La Presse Anarchiste

La Ruche

(suite)[[Voir la Revue Anar­chiste n°4.]]

Une impul­sion soudaine saisit Anymoon.

― Dites-moi, est-ce que Mme Rhyle est votre Prési­dente ? Les yeux de pois­son ne lais­sèrent apercevoir aucun signe de com­préhen­sion. Any­moon répé­ta sa question.

― Nous n’avons pas de Président. 

― En une sec­onde, Any­moon dev­ina ce qui avait pu se pro­duire. Le froid au cœur, il com­prit que, de la noble Con­sti­tu­tion qu’il avait édi­fiée pour le bien-être de ses conci­toyens, il ne restait que des ruines. Il était évi­dent que l’a­n­ar­chiste juif Cohen avait tout bal­ayé devant lui.

― Vous n’allez pour­tant pas me dire que Cohen s’est emparé du pouvoir ?

Les pâles paupières bat­tirent der­rière les lunettes.

― Je ne sais rien des noms que vous me citez. 

Any­moon regar­da tout autour de lui. La clarté d’une des lam­pes le plaçait au milieu d’un curieux tri­an­gle lumineux. Sur la place déserte, aus­si éten­due peut-être que la place de la Con­corde, de sem­blables tri­an­gles lumineux lui­saient, de moins en moins bril­lants, jusqu’à devenir de petites tach­es indis­tinctes, pro­duisant une impres­sion d’e­space infi­ni et de soli­tude illim­itée. Il lui parut être mis en face de l’é­ter­nité et de l’incommensurable.

― Com­bi­en de temps ai-je donc dormi ?

Le vis­age de Cire, le masque qu’il avait inter­rogé ne bougeait pas, demeu­rait impéné­tra­ble. Com­mandé par une impul­sion irré­sistible, il posa la main sur l’é­paule de cet être et le sec­oua. On aurait dit une poupée bour­rée de paille tant son corps appa­rais­sait flou et invertébré.

― Mais enfin, vous avez dû enten­dre pronon­cer ces noms ?

― Nous ne por­tons plus de nom, main­tenant, répon­dit l’étranger.

À ces mots, Any­moon com­prit l’abîme qui séparait ce présent du passé. Il con­tem­pla les traits livides, ridés.

― Quel est votre âge ?

― Dans les vingt ans ; nous ne nous préoc­cupons plus de l’âge, maintenant.

― Se peut-il que je sois resté endor­mi durant deux générations ?

Sans ajouter aucune foi aux légen­des à la Rip Van Winck­le, Any­moon savait que de tels faits étaient pos­si­bles. Il avait enten­du par­ler de per­son­nes qui avaient per­du la rai­son pen­dant de longues années, s’éveil­lant de ce qui équiv­alait apparem­ment à une transe, en pleine pos­ses­sion de leur lucid­ité. Il avait dû être vic­time de quelque mal­adie men­tale de ce genre. Mais com­bi­en de temps s’é­tait-il écoulé depuis qu’il avait été Prési­dent de la République britannique.

L’é­tranger par­tait. Any­moon le rejoignit et l’arrêta.

― Vous n’êtes pas Anglais ! s’écria-t-il. à voix haute, enflammée.

― Je suis né en Angleterre, répon­dit la voix monot­o­ne et inexpressive.

― Cepen­dant, vous devez être de l’Orient.

― Pourquoi ça ? 

― Vous ressem­blez à un Oriental.

― Nous sommes tous tail­lés sur le même patron.

Tan­dis qu’Any­moon se tenait immo­bile et pétri­fié, la curieuse créa­ture dis­parut sous le porche de l’im­mense bâti­ment d’où était sor­ti Anymoon.

― Mais com­bi­en de temps donc ai-je été malade ? Le vieux monde a sans doute disparu…
Et, la tête bais­sée, désolé, Any­moon s’en alla droit devant lui, sur la chaussée illu­minée, sans se souci­er où il allait.

