La Presse Anarchiste

Centenaire de la conquête de l’Algérie, 18301930

Après diverses vicis­si­tudes faites d’in­quié­tudes et d’es­pé­rances, le par­ti jeune de la colo­ni­sa­tion fit pré­va­loir ses vues ; et ses desi­de­ra­ta furent pris en consi­dé­ra­tion par la Monar­chie de Juillet.

Les inté­rêts du Com­merce, de l’A­gri­cul­ture et de l’In­dus­trie s’i­den­ti­fiant à ceux de la poli­tique exté­rieure et métro­po­li­taine, l’af­faire fut conclue et l’oc­cu­pa­tion se déve­lop­pa sui­vant la volon­té des Chambres de Commerce.

La cam­pagne fut assez heu­reuse, les Arabes du lit­to­ral n’of­frant pas ou peu de résis­tance armée ; mais les troupes de débar­que­ment com­mirent de telles exac­tions et dépré­da­tions qu’elles firent naître dans les popu­la­tions indi­gènes le sen­ti­ment d’un grand dan­ger, et l’u­nion se fit entre ces groupes hété­ro­clites, sans carac­tères eth­niques for­mels, qui se sen­tirent soli­daires pour la défense de leurs biens et sur­tout de leurs vies menacées.

Tous ces Car­tha­gi­nois, Romains, Van­dales, Byzan­tins et Turcs, plus ou moins métis­sés d’au­toch­tones, se mêlèrent aux Kabyles qui enga­geaient la lutte défen­sive avec toute l’éner­gie du déses­poir. Aus­si, si les Bédouins, en majo­ri­té séden­taires et pas­teurs, lais­sèrent péné­trer l’en­va­his­seur, il n’en fut pas de même des nomades et des mon­ta­gnards, qui connais­saient le sort fait aux vain­cus par les troupes françaises.

La cam­pagne mili­taire dura de 1830 à 1841 ; elle fut sim­ple­ment la guerre avec toutes ses hor­reurs, mais la guerre au sens pri­mi­tif, où la bête humaine s’af­fronte, sans répit pour le vaincu.

Le plus fort, satis­fait de sa puis­sance, entend pro­fi­ter de son avan­tage immé­diat ; il se paye sur place et jus­qu’à satié­té ; il pille, il vole, il viole, il mas­sacre, il détruit. C’est toute l’his­toire des Romains détrui­sant Car­thage, des Euro­péens brû­lant Pékin, des Fran­çais pen­dant la cam­pagne d’A­frique ; d’ailleurs, les pièces à convic­tion sont nombreuses.

C’est le colo­nel Combes, du 47e de ligne, écri­vant d’O­ran, le 18 juin 1836 :

« Nous pûmes incen­dier, dans notre route, tout ce qui était brû­lable ; la cam­pagne fut un vaste océan de feu. Cette manœuvre fut conti­nuée les jours suivants. »

C’est le capi­taine Canrobert :

« Nous avons sur­pris de nuit une assez grande quan­ti­té de Kabyles et enle­vé plu­sieurs sortes de trou­peaux, des femmes, des enfants, des vieillards ; le sol­dat exci­té par l’ap­pât du pillage se livre aux pires excès. »

C’est le com­man­dant de Lioux, du 43e de ligne :

« Nous ren­trons d’une nou­velle expé­di­tion ; notre colonne avait mis­sion de tout rava­ger à plu­sieurs lieues autour de ses bivouacs suc­ces­sifs. En effet, l’on a beau­coup détruit ; des vil­lages entiers ont dis­pa­ru par l’in­cen­die, et plu­sieurs mil­liers de pieds de figuiers, d’o­li­viers et d’autres ont été coupés. »

C’est le lieu­te­nant de Castellane :

« Nous sommes res­tés plu­sieurs jours, détrui­sant les récoltes et les trou­peaux, et nous ne sommes par­tis que lorsque le pays a été com­plè­te­ment ruiné. »

C’est le colo­nel Pel­li­sier, fai­sant enfer­mer 800 per­sonnes dans des grottes, etc., etc.

Après onze ans de cette guerre impi­toyable, les Arabes sub­ju­gués s’in­cli­naient devant le fait accom­pli, et la colo­ni­sa­tion offi­cielle allait s’af­fir­mer dans ses dif­fé­rents systèmes.

