La Presse Anarchiste

La Citoyenne Guillotine

chapitre III

La belle jour­née de Prai­rial finis­sait dans l’a­po­théose d’un cou­chant pourpre et lilas. Sur le pas des portes, dans ce fau­bourg popu­leux, les citoyens pre­naient le frais, se contaient les nou­velles en pro­ve­nance des armées, ou fai­saient cercle autour de ceux qui avaient assis­té aux exé­cu­tions du jour.

Il était huit heures et demie de rele­vée, lorsque le citoyen Luboin quit­ta son échoppe de tailleur de la rue des Filles-Dieu, ruelle étran­glée et puante qui s’a­mor­çait dans la rue Saint-Denis.

Exas­pé­ré par le soleil cru qui avait dar­dé ses rayons sur les murs cariés des hautes façades au long des­quelles cou­raient les tuyaux d’é­cou­le­ment des eaux ména­gères, l’o­deur forte des soirs de Paris l’en­ve­lop­pa. Par­se­mé d’î­lots de détri­tus accu­mu­lés, le ruis­seau fan­geux fer­men­tait. De la bouche de l’é­gout voi­sin, une buée rousse sor­tait en haleine méphitique.

Mal­gré l’hu­mi­li­té de sa condi­tion, le citoyen Luboin parais­sait être un homme déli­cat, car, assailli par le fumet fétide de la grande ville en trans­pi­ra­tion, il por­ta ses doigts fins et fuse­lés, quoique tout noir­cis de piqûres d’ai­guilles, à son nez. Puis, à la déro­bée, et comme s’il se défiait de faire paraître aux yeux de ses voi­sins un tel luxe aris­to­cra­tique, il plon­gea avi­de­ment ses narines dans un fin mou­choir de batiste impré­gné d’un soup­çon de musc.

Secré­taire de la Sec­tion des Gra­villiers, le citoyen Luboin n’é­tait autre que M. d’A­mil­ly. Pour chan­ger de per­son­na­li­té, il s’é­tait pro­cu­ré des papiers d’é­tat civil dans une de ces offi­cines qui pul­lu­laient dans Paris et en les­quelles des aris­to­crates deve­nus litho­graphes fabri­quaient de faux pas­se­ports et de faux assi­gnats, dont le mau­vais aloi ne le cédait en somme que de très peu à ceux qui sor­taient de la planche du citoyen Cam­bon. De plus, il avait cru devoir exci­per d’un métier manuel.

Dans tout le quar­tier, de Saint-Mar­tin à Saint-Mer­ry, son patrio­tisme était notoire, car, ser­vant une pièce d’ar­tille­rie, c’est lui qui avait tiré le pre­mier coup de canon sur les Tui­le­ries, au 10 août. En appro­chant le bou­te­feu de la lumière de la pièce, il avait sen­ti une volup­té, pareille à un délice char­nel, cou­rir dans ses fibres comme un ser­pent de feu. En ouvrant la pre­mière brèche dans la royau­té plus que mil­lé­naire, il appro­chait enfin de la réa­li­sa­tion de ses rêves, comme on approche d’une femme convoi­tée et qui se donne enfin ! En effet, la cou­ronne n’al­lait-elle pas pas­ser à la branche cadette. Mais, le matin du 6 novembre 93, Phi­lippe-Éga­li­té était mon­té, lui aus­si, sur la machine de Sam­son. Néan­moins, la mort de son maître, loin de le décou­ra­ger, avait rani­mé tous ses espoirs un ins­tant ébran­lés. L’a­vè­ne­ment de son fils, le duc de Chartres, un des héros de Jem­mapes, grâce au bul­le­tin fal­la­cieux de Dumou­riez, n’é­tait-il pas assu­ré par la logique des faits ?

À ses yeux, la Révo­lu­tion, cette période d’a­nar­chie et d’im­pu­dente déma­go­gie, ne pour­rait avoir qu’un temps. Pour lui, les san­glants éner­gu­mènes qui se dis­pu­taient le pou­voir en s’en­tr’é­gor­geant n’of­fraient aucune garan­tie dans la durée. La Ter­reur lui parais­sait devoir rebu­ter à jamais la Nation de la Répu­blique. La Conven­tion avait inau­gu­ré le jeu de quilles par­le­men­taire à la manière anglaise. Mais le pays tolé­re­rait-il long­temps encore que les quilles des par­tis fussent ren­ver­sées à l’aide de têtes cou­pées lan­cées à la volée sur l’a­rène de l’Assemblée ?

