La Presse Anarchiste

Lettre du Portugal

[/​Porto, le 24 avril 1930./]

Mon cher Camarade,

J’ai bien reçu votre très esti­mée du 13 cou­rant, ain­si que l’exem­plaire de la Revue Anar­chiste, dont je vous suis bien obligé.

J’ai goû­té beau­coup votre revue, même au point de vue gra­phique, et je suis sûr qu’elle sera un fac­teur très impor­tant de la divul­ga­tion et de la pro­pa­gande de l’i­déal anarchiste.

Mal­heu­reu­se­ment, au Por­tu­gal, il n’est pas pos­sible de mettre debout une publi­ca­tion pareille.

Pre­miè­re­ment, à cause du défaut de col­la­bo­ra­teurs, parce que pour la plu­part, les intel­lec­tuels soi-disant « avan­cés », ou sont des bureau­crates ou pré­tendent à l’être, ou alors ils sont, en qua­li­té de jour­na­listes, au ser­vice des grands quo­ti­diens et par­tant assu­jet­tis aux gros com­mer­çants et indus­triels. Concer­nant la masse ouvrière, où se trouve la pha­lange anar­chiste, elle est douée d’une ins­truc­tion trop rudi­men­taire, de sorte que, sous l’as­pect lit­té­raire ou pure­ment socio­lo­gique, on ne peut pas attendre quelque chose d’elle.

Deuxiè­me­ment, parce qu’il n’y a pas les lec­teurs. La classe pro­lé­ta­rienne, étant à peu près anal­pha­bète, reste indif­fé­rente à l’é­gard des néces­si­tés idéo­lo­giques ou médiates. Les néces­si­tés immé­diates seule­ment l’in­té­ressent, c’est-à-dire les néces­si­tés car­ré­ment maté­rielles telles que : réforme des assu­rances sociales ; obser­va­tion inté­grale des huit heures de tra­vail ; réduc­tion du chô­mage, etc.

Pour vous démon­trer notre arrié­ré, il est assez de vous dire que, chez nous, en ce qui concerne les publi­ca­tions liber­taires, il y en a uni­que­ment deux : un jour­nal heb­do­ma­daire, Van­guar­da Ope­ra­ria, et une revue men­suelle, Auro­ra. Tout de même, en com­pa­rai­son des vôtres, elles sont qua­si médiocres. Il y avait un quo­ti­dien, A Batal­ha, organe de la Confé­dé­ra­tion Géné­rale du Tra­vail, mais, comme la dic­ta­ture l’a dis­sout, la publi­ca­tion de ce jour­nal a été interrompue.

Quant aux orga­ni­sa­tions idéo­lo­giques anar­chistes, il n’y en a pas, car les syn­di­cats cherchent exclu­si­ve­ment la solu­tion des ques­tions pra­tiques ou de l’instant.

En ce qui concerne la biblio­gra­phie liber­taire ori­gi­nale, il n’y en a pas non plus.

En me rap­por­tant main­te­nant à l’at­ti­tude de l’ac­tuel gou­ver­ne­ment concer­nant l’af­faire « liber­tés », la presse et les syn­di­cats sont l’ob­jet d’une cen­sure et d’une vigi­lance très rigou­reuses, et, de temps en temps, la police arrête quelques mili­tants anar­chistes. En pri­son, on les mal­traite dans le but de leur arra­cher des révé­la­tions de com­plots, les­quels existent uni­que­ment dans l’i­ma­gi­na­tion des sbires, et comme ils ne peuvent rien obte­nir, car rien n’existe, à la fin de quelques jours ou de quelques mois, on les met en liberté.

Et voi­là, mon cher Cama­rade, une esquisse de la posi­tion de l’a­nar­chisme en Portugal.

[/​R. R./]

La Presse Anarchiste