N’ou­blions jamais que les inté­rêts du Com­merce et de l’In­dus­trie avaient com­man­dé l’en­tre­prise ; le gou­ver­ne­ment avait four­ni les troupes d’ex­pé­di­tion et d’oc­cu­pa­tion. Les inté­res­sés pou­vaient être satis­faits : ils n’a­vaient plus qu’à se pré­sen­ter au par­tage du butin. Les res­sources natu­relles étaient là, ils n’a­vaient qu’à les prendre ; les indi­gènes sou­mis pou­vaient être uti­li­sés. Mes­sieurs, ne vous gênez pas !… Ils pou­vaient bâtir, édi­fier, construire, exploi­ter, culti­ver, si tels étaient leurs inté­rêts, puis­qu’il étaient les maîtres et que l’ar­mée veillait au main­tien de l’ordre et de la sécurité.

En 1841, le branle était don­né, et la colo­ni­sa­tion allait entrer dans sa phase capitaliste.

La véri­té implique la nota­tion que nul plan d’en­semble n’a­vait été éla­bo­ré. Nulle entente préa­lable entre com­plices sur le sys­tème ; cha­cun tra­vaillait pour soi et ses amis.

L’ar­mée se payait d’une manière bru­tale, et les grands chefs ran­çon­naient à leur pro­fit : le maré­chal Bugeaud, duc d’Is­ly, le vain­queur d’Abd-el-Kader, accu­sa son subor­don­né, le géné­ral Bros­sard, d’être l’homme le plus cor­rom­pu qu’il fût ; celui-ci répli­qua que le duc, « héros sans tache », tra­fi­quait de sa fonc­tion, avait reçu 180 000 francs et avait négo­cié avec un mar­chand d’O­ran à qui il avait com­mu­ni­qué en sous-main la conclu­sion du trai­té de paix.

L’É­glise catho­lique, sou­riante à la conquête, ne pou­vait être trai­tée en pau­vresse ; les mos­quées allaient avoir la concur­rence des églises, mais, plus sou­cieux de biens maté­riels que de vic­toires spi­ri­tuelles pro­blé­ma­tiques, dès 1845, les Trap­pistes rece­vaient 1 000 hec­tares autour de l’an­cien camp de Staouëli.

L’Ad­mi­nis­tra­tion expro­priait sui­vant les demandes des Chambres de Com­merce d’Al­ger et de Mar­seille, et, dans ce désordre appa­rent, Indus­trie, Com­merce et Mer­cante y trou­vaient leur compte. Vaste était le champ, riche était la dépouille, et nul concur­rent sérieux ne pou­vait trou­bler la mise en suc­cion de la Terre pro­mise enfin trouvée.

Le favo­ri­tisme pro­fi­tait aux inté­rêts per­son­nels, mais l’é­co­no­mie poli­tique en socié­té capi­ta­liste obéit à des lois sévères, et l’im­por­ta­tion en Afrique du Nord de la civi­li­sa­tion bour­geoise allait, avec le temps, don­ner à la colo­ni­sa­tion son carac­tère capi­ta­liste, avec ses méthodes, ses moyens et ses riva­li­tés ; si dès le début elle man­quait de coor­di­na­tion, c’est qu’elle cor­res­pon­dait bien à l’é­poque de crois­sance ; mais déjà, paral­lè­le­ment à la métro­pole, elle posait les jalons de l’ex­ploi­ta­tion sys­té­ma­tique qui devait s’é­pa­nouir telle que nous l’ob­ser­vons aujourd’­hui : affir­ma­tion totale du capi­ta­lisme, véri­table maître de la colo­nie algérienne.

Dès 1845, nous pou­vons suivre l’ins­tal­la­tion des pri­vi­lé­giés dans leurs nou­velles pro­prié­tés, et mesu­rer le tra­vail accom­pli, tant, dans ses formes que dans ses buts, dans les méthodes et les résultats.

En 1845, le gou­ver­ne­ment concède 3 000 hec­tares, à Saint-Denis-du-Sig, à la Com­pa­gnie d’U­nion Agri­cole du Sig.

Le 3 décembre 1846, Lamo­ri­cière, par ordon­nance royale, dis­tri­bue 80 000 hec­tares à cinq cents familles ; toutes ces terres deviennent la proie des adju­di­ca­taires et des compagnies.

En 1847, 37 000 hec­tares subissent le même sort.