Au demeu­rant, pen­sait-il, le Fran­çais ne pou­vait vivre sans maître. La longue accou­tu­mance tenait lieu en lui d’au­to­ma­tisme. De lui-même, il se tour­ne­rait donc bien­tôt vers celui qui uni­rait le droit divin au droit popu­laire, pipé une fois de plus par la conces­sion appa­rente qu’on lui ferait. Au sur­plus, M. d’A­mil­ly savait com­ment on fabri­quait les maîtres. Il suf­fi­sait d’un évé­ne­ment pro­fi­table, aus­si­tôt mis en valeur par quelques écri­vains impudents.

Le seul obs­tacle était la ladre­rie sor­dide des d’Or­léans, mais l’An­gle­terre était là pour finan­cer l’a­ven­ture. En consé­quence, Mgr le Duc de Chartres régne­rait avant peu sous le nom de Louis-Phi­lippe Premier.

Pour­rait-il, d’ailleurs, en être autre­ment ? De longues années d’obs­cur dévoue­ment, au cours des­quelles, en jouant chaque jour sa vie, il avait rem­pli pour « la cause » le métier dif­fa­mé d’agent secret, devaient-elle res­ter sans récom­pense ? S’il en était ain­si, la preuve était faite que Dieu n’exis­tait pas, car le monde ne sau­rait témoi­gner sans scan­dale d’une pareille ini­qui­té. Or, n’é­tait-ce pas la plus fla­grante des injus­tices, que lui, Amil­ly, dont la bra­voure allait de pair avec une sur­pre­nante intel­li­gence, n’eût pu encore assou­vir que très impar­fai­te­ment les vices qui lui avaient été impar­tis par le Créa­teur, les­quels étaient le jeu et la débauche ?

Une seule fois, le duc d’Or­léans l’a­vait payé roya­le­ment. Il est vrai que ce ne fut pas de ses deniers : chose qui aurait été une sorte de renie­ment trop éhon­tée des tra­di­tions de la branche cadette. Il s’é­tait conten­té de l’in­té­res­ser dans une affaire que l’his­toire devait nom­mer l’escro­que­rie des Trois Princes. En effet, le prince de Galles, de concert avec le duc d’York et le duc de Cla­rence, avait pro­je­té de lever en France, sous garan­tie de ses biens et de son nom, un emprunt de deux mil­lions de livres sous­crits par voie d’o­bli­ga­tions au por­teur. Le duc d’Or­léans était l’a­mi per­son­nel en même temps que le conseiller finan­cier de l’hé­ri­tière du trône d’An­gle­terre. Pour rece­voir les actes, il avait four­ni son notaire, un sieur Bri­chard, lequel s’é­tait fait assis­ter de son col­lègue Chaudot.

Comme rabat­teur, Amil­ly devait par­ta­ger une somme de 200.000 livres avec un nom­mé Vedier, créa­ture du duc. Mais Vedier s’é­tait appro­prié non seule­ment toute la com­mis­sion, mais encore tous les fonds recueillis à Paris et en pro­vince, puis s’é­tait enfui à l’é­tran­ger. Cette vieille affaire étant venue, en 1793, à la connais­sance du Comi­té de Sûre­té Géné­rale, les notaires Bri­chard et Chau­dot avaient été exé­cu­tés. Il en avait été de même des ducs de Saint-Aignan et de Gesvres, accu­sés d’in­tel­li­gences avec Pitt, et dont tout le crime consis­tait, en somme, à s’être lais­sé jouer par Vedier, car ils avaient en mains des titres de l’emprunt désor­mais sans valeur, que le maître aigre­fin leur avait don­nés en repré­sen­ta­tion d’hy­po­thèques prises sur leurs terres. Il va sans dire que les trois princes anglais avaient refu­sé d’in­dem­ni­ser les autres sous­crip­teurs, qui avaient été pareille­ment lar­ron­nés sous leur haute garan­tie, car le monde irait à la dérive s’il n’é­tait pas per­mis aux princes comme aux États de se sous­traire à leur signature.

[/​Fernand Kol­ney

(La Citoyenne Guillo­tine, ou Le Roman d’un Aven­tu­rier sous la Révo­lu­tion.)/​]

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