La Presse Anarchiste

Philosophie de la vie

Avez-vous éprou­vé le désir d’habiter seul, une verte prairie entourée d’ar­bres ombrageux, d’ar­bres fruitiers, de grands bois dans lesquels les ani­maux vivent en lib­erté, et où matin et soir souf­flent de douces et cares­santes bris­es, embaumées des déli­cieuses sen­teurs des collines et des val­lées : thym, romarin, lavande, rose, men­the, tilleul ? .….. Ou bien une clair­ière où tombe la chaude et viv­i­fi­ante lumière du soleil, et tout autour des jardins et d’autres bois, d’autres prés, sil­lon­nés de canaux d’ir­ri­ga­tion sous la fraîcheur desquels poussent et s’é­panouis­sent le bou­ton d’or, la vio­lette, le coqueli­cot, la mar­guerite, le bluet etc. ?

Avez-vous sen­ti le besoin de vivre là d’une vie sim­ple et pais­i­ble, loin de l’ag­i­ta­tion fébrile des grandes villes, des cen­tres ouvri­ers, des foules, avec la joie pro­fonde de savoir qu’au­tour de vous il n’est aucun être humain qui con­naisse votre retraite ? Rien que les ani­maux, les arbres, les plantes, les fleurs … Vivre là heureux à l’aspect réjouis­sant des beautés de la nature ; heureux d’en­ten­dre le chant de lib­erté du rossig­nol, du pin­son, de la fau­vette ; heureux de saluer à l’au­rore le grand astre du jour et de lui dire « Au revoir » à l’heure de sa dis­pari­tion ; heureux du silence imposant qui tombe, le soir, sur la cam­pagne et que seul par­fois trou­ble le cri lugubre ou monot­o­ne d’un oiseau de nuit ou d’un batra­cien quel­conque ; heureux des mil­lions de petits soleils qui scin­til­lent dans l’in­fi­ni éclairant les nuits et sûre­ment d’autres mon­des que nous ne con­nais­sons pas ; heureux quand même de l’or­age qui s’a­bat à la lueur des éclairs et dans le fra­cas du ton­nerre ; heureux enfin et tou­jours de ce qui con­stitue la vie libre, naturelle, sim­ple, saine, paisible.

Mais quand on est las du monde, las de tous les gens méchants, vin­di­cat­ifs que l’on con­naît, que l’on ren­con­tre, que l’on coudoie à tout instant dans la rue, au chantier, à l’u­sine, au comp­toir, au théâtre, au café, dans les réu­nions et jusqu’au seuil même de la porte de sa mai­son, — comme on voudrait alors pou­voir s’isol­er de tout ce monde dan­gereux et avili, fuir loin et trou­ver un endroit où l’on pût oubli­er qu’il y a quelque part des hommes avec les vices, les mal­adies, les mis­ères qu’ils engen­drent et les crimes qu’ils com­met­tent ? .… Et pour ne pas per­dre l’usage de la parole, par­ler seul aux ani­maux, au vent, aux eaux mur­mu­rantes du ruis­seau et aux flots écumants de la mer en furie que l’on dis­tingue au loin dans l’hori­zon argenté.

Mais partout, en quelque lieu qu’on puisse se trou­ver, il y a des hommes qui ont été per­ver­tis : ce qui vous inspire le dégoût en vous écœu­rant. Comme on voudrait n’avoir jamais con­nu la vie arti­fi­cielle et cor­rompue de la Civil­i­sa­tion ! Comme on voudrait aus­si, alors qu’on souf­fre amère­ment de toutes les peines, des dés­espoirs, des laideurs et des puan­teurs de la mau­vaise organ­i­sa­tion de la société, n’avoir jamais vu le jour, ou bien avoir dis­paru après l’ac­com­plisse­ment d’un acte de juste vengeance accom­pli sur l’une quel­conque des hor­reurs, des inutil­ités — choses ou indi­vidus — qui acca­blent l’Humanité !…

Comme on voudrait pou­voir réalis­er cette vie heureuse ! Mais ce désir s’ef­face entière­ment devant les dif­fi­cultés de plus en plus nom­breuses de l’ex­is­tence : la lutte pour la vie. Est-il besoin de le répéter ? Tra­casseries, pour­suites, empris­on­nements, exé­cu­tions, obsta­cles de toutes sortes se dressent devant l’In­di­vidu com­bat­if, l’in­soumis, le réfrac­taire, l’il­lé­gal. Traqué de partout par le polici­er, le gen­darme, le pro­prié­taire, le mouchard, la foule des imbé­ciles et des lâch­es, il doit se tenir con­stam­ment sur le « qui vive », et pour ne pas suc­comber, user de ruse, d’adresse, d’au­dace, surtout d’au­dace. Dans cette lutte, la bon­té et l’amour doivent être exclus, et avec l’en­traide et la sol­i­dar­ité n’être réservés que pour ceux qui, comme lui, com­bat­tent pour leur rai­son d’être dans sa vraie signification.

La rai­son d’être con­siste en ceci : la Nature étant indi­vis­i­ble et créant les hommes égaux, tout indi­vidu à droit à la vie et à sa con­ser­va­tion, par con­séquent droit de prise sur tout ce qui lui est indis­pens­able, et ne doit tenir aucun compte des lois et règle­ments imposés par ceux qui se sont arrogé — par des moyens détournés — les droits de Pro­priété et d’Au­torité. En effet, quand le besoin de vivre par­le, il ne faut écouter que lui ; tant pis si le chemin par où il vous mène n’est par tou­jours sans épines et sans douleurs.

Du fait que la race humaine est divisée en deux camps advers­es : les rich­es, les gou­ver­nants d’un côté ; les mis­éreux, les gou­vernés de l’autre ; la lutte — pour ces derniers — devient plus âpre et plus vio­lente : les coups suc­cè­dent aux coups. Or, la lutte c’est la vie. Celui qui le com­prend et se donne l’ac­tiv­ité néces­saire pour con­quérir ou con­serv­er l’in­té­gral­ité de sa pro­pre indi­vid­u­al­ité en éprou­ve de la joie, de la sat­is­fac­tion. Tan­dis que l’In­di­vidu inerte, soumis, suiveur, obéis­sant et dis­ci­pliné n’est qu’un esclave, un auto­mate, un jou­et ; il fait ain­si aban­don de sa dig­nité, devient inca­pable d’a­gir par lui-même. C’est un cadavre vivant, sans ini­tia­tive, sans volon­té, mécon­nais­sant la rai­son éclairée par l’ob­ser­va­tion et le libre exa­m­en, il peine, végète, souf­fre et meurt sans avoir con­nu la Vie.

[/Fernand Paul/]


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