De 1861 à 1870, 116 000 hec­tares sont dis­tri­bués entre vingt et un centre de moyenne colo­ni­sa­tion, et 400 000 hec­tares sont livrés à des socié­tés capi­ta­listes ain­si nom­mées. En 1862 et 1863, en bor­dure du lit­to­ral constan­ti­nois, 160 000 hec­tares de belles forêts sont concé­dées pour 90 ans à une tren­taine de béné­fi­ciaires, tous amis du gou­ver­ne­ment. En 1863, le capi­ta­lisme fran­çais passe un com­pro­mis avec les chefs indi­gènes : par l’in­ter­mé­diaire du chef des Arabes déjà admis dans le cercle des affaires, il est dis­tri­bué 34 000 hec­tares à 315 chefs, caïds, aghas et mara­bouts. Grâce à cette libé­ra­li­té, les colons fran­çais s’as­su­raient le « loyal concours » des requins rouges, éle­vés au rang de col­lègues ; capi­ta­listes arabes et euro­péens signaient une alliance qui ne devait plus se démen­tir ; l’ex­ploi­teur indi­gène trou­vait des avan­tages dans la tra­hi­son, et l’Eu­ro­péen ne payait pas trop cher le cadeau qui devait le pré­mu­nir contre toute révolte, lui four­nir des média­teurs et des agents dis­sol­vants chez la race vaincue.

En 1865, on concède 25 000 hec­tares à la Socié­té de l’Ha­bra, 100 000 hec­tares à la Com­pa­gnie Algé­rienne. De 1871 à 1880, l’ef­fort de la colo­ni­sa­tion porte sur le peu­ple­ment. 264 ter­ri­toires sont créés et 8 341 lots, por­tant sur 401 000 hec­tares, passent aux mains des Euro­péens. Mais, dès 1880, les res­sources fai­blissent, le nombre des conces­sions à attri­buer devient plus faible. De 1881 à 1890, on agran­dit les sur­faces de 170 000 hec­tares, et de 1891 à 1900, c’est encore 120 107 hec­tares qui échappent aux indigènes.

Depuis cette date, de nom­breux règle­ments sont inter­ve­nus la situa­tion n’é­tant plus la même, toutes les por­tions étant prises, et le capi­ta­lisme ayant atteint un stade supé­rieur, il s’en­suit que l’ex­pro­pria­tion et le par­tage des terres doivent avoir recours à des argu­ments pro­cé­du­riers qui sta­bi­lisent la situation.

Il serait vain d’é­pi­lo­guer devant l’é­vi­dence des chiffres. Toutes ces socié­tés, soli­de­ment ins­tal­lées, ont tiré le maxi­mum de béné­fices de la situa­tion pri­vi­lé­giée qui leur était faite ; elles ont empê­ché l’é­ta­blis­se­ment des petits colons, comme en France elles éclipsent les petits pro­prié­taires. Des for­tunes furent édi­fiées, soit par l’ex­ploi­ta­tion directe du sol, soit par des spé­cu­la­tions suc­ces­sives, tel le domaine de la Mac­ta, de 25 000 hec­tares, payé 25.000 francs par J. Cahen le 21 juillet 1864, et qui fut reven­du, après trois spé­cu­la­tions, le 20 décembre 1877, pour 8 mil­lions à la Socié­té du Domaine de l’Habra.

Incon­tes­ta­ble­ment, les capi­ta­listes pro­prié­taires n’ont rien négli­gé pour mettre en valeur leurs domaines res­pec­tifs : les ports d’Al­ger et d’O­ran furent agran­dis ; des routes furent tra­cées pour per­mettre la cir­cu­la­tion entre les centres de colo­ni­sa­tion ; des che­mins de fer, des ponts, des tra­vaux d’ir­ri­ga­tion furent construits et édi­fiés, sui­vant les besoins expri­més, soit pour faci­li­ter l’é­cou­le­ment et le trans­port des récoltes et des mar­chan­dises, mais si vous pre­nez le plan de ces tra­vaux, vous y ver­rez qu’ils répondent tou­jours à des néces­si­tés de telle ou telle socié­té ou com­pa­gnie, et puis­qu’à la colo­nie l’in­té­rêt géné­ral des indi­gènes ne se confond pas exac­te­ment avec celui des colons, il est utile de faire remar­quer que le déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme en Algé­rie n’a jamais tenu compte de la popu­la­tion musulmane.

