Il est anarchiste individualiste. C’est-à-dire qu’après beaucoup d’efforts il est arrivé à s’affranchir de quelques préjugés. De longues heures consacrées à l’étude lui ont permis de constater qu’il lui restait tout à apprendre. Beaucoup d’énergie lui permet d’agir quelquefois ainsi qu’il l’admet en théorie.
Sa fille avait six ans. Elle vient de mourir …
Un enterrement passe. En tête un prêtre chante. Derrière un corbillard couvert de fleurs et de couronnes, des gens pleurent. Les principaux acteurs de cette comédie ont arboré des vêtements de circonstance. Ils sont parfaitement ridicules.
Prêtre, famille, amis et connaissances accompagnent à sa dernière demeure la fille de l’anarchiste…
Où est-il donc lui ? Je ne le vois pas. Comment a‑t-il pu tolérer cette manifestation grotesque autour du cadavre de son enfant qu’il chérissait ? Je le croyais sincère et ennemi irréductible des religions et du culte des morts. Il faut que je sache. Je vais aller l’interroger.
– En deux mots, voici ce qui m’amène : je viens de voir passer l’enterrement religieux de ta petite. J’ai été surpris. J’ai entendu des gens d’opinions diverses critiquer ta conduite. Je dois te dire que tous sont peu tendres à ton endroit. Les uns t’incriminent pour n’être pas à l’enterrement, les autres parce qu’un prêtre y assiste. Enfin tu as mauvaise presse, aussi unanimement mauvaise que possible. J’ai voulu avoir tes raisons. Je viens te les demander en camarade qui déteste juger autant qu’il aime savoir.
– Voici. Un cadavre, pour moi, ne représente pas autre chose que de la chair en putréfaction dont on doit se débarrasser le plus vite possible. Il faut éviter les mauvaises odeurs et se préserver de la contamination. Je voudrais que ces sortes de choses se fassent simplement et en tenant compte des seules questions d’hygiène.
Cependant j’ai une famille qui aimait beaucoup, elle aussi, la petite disparue. Cette famille est religieuse, qui peut se vanter de ne pas l’être ? Elle pratique le culte des morts. Elle m’a demandé de la laisser faire ainsi que tu viens de voir qu’elle a fait. Je n’ai pas refusé puisqu’ils ne me demandaient pas de participer à leurs simagrées.
De quoi s’agissait-il en somme ? Incinérer ou enfouir un cadavre. Ce n’est là rien de bien agréable à faire. D’autres s’en sont chargés. Ils m’ont évité une corvée désagréable. Et je n’ai pas cru nécessaire de m’informer de la façon dont ils s’y prendraient. Ils n’ont point porté atteinte à ma manière de voir ou de faire. J’agis de même envers eux.
Il y a des mécontents ? Je suis habitué à en faire et me borne à regretter que le catholique, satisfait sur un point, soit mécontent de ne m’avoir pas vu suivre respectueusement quelque chose qu’il n’aurait pas acheté quatre sous. Je déplore que les libres-penseurs se bornent à remplacer le drap mortuaire par un drap d’une autre couleur, la croix par un drapeau rouge ou noir, le braiment du prêtre par un discours aussi inepte qu’hypocrite.
Je déplore enfin que tous ces gens qui me méprisent ne soient pas assez forts pour faire abstraction de mon individualité ; qu’ils viennent m’ennuyer quand je les laisse si tranquilles ; qu’ils en soient encore à souhaiter de nouvelles chapelles, de nouvelles idoles et qu’ils demeurent incapables de dire pourquoi ils veulent détruire celles qui existent.
Et voilà qu’une fois de plus il nous faut constater que nous ne pouvons pas compter sans le milieu puisque, malgré mon désir de n’attacher aucune importance aux morts, je viens d’être amené à leur consacrer un quart d’heure que j’aurais certainement pu employer plus utilement.
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