La Presse Anarchiste

Fernand Kolney (1868–1930)

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Fer­nand Kol­ney est par­ti. C’é­tait l’un de nos plus pré­cieux col­lab­o­ra­teurs (voir R.A. no2 et 3). L’ar­ti­cle inséré dans notre no3, sous le titre : « L’A­n­ar­chie mar­que-t-elle le dernier stade de l’évo­lu­tion rationnelle » fut prob­a­ble­ment l’un des derniers — sinon le dernier — qu’il écriv­it pour la presse anar­chiste. Grâce à la com­plai­sance de ceux qui l’en­touraient, nous pub­lions dans le présent numéro un extrait de Citoyenne Guil­lo­tine, ouvrage à paraître et ter­miné deux jours avant sa mort brutale.

Nos lecteurs trou­veront ci-dessous l’hom­mage que rend Aurèle Patorni à celui qui — par sa verve inci­sive, son nihilisme intel­lectuel, son esprit de jus­tice et d’indépen­dance — se mon­tra beau­coup plus proche de nous que beau­coup de soi-dis­ant « purs » qui n’ont d’a­n­ar­chiste que l’étiquette.

[/La Rédac­tion de la R.A./]

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Ce fut vers la fin de la guerre, sous la dic­tature de Clemenceau, que le hasard me mit entre les mains le pre­mier livre que je lus de Fer­nand Kol­ney : L’Amour dans cinq mille ans, pro­jec­tion radieuse de ce révolté mag­nifique. Ain­si, telle est la puis­sance extra-humaine d’une œuvre de jus­tice, qu’elle germe, se développe et féconde les cœurs qu’elle a choi­sis, alors même que les despotes ren­for­cent leurs cen­sures pour main­tenir l’ob­scu­ran­tisme idoine à leurs immon­des des­seins et con­fér­er au Men­songe, à la Déla­tion et à l’As­sas­si­nat, cette Trinité du patri­o­tisme en action, le priv­ilège des ver­tus civiques. 

Quel était donc ce Fer­nand Kol­ney, dont un seul livre venait de me boule­vers­er à ce point que je m’en­quis aus­sitôt de sa bib­li­ogra­phie ? Je recueil­lis des titres ; je sus qu’il avait pub­lié à une époque où les péd­a­gogues chargés de m’abru­tir selon les règles de l’U­ni­ver­sité n’avaient point jugé bon de m’avis­er de cet événe­ment lit­téraire, et, en courant vaine­ment à la recherche de ce pam­phlet, je ren­con­trai deux autres de ses livres, sol­dés à vil prix par des libraires illet­trés : Les Aubes mau­vais­es et L’Af­franchie.

Défini­tive­ment intox­iqué par cette lit­téra­ture, y trou­vant chaque jour des pru­rits nou­veaux à mesure que je la com­pre­nais mieux, elle me devint si néces­saire que je ne sor­tais plus sans un de ces vol­umes en poche, et qu’à l’in­star de La Fontaine deman­dant à cha­cun de ses amis s’il avait lu Baruch, je ne posais plus à mes ren­con­tres que cette ques­tion qui les lais­sait totale­ment coites : « Avez-vous lu Kolney ? »

J’eus plus tard le pourquoi de cette igno­rance. Le Salon de Madame Truphot, précédem­ment pub­lié et désor­mais con­sacré par le juge­ment du tri­bunal qui l’avait con­damné, avait déter­miné, par sa seule orig­i­nal­ité, la con­ju­ra­tion des cas­trats qui représen­tent, comme on sait, notre lit­téra­ture offi­cielle. Soucieux de se préserv­er des ruades de l’é­talon, ils usèrent à ses dépens de cette tac­tique si con­forme à la lâcheté con­tem­po­raine, en l’en­fer­mant dans le champ clos réservé à quiconque leur fait nar­gue d’ex­hiber sa virilité.

