La Presse Anarchiste

Dans le jeu de quilles

À l’ins­tar de Minos, Eaque et Rha­da­mante, les sieurs Mer­cier, Gohon et Nor­mand, juges infer­naux, dis­tri­buaient chaque année à leurs clients for­cés des siècles de prison.

Leur état intes­ti­nal, leurs dif­fi­cul­tés conju­gales ou de plus impon­dé­rables cir­cons­tances déter­mi­naient ces trois indi­vi­dus à esti­mer sévè­re­ment les actes de leurs vic­times. L’une d’elle s’est rebif­fée, et l’antre jour : Pan ! Pan ! Pan ! puis le pis­to­let s’enraya.

D’où il appert que le conseil du phi­lo­sophe Jésus était sage : « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés, ne condam­nez pas et vous ne serez pas condamnés. »

D’où il appert aus­si qu’il est pré­fé­rable d’employer le revol­ver plu­tôt que les armes automatiques.

Par sou­ci de ne pas expo­ser notre gérant à la vin­dicte des lois, je me gar­de­rai d’ex­po­ser mon opi­nion sur l’af­faire, mais que pen­ser d’une magis­tra­ture qui, dans l’es­pace de quelques jours, acquitte un assas­sin qui tue pour ven­ger son « hon­neur outra­gé », envoie au bagne à per­pé­tui­té Mar­cel Dupré pour cam­brio­lages, et ne donne qu’un mois de pri­son à un mar­chand de « lait spé­cial pour enfants » qui met­tait 9 % d’eau dans sa marchandise ?

Et l’« hono­rable » M., Amy qui s’est quelque peu crot­té dans le sang de Rigaudin ?

Et Pachot, et Benoit, et le juge Matifas ?

L’exé­cu­tion du sieur Bayle, les coups de feu de la XIIIe Chambre marquent le début d’une ère nou­velle, et ces actes ne doivent sur­prendre personne.

Et puisque leur « Jus­tice » est en cause, voi­ci une autre face du pro­blème : Lucien Lagrue a quinze ans et déjà il est valet de chambre chez Mlle de Vil­le­neuve, à Ver­sailles ; cette noble damoi­selle l’a fait arrê­ter pour avoir chi­pé des sous dans les « réti­cules » des amies en visite ; ce petit misé­rable s’a­che­tait ain­si des ciga­rettes et des frian­dises ! Quel vice, hein ?

On lui en fera goû­ter, des frian­dises, en mai­son de cor­rec­tion ! Mais si à vingt-deux ans, retour des Bat’ d’Af’, il reve­nait voir cette bonne demoi­selle de Vil­le­neuve, en seriez-vous tel­le­ment éton­né ? Et le geste de gar­çon bou­cher Morice, tuant une vieille ren­tière, le com­pre­nez-vous mieux à pré­sent ? Et ne sen­tons-nous pas en tout ceci l’ef­fet d’une Jus­tice plus « natu­relle » et même plus humaine que la « Vin­dicte sociale » ? Les coups de revol­ver sur les mau­vais prêtres de Thé­mis, l’as­sas­si­nat de la vieille ren­tière ne sont-ils pas sem­blables à ces des­sins gra­vés dans les cavernes pré­his­to­riques, où les pre­miers artistes ébau­chaient l’ex­pres­sion de la beau­té ? Ne sont-ils pas la mal­adroite et gros­sière esquisse d’une Jus­tice que d’autres yeux ver­ront pla­ner beau­coup plus tard, déga­gée de toutes morales intéressées ?

En atten­dant, chaque mois, des ado­les­cents de dix-sept à vingt ans sont égor­gés par la socié­té : hier c’é­tait Mar­cel Morice, demain ce sera Émile Combette.

Un déter­mi­nisme impla­cable les désigne non seule­ment depuis leur enfance, mais depuis des géné­ra­tions, mais ils ne sont pas plus cou­pables que ne l’é­taient les jeunes Athé­niens que le sort envoyait en Crète chaque année.

Je ne m’é­tonne pas, mais que non plus ne se récrie la socié­té si l’in­di­vi­du en lutte pour la vie vole et assas­sine, alors que ladite socié­té, qui a pour elle la Morale, la Science et la Force, trouve tout simple de voler non seule­ment notre effort, mais notre liber­té, et enfin même de nous tuer.

[/​Le Chien./]

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