La Presse Anarchiste

Pertes de vies humaines et Pertes de matériaux

En tra­ver­sant à pré­sent les rues de Paris, on voit de tous côtés des équipes d’ouvriers occu­pés à faire des réparations. 

Ce sont, avant tout, les points de croi­se­ment des tram­ways et les voies aux entrées en ville des che­min de fer ; ce sont les rues le plus ani­mées et où le pavé a le plus souf­fert pen­dant les cinq années de guerre ; ce sont les répa­ra­tions les plus urgentes aux mai­sons ; bref ce sont les tra­vaux abso­lu­ment urgents qu’on est en train d’exécuter.

En pro­vince, un peu par­tout dans le pays, ce sont les mêmes pré­oc­cu­pa­tions pres­santes ; comme après une tem­pête, on peut mesu­rer d’après l’importance des dom­mages maté­riels l’immensité du désastre qui a frap­pé les populations.

Car, si on les regarde d’un peu plus près, toutes ces répa­ra­tions ne sont sou­vent que pro­vi­soires : on voit dans les pavés, du bois les trous béants com­blés par de gros cailloux ; même dans les artères les plus fré­quen­tées, la ville agit comme la mère de famille pres­sée qui, en rac­com­mo­dant les vête­ments de tra­vail de la famille, couvre hâti­ve­ment un trou avec une pièce de drap, en se disant : « Je le rever­rai un autre jour quand j’aurai le temps ».

Dans une seule ville, comme Paris, il y a des cen­taines de kilo­mètres de rues où le pavé doit être entiè­re­ment renou­ve­lé. Et pour­tant, faute de main‑d’œuvre, faute de matières pre­mières et d’argent, en un mot faute de tout, il est impos­sible d’y pen­ser pour le moment. 

Tous les moyens de trans­port et de com­mu­ni­ca­tion : lignes de che­mins de fer, grandes routes, ponts, etc., ont énor­mé­ment souf­ferts dans le pays, et sont en grande par­tie usés. Et si de tous les centres de France on rap­porte l’existence d’une véri­table crise des habi­ta­tions, c’est que des cen­taines de mil­liers de mai­sons se sont écrou­lées pen­dant la durée de la guerre et n’ont pas été rem­pla­cées par d’autres.

En somme, une dizaine d’années devront s’écouler avant que les moyens maté­riels de la pro­duc­tion et de la civi­li­sa­tion soient à peu près réta­blis en France, et puissent être com­pa­rés à ce qu’était leur situa­tion avant la guerre.

Évi­dem­ment, nous lais­sons hors de côté les régions dévas­tées où des mil­liers d’hectares de terres, n’étant plus labou­rables, ne sont bons qu’à être trans­for­més en forêts, ou res­te­ront, pen­dant les siècles à venir, des déserts témoi­gnant de l’état d’abrutissement où les hommes étaient arri­vés, en pleine civi­li­sa­tion capi­ta­liste, au début du xxe siècle.

Tous les pays bel­li­gé­rants de l’Europe souffrent d’une façon plus ou moins aiguë, sous le même fléau de l’épuisement des moyens maté­riels de la pro­duc­tion, bien que tous ne connaissent pas les hor­reurs que pré­sentent les régions dévastées.

Dans l’Europe Cen­trale, les résul­tats maté­riels de la guerre se sont même aggra­vés après l’armistice sous la rigueur des sti­pu­la­tions du trai­té de paix : livrai­son de bateaux, de loco­mo­tives et wagons de che­min de fer, de machines agri­coles, etc., etc.
 
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Mal­gré l’immensité des désastres maté­riels que la guerre a cau­sés à la vieille Europe, les pertes maté­rielles ont une impor­tance minime en com­pa­rai­son des pertes en vies humaines et en vita­li­té des populations.

Les 10 à 12 mil­lions de morts qu’on peut mettre, à peu près, au compte de la guerre, étaient des hommes dans la force de la vie ; les mil­lions d’estropiés, trop cruel­le­ment frap­pés, pour col­la­bo­rer encore d’une façon sérieuse à la pro­duc­tion sociale, le sont éga­le­ment ; de par ce fait seul, la socié­té humaine se trouve, après la guerre en Europe, écré­mée de ses meilleures forces.

