis­sant tou­jours cette col­lec­tion unique.

Net­tlau avait héri­té de ses parents une for­tune qui lui aurait per­mis de vivre tran­quille­ment. Son grand savoir — peu d’hommes sont aus­si bon his­to­riens que lui — lui aurait assu­ré une brillante situa­tion. Mais il avait « mieux à faire » comme il dit, et il employait tous ses moyens à des tra­vaux dés­in­té­res­sés que d’autres n’avaient pas le loi­sir de faire. Lui-même vivait modes­te­ment ; tout ce qu’il avait, était pour la cause.

Sur­vint la grande guerre.

Pen­dant toute sa durée, nous avons à peine eu des nou­velles de Net­tlau qui, comme Autri­chien, était res­té à Vienne. Main­te­nant que la cor­res­pon­dance est de nou­veau pos­sible, nous avons repris les rela­tions d’antan et de « l’enfer » qu’est Vienne, nous arrivent de lui des nou­velles per­son­nelles et géné­rales qui inté­res­se­ront sans doute les amis et cama­rades des T. N. qui sont aus­si les amis et cama­rades de Nettlau.

Nous fai­sons suivre quelques extraits de ses lettres.
 
L. Cor­né­lis­sen-Ruper­tus.)]

[/​Vienne, 14 décembre 1919./]

… Vous lisez assez sur la situa­tion faite à Vienne pour que je ne vous en parle pas en détail. Pour quelqu’un qui peut dépen­ser dans une quin­zaine ce qu’autrefois (1914) il dépen­sait dans une année, il est facile de s’en tirer, et en géné­ral pour tous ceux qui trouvent quelqu’un plus faible à qui ils font sup­por­ter à leur place les suites de la hausse des prix. Comme je suis des plus faibles et abso­lu­ment dénué, je suis au fond de l’abîme et je n’ai qu’à y res­ter. Quelque jour, je pour­rai vous racon­ter, si cela vous fait plai­sir, com­ment je m’arrangeais et comme tout allait bien jusqu’en octobre 1913. Depuis, c’est sim­ple­ment affreux.

Je pas­sai encore une période sup­por­table de novembre 1918 à avril 1919. Depuis je vis presqu’entièrement de pain trem­pé dans l’eau, froide on chaude (noir­cie d’une appa­rence de café). Et depuis 3 semaines (vers le 20 novembre) le pain sup­plé­men­taire que j’achetai en contre­bande, n’arrive pas non plus et je suis depuis ce temps dans une pro­fonde misère : c’est-à-dire, j’ai le mini­mum d’articles ration­nés — 1 kilo de pain, une livre de pommes de terre, 120 grammes de graisse par semaine, ain­si qu’une demi-livre de farine, et 38 kilo de sucre par mois. Alors, il me reste donc ce pain, ces pommes de terre et un plat de mon inven­tion : des hari­cots, du maïs, de l’avoine, de la farine, du vieux pain, tout ce qu’il y a, mix­ture tou­jours variée, jetée dans une mar­mite et bouillie à l’eau et au sel. je suis curieux de savoir moi-même si je peux durer avec cela, sans le pain addi­tion­nel qui n’arrive plus.

C’est dans cette misère noire que tombent quelques bribes de la table des pays de l’Ouest. Ces envois ne peuvent jusqu’ici pas vrai­ment rele­ver mon poids, mais ils relèvent mon moral pour ain­si dire et recons­ti­tuent un sem­blant de pre­mier déjeu­ner (sans le lait). D’Angleterre, on ne peut pas envoyer du lard, ni bien d’autres choses ; cacao et café sont per­mis et, si vous n’êtes pas fâché de ce « broad hint » seraient bien, bien venus.

Ce sont là, ces paquets, des étin­celles qui éclair­cissent cette période sombre de l’hiver, sans feu jusqu’ici et le pétrole est invi­sible depuis un mois. C’est donc extrê­me­ment gen­til à vous et aux autres amis de pen­ser à moi. Je sais que cela ne peut pas durer et je dis plu­tôt adieu à ces belles choses quand, après des années, je les revois encore une fois, car je ne peux plus pen­ser à les acheter…
 
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[/​Vienne, 12 jan­vier 1920./]

Chers amis, le paquet est arri­vé ! Mer­ci à vous tous, les amis des T.N. Mer­ci aus­si au nom de mes oiseaux (qui sont peut-être les der­niers oiseaux de Vienne), pour ces actes de gen­tillesse envers eux.

Votre ami, por­teur du paquet, m’a paru vou­loir étu­dier la situa­tion faite à l’Autriche (Deutsch-Oster­reich) et par quels moyens le pays pour­rait sor­tir de cette misère absurde qui com­mence à sau­ter aux yeux de tout le monde, sauf de ses créateurs.