La colo­ni­sa­tion capi­ta­liste ne s’embarrasse jamais des prin­cipes d’hu­ma­ni­té, de droit, de jus­tice, de civi­li­sa­tion ! La situa­tion par­ti­cu­lière dont elle jouis­sait lui per­mit de réa­li­ser son but sans avoir à se camou­fler : elle visait à faire de l’argent, à réa­li­ser des béné­fices, et tou­jours davan­tage ; là-bas, elle ne trou­vait aucun obs­tacle à sur­mon­ter : bien au contraire, par­tout des com­pli­ci­tés. Aus­si, à tra­vers la colo­ni­sa­tion, nous pou­vons suivre le capi­ta­lisme dans l’emploi de ses moyens radicaux.

Voyons en effet la situa­tion faite aux indi­gènes par les nou­veaux maîtres du pays.

Dépos­sé­dé de ses biens, terres, trou­peaux, refou­lé dans les terres arides, l’in­di­gène se trou­va aux prises avec de graves dif­fi­cul­tés. Cer­tains fuirent loin de leur pays, et ce furent les exodes de 1910 – 1911 vers la Syrie turque. D’autres fois, spo­lié, il accepte de pas­ser au ser­vice du maître, et sa situa­tion d’ex­ploi­té prend un carac­tère tragique.

Le salaire moyen qui lui est alloué est tou­jours de beau­coup infé­rieur à celui que le capi­ta­lisme paye à la métro­pole ; aujourd’­hui encore, à tra­vail égal, l’in­di­gène gagne 8 francs, 10 francs, rare­ment 12 francs pour une jour­née de dix à douze heures. Une main-d’œuvre affa­mée, mépri­sée, per­met aux action­naires de tou­cher de gros divi­dendes. Mais par­fois les tra­vailleurs déses­pé­rés tentent de se révol­ter ; les troupes d’oc­cu­pa­tion sont main­te­nant ins­tal­lées défi­ni­ti­ve­ment, et chaque fois la rébel­lion fut impi­toya­ble­ment écra­sée. Il en fut ain­si en 1864 dans le Sud-Ora­nais, en 1879 et 1916 pour les Aurès, en 1881 celle de Bou-Ama­ma, et la plus impor­tante, celle de 1871, englo­bant Kabyles et Arabes.

Après la guerre 1914 – 1918, il y eut en Algé­rie un gros mou­ve­ment de tra­vailleurs indi­gènes venant cher­cher en France de meilleures condi­tions de vie. Aus­si­tôt, le capi­ta­lisme colo­nial exi­gea de l’Ad­mi­nis­tra­tion le main­tien de ses sujets sur les ter­ri­toires dont il était le maître. Il obtint satis­fac­tion, et une régle­men­ta­tion sévère endi­gua l’exode des indi­gènes ; la cir­cu­laire du 10 sep­tembre 1926 oppo­sa son bar­rage à toute nou­velle ten­ta­tive de ce genre.

Cepen­dant, si le pau­pé­risme et la carte for­cée liaient iné­luc­ta­ble­ment l’in­di­gène à son pro­prié­taire, celui-ci prit des dis­po­si­tions com­plé­men­taires qui devaient aug­men­ter ses garan­ties de capi­ta­liste exploiteur.

Tout le sys­tème admi­nis­tra­tif de l’Al­gé­rie tend vers ce but ; les dif­fé­rences qui donnent à cha­cune des trois divi­sions admi­nis­tra­tives un sta­tut par­ti­cu­lier répondent à des inté­rêts locaux, mais le sys­tème est uni­la­té­ral et conserve une homo­gé­néi­té parfaite.

Dans les com­munes de plein exer­cice, les maires appliquent le Code de l’In­di­gé­nat à leurs admi­nis­trés non-élec­teurs, et ceux-ci forment les onze dou­zièmes de la popu­la­tion musul­mane ; ces com­munes com­prennent sou­vent de quatre à vingt mille indi­gènes, et les Conseils muni­ci­paux appe­lés à gérer les inté­rêts de la col­lec­ti­vi­té sont élus par dix, vingt, cin­quante, rare­ment cent élec­teurs euro­péens. Dans les villes où le col­lège élec­to­ral admet la repré­sen­ta­tion arabe, celle-ci ne peut jamais dépas­ser le tiers du Conseil ; consé­quem­ment, les quelques colons pro­prié­taires ont toute faci­li­té pour gérer leurs affaires per­son­nelles et faire peser de lourdes charges sur les indi­gènes sacrifiés.

