Je dirai une autre fois ce que je pense du cinéma, art complet, art collectif.
Pour l’instant, enregistrons seulement que les quelques cinéastes qui s’enthousiasment pour le cinéma soviétique insistent tout particulièrement sur l’intérêt que portent au cinéma « les dirigeants de l’U.R.S.S. », sur « les limites que tracent aux metteurs en scène » lesdits dirigeants, et nous montrent ce cinéma « mis au service d’un effort social unanime, capable de nous délivrer de l’individualisme » — Pierre Seize et Élie Faure dixit.
En effet, Léon Moussinac nous a quelque peu initiés à ce qu’est le cinéma soviétique. C’est le socialisme étatiste et administratif dans toutes ses qualités et dans tous ses défauts. À ne voir que les résultats — magnifiques — on ne peut que s’incliner. Mais il faut songer à ce que l’on ne voit pas : les metteurs en scène qui n’ont pas l’échine assez souple sont brisés et incapables de produire ; seuls, ceux qui se soumettent ont à leur disposition tous les moyens de réalisation. (S’inscrire en faux contre ce que j’avance serait nier la plus élémentaire des psychologies.) Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que les films produits soient des chefs-d’œuvre. C’est tout de même méritoire. Car, en France, par exemple, il y a un facteur argent aussi puissant que le facteur orthodoxie idéologique peut l’être en Russie ; et cependant, ce qui est produit en France est « Navet et Cie ». La foi, même née du fait de contrainte, élèvera toujours, alors que l’argent, malgré sa puissance, ne peut que corrompre.
Nous voilà au cœur même de tout le cinéma.
Les Russes ne cherchent pas à « commercialiser ». Ils cherchent à exprimer des sentiments, à communiquer une foi. Tout leur secret est là.
Le mot « école », très souvent, ne veut rien dire. Par exemple, aujourd’hui, l’« école de Paris », dans le domaine de la peinture… l’« école populiste », dans le domaine littéraire, sont davantage des classifications permettant de « faire troupeau » que des données répondant à quelque chose de profond. Il me semble qu’en matière cinéma, et peut-être parce qu’il s’agit d’un art encore jeune, le mot « école » a un sens plus profond. Nous avons eu, par exemple, une école suédoise, une école allemande, une école italienne : les films issus de l’une ou de l’autre avaient des traits distinctifs. Aujourd’hui, et plus que jamais, le mot école convient. Et je serai catégorique. Je vois présentement trois écoles :
École d’avant-garde : des bouts de bande, des essais de cinéma abstrait, des tentatives de cinéma pur ; école qui porte peut-être en elle l’avenir du cinéma, si elle n’est pas finalement rongée par ce cancer : le snobisme.
École soviétique : pas de « stars », mouvements de masse ; cinéma vivant, exprimant la vie réelle, exaltant la vie et la traduisant par des procédés simples.
École américaine : qui englobe tout le reste, que ce reste vienne d’Allemagne, de France, d’Amérique, d’Angleterre ou d’ailleurs ; là, c’est le conventionnel qui règne ; peu à peu, on ose quelques-unes des tentatives « d’avant-garde », mais on les note parmi un scénario idiot et des sous-titres stupides ; on « commercialise ».
Trois écoles se différenciant donc autant par la technique que par les scénarios. Le comique reste à part. Un cinéaste remarquait dernièrement que le cinéma soviétique ne s’était pas encore révélé dans ce domaine. C’est vrai. Et du comique américain au comique français, il y a une nuance appréciable.
À s’en tenir donc aux seuls résultats, reconnaissons que le cinéma soviétique est, avec Charles Chaplin et quelques hardis avant-gardistes, l’un des sommets du cinéma d’aujourd’hui.
Je ne citerai qu’un seul exemple : Lit et Sofa ou Trois dans un sous-sol. Quel magnifique poème d’amour libre, et combien magistralement exprimé ! Essayez d’imaginer ce que nos affairistes occidentaux ou américains auraient réalisé sur ce thème : quelque chose de très boulevardier, avec somptueuse mise en scène.
Donc, salut au cinéma soviétique.
Mais qu’il prenne garde ! Savoir s’il pourra se tenir sur les sommets !
J’ai débuté en parlant des « quelques cinéastes qui s’enthousiasment » pour lui. Les quelques, oui. Car on lui fait un gros reproche, et ma foi, malgré toute mon admiration pour lui, je fais chorus : il est une arme de propagande.
Entendons-nous bien : je ne suis aucunement de ceux qui prônent la Censure et les interdictions de projections. D’ailleurs, quelque jour, je traiterai de ce problème de la Censure. Pour l’instant, j’estime que l’exaltation d’une révolution comme le fait La Mère est sans doute moins malsaine que l’exaltation de la guerre comme le fait un Verdun. Les films soviétiques ont droit de cité en France et partout, comme n’importe quelle autre production étrangère. Il est tout bonnement ridicule de dresser des barrières à un art aussi universel dans son essence et dans son expression. Aucune confusion possible à cet égard. Je ne dénonce pas le propagandisme du cinéma soviétique par esprit réactionnaire.
Mais j’affirme que le cinéma, instrument de réclame et instrument de propagande, n’a aucun avenir devant lui. À ses débuts, il peut charmer, si un génie s’y exprime. Mais il déçoit vite et tôt devient ennuyeux. Et c’est peut-être le sort qui attend le cinéma soviétique s’il ne veille pas au grain. Je sais fort bien qu’une tourmente de l’importance de la guerre impérialiste de 1914 – 17, de la révolution bolchevique et de la guerre civile, est une mine d’inspirations. Et je me doute fort que tout, de ces tragiques années, n’a pas encore été exprimé par le film. Mais il n’y a pas que cela qui soit motifs à inspiration il y a la vie d’aujourd’hui en Russie. Il y a la Vie. D’ailleurs, le cinéma soviétique semble y arriver. Mais qu’il l’exprime sans arrière-pensée.
Car, propagande pour propagande, et l’idée ne m’est pas strictement personnelle, le cinéma capitaliste tout entier n’est que propagande — propagande bourgeoise — où le citoyen appliquant dans la vie la morale et l’instruction civique apprises sur les bancs de l’école est toujours récompensé. Ça, évidemment, c’est une « blague » aussi stupide que celle de l’idéologie de trop de filins russes.
Art et Vie, avant tout ; et cela nous sauvera de tout.
Et, à cet égard, je fais encore confiance au cinéma soviétique.
[/Léo
N.B. ― Ceux de mes lecteurs parisiens qui s’intéresseraient en principe à la création d’un Ciné-Club, association privée, indépendant de toute idéologie comme de tout snobisme, sont invités à m’écrire à la Revue Anarchiste, qui transmettra.