Il pour­ra faire son enquête en pleine liber­té, exac­te­ment dans la direc­tion et l’étendue qui lui convient : c’est-à-dire qu’il ira chez des socia­listes offi­ciels (les nou­veaux riches du socia­lisme) chez les socia­listes de cœur et non de par­ti, chez ceux qui se croient révo­lu­tion­naires et citez les quelques liber­taires, s’il veut…

Car, vrai­ment, pour moi, il y a deux pro­blèmes : ce qui convient à ce pays pour le sau­ver — et ce qui convient aux socia­listes et ouvriers de ce pays pour se trou­ver le mieux. Beau­coup d’entre vous ont recon­nu une « Union Sacrée » ; moi j’en recon­nais une entre les faibles et les vic­times, exclus — par des pro­cé­dés uniques au monde — depuis fin 1918 de l’humanité ; et en face de cela, la réa­li­sa­tion plus ou moins rapide du socia­lisme n’est pas urgente pour ce pays-ci qui, à lui seul, ne peut rien réa­li­ser du tout.

Donc autant je m’intéresse aux ques­tions géné­rales, autant je me dés­in­té­resse des par­tis socia­listes et com­mu­nistes. Les ten­ta­tions et les effets démo­ra­li­sa­teurs de l’autorité sont énormes ; tri­buns et révol­tés ne poussent pas que dans des uni­ver­si­tés — par la majo­ri­té cela se trans­forme en un tour de main en phra­seurs offi­ciels et sous-offi­ciers du nou­veau régime, ministres et arbei­terräthe et j’en ai la même hor­reur que j’avais des poli­ti­ciens. Mais cela tourne la tête à presque tous et au pauvre Gus­tave Lan­dauer cela a coû­té la vie — perte qui me rend plus furieux encore contre ces attrac­tions funestes d’un peu de pou­voir, cette géné­ra­li­sa­tion, vul­ga­ri­sa­tion de l’autorité qui est le sys­tème des « conseils » — qui mul­ti­plie l’autorité au lieu de la démo­lir. Cet indis­ci­pli­né par excel­lence d’autrefois, notre Erich Müh­sam, y a cou­pé tout entier ; de la for­te­resse, en sep­tembre, il pro­cla­ma son entrée au par­ti com­mu­niste, et constate théo­ri­que­ment que de l’œuf Marx et de l’œuf Bakou­nine, Lénine, en les cas­sant, a main­te­nant fait l’omelette défi­ni­tive. Un seul tient encore debout. C’est vrai­ment Pierre Ramus, par son jour­nal Erkennt­nis und Befreiung qui marche sur l’ancienne voie de Lan­dauer (Socia­lis­ten­bund) et ne rêve pas dic­ta­ture comme les autres…
 
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[/​Vienne, 24 jan­vier 1920./]

Votre ami constate que les socia­listes sont impuis­sants ici à réa­li­ser quelque vrai socia­lisme, chez vous impo­ser un frein huma­ni­taire à la bour­geoi­sie triom­phante ; ils sont donc impuis­sants en ce moment cri­tique à résoudre le pro­blème acute et momen­ta­né de la vie ou de la mort de ce qu’on appelle aujourd’hui « l’Autriche » ; donc leur opi­nion ne sau­rait pas l’intéresser pour l’enquête actuelle.

C’est, mon opi­nion aus­si : quand il s’agit vrai­ment de la vie phy­sique, morale, intel­lec­tuelle de mil­lions d’individus qui sont for­cés de vivre dans des condi­tions qu’on aurait trou­vé trop cruelles pour être impo­sées à quelques pauvres vic­times ani­males de la vivi­sec­tion dans un labo­ra­toire d’autrefois ; alors je ne suis pas de ceux qui, de cette misère encore ali­mentent l’eau du mou­lin de leur par­ti spé­cial : que les hommes crèvent, pour­vu que le par­ti vive et fleu­risse. Il y a une limite où le par­ti dis­pa­raît et l’homme seul existe. Cer­tains socia­listes, les plus en vue, en jouis­sance de leur nou­veau pou­voir, de leurs fonc­tions payées, etc., ne voient tou­jours que le parti.

Nous vivons dans des mondes dif­fé­rents, l’Ouest et le Centre de l’Europe. Pour le capi­ta­lisme de l’Ouest il n’y a que cette ques­tion : com­ment dis­po­ser pro­fi­ta­ble­ment de ce que l’Autriche pos­sède encore en popu­la­tion, richesses natu­relles, tré­sors d’art, etc. ; pour ce pays-ci la ques­tion est com­ment se rele­ver de la dépres­sion actuelle pour recons­truire une vie aus­si pauvre qu’elle soit, mais qui s’approche de nou­veau du niveau d’une vie nor­male. Pour Paris, l’Autriche est comme un che­val cre­vé dont la peau, les ongles, les entrailles, les os, peuvent encore être uti­li­sés par cer­taines indus­tries, et ne devront pas se perdre, puisqu’ils sont le gage d’une dette ; pour l’Autriche, ici, il s’agit d’un che­val malade qu’un peu d’orge, de bonne pâture peuvent encore remettre sur ses pieds. Quant à cre­ver, on peut faire cela tout seul, sans le capi­tal étranger.

Voi­ci un peu de manière à voir…
 
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Les T.N. dési­rent conti­nuer à envoyer régu­liè­re­ment des vivres à notre cama­rade Net­tlau. Faire par­ve­nir les fonds à Mme Cor­né­lis­sen-Ruper­tus, Bourg-la-Reine (Seine).

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