Les com­munes mixtes, diri­gées par des admi­nis­tra­teurs, accusent davan­tage ce carac­tère ; elles sont sou­mises aux lois d’ex­cep­tion. Indi­gé­nat, tri­bu­naux répres­sifs, cours cri­mi­nelles, sur­veillance admi­nis­tra­tive ; les popu­la­tions payent de lourds impôts, des amendes, subissent les réqui­si­tions arbi­traires, et les admi­nis­tra­teurs sont à la fois juges et par­tie dans les affaires concer­nant leurs admi­nis­trés. Dans ce régime du bon plai­sir, l’Ad­mi­nis­tra­tion repré­sente direc­te­ment le capi­ta­lisme en action, elle l’aide et le sou­tient dans l’ex­ploi­ta­tion de l’in­di­gène, tenant ce der­nier dans ses filets ser­rés de la sur­veillance et de la répression.

Dans les ter­ri­toires mili­taires, le sys­tème oppres­sif trouve son maxi­mum de déve­lop­pe­ment ; ces régions subissent la dic­ta­ture des offi­ciers des Affaires Indi­gènes, qui sont les maîtres abso­lus dans leurs centres et dont la sou­ve­rai­ne­té totale ne connaît ni contrôle ni frein.

C’est l’in­di­gé­nat aggra­vé et appli­qué par des mili­taires, qui dis­tri­buent des cor­vées, des gardes de nuit, des coups de nerf de bœuf, etc., etc.

Les ter­ri­toires sont de vastes casernes où l’ha­bi­tant et tout ce qu’il pos­sède sont la pro­prié­té du chef de bureau arabe ; aus­si, depuis la conquête du Sud, les résul­tats s’ins­crivent sous la rubrique « désastre » dans ces contrées aban­don­nées à la gloire du sabre.

Une popu­la­tion rui­née, déci­mée par le typhus ; le nomade accu­lé au vol et à la men­di­ci­té ; une situa­tion géné­rale cri­tique où l’in­di­gène en ser­vage cultive la haine de ses bour­reaux, plon­gés dans le luxe et le plaisir.

Le scan­dale de Laghouat en 1920 et le cercle de Djel­fa ont illus­tré tra­gi­que­ment ces situa­tions. Les Mek­nès mou­raient, par cen­taines, de misère phy­sio­lo­gique ; des sommes impor­tantes furent envoyées pour les secou­rir ; l’ad­mi­nis­tra­teur pré­va­ri­ca­teur et escroc les détour­na à son pro­fit ; accu­sé et pour­sui­vi, il fut acquit­té, parce que la sou­ve­rai­ne­té fran­çaise devait être main­te­nue mal­gré et contre tout.

Toute l’ad­mi­nis­tra­tion est créée pour don­ner la carte blanche au capi­ta­lisme colo­nial, et si nous rap­pe­lons que l’in­di­gé­nat date de la IIIe Répu­blique, le 29 mars 1874, nous trou­ve­rons qu’il cor­res­pond à la période de déve­lop­pe­ment de la socié­té capi­ta­liste tant en France qu’à la colonie.

La civi­li­sa­tion bour­geoise ne se trou­vait pas encore satis­faite ; certes, le peuple colo­ni­sé était sou­mis, le capi­ta­lisme exploi­tait à son gré les res­sources du pays, maté­rielles et humaines, mais il avait d’autres exi­gences, car si le pré­sent lui don­nait satis­fac­tion, il enten­dait aus­si se pré­mu­nir pour l’avenir.

Au contact for­cé des Euro­péens, le pro­lé­ta­riat indi­gène pou­vait prendre des exemples et pui­ser des ensei­gne­ments : il fal­lait parer à cette éventualité.

Le capi­ta­lisme, créa­teur d’an­ta­go­nismes, ne peut main­te­nir ses posi­tions avan­ta­geuses qu’à la condi­tion expresse que la masse des exploi­tés reste dans l’é­tat de mino­ri­té men­tale et de sou­mis­sion abso­lue : si pauvre que fût l’é­du­ca­tion des tra­vailleurs en France, elle obli­gea le capi­ta­lisme à com­po­ser avec le monde du travail.

En Algé­rie, les exploi­teurs conscients du dan­ger entendent empo­cher toute évo­lu­tion sociale des indi­gènes et retar­der la phase aiguë qui les oppo­se­ra à leurs maîtres ; mais la sou­mis­sion ne peut être main­te­nue et le capi­ta­lisme ne peut conser­ver le sta­tu quo qu’en main­te­nant le peuple colo­nial dans l’é­tat d’i­gno­rance, en lui refu­sant toute pos­si­bi­li­té d’ins­truc­tion et d’é­du­ca­tion qui pour­rait hâter son déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel, la conscience de ses droits et la connais­sance de sa valeur humaine.