Par­mi les popu­la­tions fati­guées, des épi­dé­mies d’après-guerre font des ravages for­mi­dables. Des dizaines de mil­liers d’individus, même forts et jeunes, suc­combent sous ce qu’on appelle de nos jours, par un terme quelque peu vague « la grippe ». Cepen­dant, on conseille sérieu­se­ment la vac­ci­na­tion contre cette grippe par un sérum anti-pes­teux, et il faut se deman­der si des mil­liers de cas de « grippe » qui se pré­sentent actuel­le­ment, ne sont pas de la même caté­go­rie que celles qu’on appellent après les guerres des siècles anté­rieurs, des cas de teste tout court.

En Europe cen­trale la mor­ta­li­té infan­tile, notam­ment celle des nour­ris­sons au-des­sous d’une année, est effroyable, et la tuber­cu­lose y fait des ravages pro­fonds. Un pro­fes­seur alle­mand a émis la sup­po­si­tion qu’à l’époque où la géné­ra­tion née vers l’époque de la guerre, aura atteint l’âge des études uni­ver­si­taires, les bancs du col­lège seront vides en Allemagne. 

L’Allemagne et l’Autriche sont peut-être les pays où les moyens maté­riels de la civi­li­sa­tion ont le moins souf­fert pen­dant la guerre : les mines, les usines, les habi­ta­tions, la végé­ta­tion y peuvent être négli­gées, fati­guées par quatre années de pro­duc­tion exces­sive sans les soins adé­quats néces­saires, mais, en appa­rence, elles sont res­tées intactes. 

Par contre, au point de vue de la situa­tion phy­sique et morale des popu­la­tions, les pays vain­cus de l’Europe cen­trale sont cer­tai­ne­ment par­mi les plus éprouvés. 

Déjà dans la deuxième année de la guerre, un Congrès d’instituteurs de l’Allemagne occi­den­tale se plai­gnait de ce que les éco­liers ne pou­vaient plus suivre les leçons de façon nor­male, à cause de l’état géné­ral d’anémie de toute la jeune génération. 

Or, on recons­truit les usines, les habi­ta­tions, on rem­place les arbres frui­tiers abat­tus par les obus, par d’autres arbres, et après une dizaine d’années — sauf l’exception des zones de feu — une région entière peut paraître com­plè­te­ment renou­ve­lée et repré­sen­ter plus de puis­sance pro­duc­tive et éco­no­mique que jamais ; mais on ne recons­truit pas de la même façon une géné­ra­tion humaine com­plè­te­ment abî­mée par ha guerre. 

On compte peut-être sur l’immigration, sur le nou­veau sang des pays res­tés neutres dans la guerre ; on compte sur les autres conti­nents du globe ? 

C’est là, en effet, un fac­teur qui aura une influence sen­sible en France, en Bel­gique, dans les pays res­tés vain­queurs. Mais l’Allemagne acca­blée par des impôts plus pesants qu’ailleurs, ayant per­du l’admiration sinon l’estime du monde entier, atti­re­ra moins d’éléments nou­veaux, éner­giques et entre­pre­nants que d’autres pays. Au point de vue éco­no­mique, le dan­ger est pré­ci­sé­ment pour elle que les meilleurs élé­ments ger­mains aillent colo­ni­ser l’immense Rus­sie et l’Asie, et que la Mère Patrie retom­bant au niveau de l’Irlande de nos jours, soit bien­tôt habi­tée par une popu­la­tion vieillie et abâ­tar­die, trop mal­heu­reuse pour hasar­der le départ à l’étranger et sou­te­nue sou­vent par des parents émigrés. 

Après la guerre de Trente Ans, l’Allemagne, déchi­rée, a connu deux siècles de dépres­sion géné­rale qui l’ont reje­tée à l’arrière dans le concert nations, jusqu’à ce que, enfin réta­blies, les popu­la­tions alle­mandes aient atteint, dans la deuxième moi­tié du xixe siècle seule­ment, le pre­mier rang par­mi les nations du monde.

La guerre mon­diale qui a pas­sé sur l’Europe comme un effroyable cau­che­mar, n’a pas lais­sé, dans la géné­ra­tion humaine actuelle, et notam­ment dans la popu­la­tion alle­mande, des traces moins pro­fondes, des ruines moins hideuses, que la guerre des reli­gions de 1615 – 1648. Et mal­gré tous les soins de la science moderne et toute l’aide inter­na­tio­nale que les siècles anté­rieurs n’ont pas connu, plu­sieurs dizaines d’années s’écouleront avant que ces traces soient quelque peu effa­cées et que ces ruines soient à peu près relevées.
 
[/​Christian Cor­né­lis­sen./​]

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