[[Cette lettre fut adressée fin février.]]
J’hésite devant l’extraordinaire ampleur du sujet. Il est difficile de parler de la présente situation de l’Espagne sans être forcé de se voir entraîné à suivre les innombrables mailles de la chaîne de l’histoire de ce pays, étrier de l’Europe…
Il faudrait pour cela plus de temps, plus d’espace que je n’en dispose, et il n’est pas dans mon intention de lasser le lecteur, plus ou moins au courant des informations officielles servies par la presse. Aussi ne m’attarderai-je pas à composer une étude documentée, que je réserve pour une autre fois, me bornant aujourd’hui à gloser le fait du jour : le discours de Sanchez Guerra.
L’on peut dire, sans crainte d’exagérer, que l’attention de l’opinion publique tout entière haletait, était comme suspendue, attendait de Sanchez Guerra je ne sais quel messianique mot d’ordre pour agir, pour faire… quoi ?
Républicains, radicaux-socialistes, conservateurs constitutionnels, états-majors sans troupes et sans crédit, tous, dans la même séance, attendaient que parlât l’homme chez qui s’incarne l’opposition systématique à la dictature.
Sanchez Guerra a parlé et, comme dans la fable, a accouché d’une souris… On attendait de lui une déclaration de foi républicaine, et il n’a fait que répéter ce que maintes fois il a déjà manifesté : exprimer son attachement à la monarchie, mais en même temps son dégoût pour l’abjecte personne d’Alphonse XIII, roi félon, traître au pays, à la Constitution et à ses propres ministres. De fait, les déclarations de Sanchez Guerra, faites à la face du pays, sont d’une transcendance grave et marqueront la. rupture définitive du pacte entre le roi et la Nation, du roi abandonné publiquement par ses hommes les plus attachés.
Sanchez Guerra a ratifié son mépris pour la royale famille, seule responsable d’une situation qui n’a pas de solution pacifique.
Alors il s’en remet au pays, seul juge de se prononcer dans cette conjoncture : C’est au pays de choisir entre la révision de sa Constitution on d’instaurer une république.
Sanchez Guerra — et avec lui tous les politiciens — eut peur de l’inconnu, qui n’est autre que la révolution. Il aurait suffi d’un mot de lui — un seul — pour que la déchéance de la monarchie fût proclamée. Il aurait suffi d’un geste des chefs des partis se trouvant dans son entourage pour que la situation politique changeât. Ils ont eu peur.
Il aurait suffi à l’organisation syndicaliste réformiste, ou bien au parti socialiste, de lancer le mot définitif, pour que les masses se jetassent dans la rue : mais ils ne veulent pas ça. Il aurait suffi que nous fussions organisés pour que la révolution sociale fût un fait dans l’Espagne entière…
On craint d’aborder la seule solution qui peut en finir avec une situation insoutenable, mais on n’ose pas. Cette solution ne peut venir que des anarchistes solidement organisés, secouant l’apathie des masses par le moyen des Syndicats ou la Confédération Nationale du Travail. Et je fais responsables les anarchistes, par leur insouciance, par leur oubli des responsabilités que nous devons prendre en mains, si à un gouvernement Bérenguer succède une dictature économique imposée par la Catalogne ploutocratique, en la personne de Cambo et du comte de la Mortera, fils du sinistre Maura, assassin de Ferrer, lesquels guettent l’occasion de se jeter sur une proie facile et offerte à toutes les ambitions.
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Il y a un mois que Primo est parti et déjà les esprits se sont refroidis. Le moment propice est passé. La censure serre et comprime la liberté de pensée plus fortement que jamais. Les déportations. Continuent.
Pedro Vallina, le camarade bien connu, vieillard que la Dictature obligea à quitter Séville, où il exerçait sa profession de médecin, pour se fixer à Siruela, un trou perdu de l’Estramadura, après six années de captivité, croyait arrivé le moment de redevenir libre de ses mouvements. Il n’en est rien. Par une lettre que je viens de recevoir de sa compagne, j’apprends que Bérenguer l’a destiné à un nouveau domicile forcé : on lui a signifié d’avoir à fixer sa. résidence à Estella (Navarre), nom qui rappelle celui qui sert de titre au marquisat de Primo.
Il faut que l’opinion française — et mondiale — s’en émeuve et proteste contre cette iniquité.
Bérenguer a rendu la liberté à tous les militaires séditieux. Nos camarades condamnés pour l’affaire de Véra et de Saragosse, et tant d’autres sont toujours en prison.
Primo est parti. Le régime se raffermit de plus en plus. Anarchistes, syndicalistes, révolutionnaires, qu’attend-on pour se constituer en un bloc et précipiter la révolution ?
[/A.G./]