En 1830, les indi­gènes ne rece­vaient l’ins­truc­tion que dans les éta­blis­se­ments cora­niques, centres reli­gieux, foyers d’obs­cu­ran­tisme au même titre que toutes les écoles reli­gieuses de France ; néan­moins, ces écoles étaient fré­quen­tées par 300 000 indigènes.

En 1930, les écoles indi­gènes, y com­pris les écoles-gour­bis sont au nombre de 520, avec 38 000 élèves pour une popu­la­tion de 5 mil­lions d’ha­bi­tants, et ce chiffre est encore exa­gé­ré, car la situa­tion misé­reuse des parents les oblige à employer leurs enfants dès l’âge de 6 à 8 ans.

Par contre, en Algé­rie, il existe 1 200 écoles euro­péennes, avec 110 000 élèves pour 7 mil­lions d’ha­bi­tants. À Alger-Ville, il y a 6 000 enfants musul­mans des deux sexes dans la rue ; dans les trois dépar­te­ments, il y en a 600 000. Les écoles supé­rieures, les Méder­sas, ne reçoivent que les fils des grands chefs et des fonc­tion­naires dont le loya­lisme est acquis.

C’est bien la démons­tra­tion la plus élo­quente que capi­ta­listes arabes et capi­ta­listes euro­péens s’ac­cordent pour le par­tage des postes de com­man­de­ment et le main­tien de l’obs­cu­ran­tisme chez le peuple exploi­té, mal­gré les demandes réité­rées d’é­coles for­mu­lées par les indi­gènes eux-mêmes.

Avec ces pré­cau­tions, la colo­ni­sa­tion capi­ta­liste prend des assu­rances sur l’a­ve­nir, et le sys­tème d’ex­ploi­ta­tion a toute la cohé­sion vou­lue pour fonc­tion­ner sans surprise.

Aus­si le capi­ta­lisme n’a­vait plus rien à se refu­ser en 1914, le recru­te­ment obli­ga­toire des indi­gènes pou­vait ali­men­ter ses armées : c’est ce qu’il fit.

Jus­qu’en 1912, la conscrip­tion était volon­taire, mais à cette date M. Mes­si­my pré­sen­ta un rap­port à la Chambre où il disait : « Nous ne sup­plée­rons aux insuf­fi­sances de notre nata­li­té, et nous ne dis­po­se­rons d’ef­fec­tifs capables par le nombre d’être oppo­sés à ceux de l’Al­le­magne, que si nous nous met­tons dès à pré­sent en mesure d’u­ti­li­ser toutes les res­sources en hommes qui se trouvent en Algérie. »

Dès ce jour, l’im­pôt du sang fut appli­qué aux Algé­riens ; la conscrip­tion fut ren­due obli­ga­toire, et, mal­gré la résis­tance des Aurès en 1916, la révolte de Per­re­gaux en 1915, elle fut inté­gra­le­ment appli­quée pen­dant la guerre 1914 – 1918, où 50 000 Arabes trou­vèrent la mort et dont 80 000 revinrent mutilés.

C’est clair, c’est net, la colo­nie est bien civilisée !…

Dans l’en­semble, l’ar­chi­tec­ture est bien condi­tion­née elle ne manque ni de logique, ni de clar­té. En 1830, le capi­ta­lisme embryon­naire suçait irra­tion­nel­le­ment le sang des bur­nous ; en gran­dis­sant, ses exi­gences se sont pré­ci­sées et ses méthodes se sont perfectionnées.

En 1930, le capi­ta­lisme colo­nial est deve­nu grand, ses muscles ne lui suf­fisent plus, le cer­veau est venu diri­ger l’en­tre­prise et coor­don­ner les moyens d’action.

Un siècle de colo­ni­sa­tion est pas­sé ; les don­nées du pro­blème sont cla­ri­fiées, le capi­ta­lisme triom­phant fête sa vic­toire. C’est son droit, mais l’his­toire au jour le jour déchire les voiles déma­go­giques, et la véri­té se montre dans toute sa nudité.

La conquête de l’Al­gé­rie n’est plus autre chose qu’une démons­tra­tion par le fait de la colo­ni­sa­tion capitaliste.

[/​Élie Ango­nin/​]

(à suivre)

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