[|III|]

En chemin, il croisa de nom­breux êtres, exacte­ment sem­blables comme forme, comme vête­ments, comme traits, à celui qu’il avait d’abord ren­con­tré. Par­fois ils mar­chaient isolé­ment, et par­fois ils mar­chaient groupés, mais ils étaient tous aus­si silen­cieux que des cadavres, et il ne vit jamais l’un d’eux adress­er la parole à son voisin. Ils ne prê­taient aucune atten­tion à sa présence, glis­sant sans bruit comme des ombres, le vis­age dépourvu d’ex­pres­sion ; tous por­taient des lunettes, et leurs regards étaient uni­for­mé­ment vagues. Il ne put trou­ver le courage néces­saire pour s’adress­er à l’un d’eux.

Il atteignit enfin l’ex­trémité de la place ; un immense édi­fice se dres­sa devant lui. C’é­tait, sans doute aucun, une usine. Le halète­ment inin­ter­rompu des machines s’en­tendait du dehors ; on perce­vait le son aigu du métal bat­tu et rebat­tu. Une foule de petits êtres vêtus de bleu, à cas­quette noire et à tresse blonde, entrait et sor­tait inces­sam­ment. Mû par la curiosité, il péné­tra à son tour par les portes toutes grandes ouvertes.

Il était entré dans un bâti­ment vrai­ment grandiose, bril­lam­ment illu­miné par des lam­pes opales­centes, sur­mon­té par une voûte gigan­tesque de verre et d’aci­er ressem­blant à une gare, mais bien plus spa­cieuse que les gares qu’il avait con­nues. Il se sou­vint involon­taire­ment des vis­ites de son enfance au Palais de Cristal, mais le Palais de Cristal n’é­tait pas com­pa­ra­ble, comme dimen­sions, à cet édi­fice, qui pou­vait mesur­er au moins un demi-mille de longueur, peut-être davan­tage. La largeur devait avoir la même dimen­sion, tan­dis que le dôme de verre qui s’él­e­vait au-dessus de sa tête devait mesur­er plusieurs cen­taines de mètres. Le planch­er du bâti­ment parais­sait être en béton, soigneuse­ment nivelé.

Sur les côtés de l’éd­i­fice se pro­fi­laient de longues rangées de tours et de machines-out­ils, qu’ac­tion­naient de petits groupes de cas­quettes noires, absorbés en leur tra­vail. Le bruit des lourds bat­te­ments des immenses marteaux à vapeur se réper­cu­tait tout à tra­vers le bâti­ment, tan­dis que de tous côtés jail­lis­saient des étin­celles métalliques. Mais ce qui rete­nait son regard était une vaste et curieuse machine qui occu­pait le milieu du plancher.

Cette machine ressem­blait. à un gigan­tesque biplan, car, s’él­e­vant à une grande hau­teur, deux larges plans, d’une enver­gure de plusieurs cen­taines de mètres, s’é­tendaient sous la voûte à l’in­fi­ni. Pou­vait-on dire selon toute apparence, elles étaient com­posées de minces feuilles métalliques, car elles n’é­taient pas translu­cides et étince­laient comme de l’aci­er. Sous ces ailes colos­sales, réu­nies par des poutres mas­sives et une forêt d’en­tre­tois­es, il y avait une coque aus­si vaste que celle d’un croiseur de dix mille tonnes. À son grand éton­nement, Any­moon s’aperçut qu’elle flot­tait dans une citerne gigan­tesque, juste assez grande pour la con­tenir, qui parais­sait se pro­longer jusqu’à l’ex­trémité de l’u­sine. Un escalier roulant menait au pont. Qua­tre énormes propulseurs, ana­logues aux bal­anciers de quelque immense machine à vapeur, sail­laient de la poupe.

(À suiv­re)

[/Horace Bleack­ley

(adap­té de l’anglais par E. Armand)./]


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