Mais Kol­ney n’é­tait point de ceux qui ont besoin, pour pro­duire, d’être stim­ulés par les coasse­ments de la cri­tique. Car il était de ces réfrac­taires supérieurs que le seul frot­te­ment avec les foules exas­père au point qu’ils tien­nent pour dégradants les tri­om­phes d’i­ci-bas, puisque toute con­sécra­tion n’est en somme que l’ex­pres­sion de la mul­ti­tude. Et, pour se main­tenir en per­pétuel état de révolte, son esprit n’avait point besoin de s’al­i­menter d’amer­tumes per­son­nelles ; il ne fer­men­tait si généreuse­ment que parce que seules la Rai­son, la Jus­tice et la Recherche de la Vérité com­po­saient son lev­ain. Ces trois élé­ments expliquent pourquoi Fer­nand Kol­ney pous­sa la con­cep­tion anar­chiste jusqu’à ses extrêmes lim­ites, pourquoi il eut la haine des forces bru­tales de la Nature, cette marâtre, comme il dis­ait, qui nous appâte par le Plaisir pour nous pré­cip­iter dans la souf­france ; pourquoi il se com­plut à imag­in­er, ain­si qu’il me l’écrivait un jour, la rébel­lion de l’atome con­tre l’én­ergie atom­ique et de l’in­tel­li­gence con­tre l’In­stinct.

Jugeant ensuite qu’il avait suff­isam­ment philosophé, ou plutôt con­sid­érant sans doute comme son héros M. Eliphas de Béothus, que les hommes ne méri­taient point de devenir intel­li­gents, n’ayant pas eu besoin de la guerre pour mépris­er la semence dont il était issu et tenir l’hu­man­ité pour une espèce mal­faisante. Fer­nand Kol­ney, après avoir stig­ma­tisé, dans L’In­sti­tut de Volup­té et dans Mar­i­anne à la Curée, les bom­bances et les igno­minies de l’Ar­rière, s’achar­na sur son représen­tant, l’hon­nête Poin­caré, le ban­quer­outi­er des qua­tre cinquièmes ou, plus exacte­ment, le fos­soyeur du franc, ain­si que le dénom­mait le pre­mier titre de son libelle. Telle fut la puis­sance de cet opus­cule qu’en dépit de la saisie dont il fut l’ob­jet, il restera désor­mais col­lé comme un papi­er à mouch­es au der­rière de ce casseur d’assi­ettes, jusqu’à ce qu’un de ses cimetières favoris, l’ayant à son tour hos­pi­tal­isé, cette éti­quette le fasse retrou­ver un jour par la Postérité qui l’ad­met­tra défini­tive­ment au Musée des Fantoches. 

Mais il faut vivre, et la satire ne nour­rit point son homme. D’autres livres suivirent, fan­taisies his­toriques, anec­dotes com­men­tées, textes choi­sis agré­men­tés de pré­faces où jail­lit sans arrêt l’inépuis­able faconde du pamphlétaire.

Et ce fut en plein épanouisse­ment de son génie que la mort est venue nous l’ar­racher ! Foudroyé par une embolie sur la voie publique, trans­porté aus­sitôt à l’hôpi­tal, son cadavre fut refusé à sa femme. Odieuse­ment for­mal­iste, esclave de ses règle­ments médié­vaux, l’Ad­min­is­tra­tion s’ob­sti­na à con­serv­er le corps, démon­trant ain­si une fois de plus l’asservisse­ment total de l’in­di­vidu à l’au­torité étatiste, aus­si stu­pide que cruelle.

Le Hasard, ain­si appelons-nous l’ensem­ble des caus­es devant quoi s’in­cline notre incom­préhen­sion, le Hasard a per­mis que la dernière œuvre à laque­lle il tra­vail­lait, La Citoyenne Guil­lo­tine, fût ter­minée deux jours avant la date fatale. Nous l’avons con­duit same­di au cimetière d’Ivry. Sim­ple cortège, digne d’un homme tel que lui, et bien dif­férent certes des mas­ca­rades offi­cielles, puisque la douleur de Mme Kol­ney, sa femme, et de Mme Lau­rent Tail­hade, sa sœur, put s’ex­haler par­mi la tristesse de tous, que trois amis vin­rent exprimer.

Devant la tombe ouverte, R. de Mar­mande ren­dit un hom­mage vibrant à celui dont toute la vie fut la protes­ta­tion d’un juste ; Louis de Gon­zague-Frick, évo­quant l’in­tim­ité qui l’u­nis­sait à Kol­ney et à Lau­rent Tail­hade, son beau-frère, pleu­ra la dou­ble perte de l’écrivain et de l’a­mi. Et la suave parole d’Han Ryn­er, imprégnée de sagesse antique, épan­dit la con­so­la­tion suprême dévolue à ceux qui ont spir­ituelle­ment vécu avec leurs dis­parus et n’ont aimé que ce qui en survivra.

[/Aurèle Patorni/]


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