Depuis longtemps j’entends parler de la crise que subit l’anarchisme, de l’abandon de la propagande, du peu de camarades qui fréquentent les groupes et de la crainte de voir nos journaux disparaître par suite de l’état toujours précaire de leur caisse.
Il est vrai qu’à une certaine époque, au moment de la période héroïque, nous avions des journaux qui, momentanément, eurent un très fort tirage — le Père Peinard, particulièrement était fort en vogue dans la classe ouvrière. À ce moment, on croyait à la révolution ; beaucoup de copains pensaient qu’avant quelques années c’en serait fait, de la société bourgeoise. La population ouvrière était purement révolutionnaire, prête à marcher ; la répression impitoyable de la commune était déjà loin ; la puissance du socialisme actuel, électoral, réformiste, ne se révélait pas encore, les quelques propagandistes socialistes, orateurs ou écrivains, étaient résolument révolutionnaires ; des villes entières étaient acquises à la révolution, non point parce que leurs populations étaient véritablement éclairées, mais simplement parce qu’elles ne voyaient aucune autre issue pour s’affranchir.
La répression est venue avec les lois scélérates. Aucune action révolutionnaire ne se précisant, ne reliant entre eux les militants pour la lutte en une espérance de victoire prochaine, la terreur régna en plein ; certains renièrent leurs idées, la plupart se turent, la meurtrière paix sociale ne fut plus troublée par la crainte d’une révolution prochaine, le tirage des journaux baissa, la crise commença.
Cependant, grâce à la propagande antérieure, des idées avaient pénétré les masses ; la propriété, la religion, la patrie avaient sérieusement été attaquées ; il en restait quelque chose dans les esprits ; les partis politiques avancés en profitèrent : les journalistes socialistes révolutionnaires, les orateurs se révélèrent opportunistes et les anciens perturbateurs vinrent les appuyer de leurs bulletins de vote — arme ramassée à nouveau — le programme socialiste rallia les ennemis du gouvernement bourgeois. Particulièrement dans les villes, où la répression contre les anarchistes fut énergique, les militants qui avaient été inquiétés, emprisonnés, et fortement gênés par les lois scélérates, ne purent refouler le nouveau courant socialiste grossi d’éléments qui autrefois étaient acquis au mouvement révolutionnaire.
Un exemple — Dernièrement, j’ai reçu une lettre d’un camarade d’une ville de tissage dont, à un moment donné, toute la population ouvrière était acquise au mouvement révolutionnaire ; il me dit : « Dans cette ville de 25000 âmes, il se vend 6 Libertaires et autant de Temps Nouveaux — c’est une génération de perdue. Autrefois, quand dans le Père Peinard, il y avait un entrefilet sur un fait local de lutte ouvrière, il s’y vendait 200 numéros. »
De ce fait de la vente occasionnelle importante d’un numéro d’un journal anarchiste — par suite d’un cas de lutte locale — on peut déduire que ce n’est que superficiellement que les populations étaient touchées par notre propagande. Il suffit d’une période de terreur pour que les parlementaires avancés prennent la place des meneurs anarchistes.
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Les meneurs anarchistes, autrefois, en général, étaient des révolutionnaires communistes qui n’avaient comme but que de renverser la société bourgeoise par un coup de force, par une suite de coups de force, par la révolte du prolétariat, qui aurait fait table rase du vieux système de propriété individuelle, d’organisation sociale basée sur une centralisation à outrance et aurait instauré le communisme ; les hommes, groupés en communes fédérées, constitueraient l’anarchie mondiale, où la fraternité régnerait : c’étaient des anarchistes futuristes. Blanquistes par leur révolutionnarisme, quarante-huitards par leur méthode de critique de la propriété individuelle, imbus aussi de réminiscences de Jean-Jacques, ils rendaient l’organisation sociale bourgeoise responsable de toute la souffrance sociale.
Seuls jusqu’alors les bourgeois, les conservateurs de l’ordre s’étaient mis à faire la critique du rêve anarchiste et considérés comme profiteurs, leur critique n’avait pas ébranlé la foi anarchiste. Tous les révolutionnaires mus par la crainte d’arrêter leur élan, en perdant leur temps en discussions vaines, empressés de marcher à l’assaut de la société bourgeoise de suite, avec les armes qu’ils avaient en mains, ralliés en masse autour du drapeau de la Révolution — rouge et noir — ne tinrent compte de l’individu que pour en faire un enthousiaste en lui faisant entrevoir dans le futur demain, le rêve de fraternité, d’humanité, d’amour, qui deviendrait réalité s’il vainquait par sa bravoure et sa hardiesse !
La débandade venue, l’action se mua en discussions, on n’agit plus ou plutôt on agit moins, on réfléchit davantage, on se discuta et soi-même et son rêve. La critique de l’anarchie par les anarchistes se doubla de la critique des anarchistes, observés au point de vue anarchiste. Nous en sommes là. Est-ce une étape ? En tout cas, c’est ainsi.
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La critique de l’anarchie découvrit que les aspirations de consommation, de jouissance, de volupté étaient illimitées, que les moyens de production l’étaient, que les préjugés individuels, non détruits avant la révolution, ne disparaîtraient pas aux premiers jours de la liberté, que les colons qui débarquent dans une île déserte apportent avec eux, en eux, toutes les qualités, tous les défauts qui se retrouveront inéluctablement dans les œuvres, dans les organisations, qu’ils créeront. En un mot, on étudia, on critiqua l’anarchie future, on tenta d’en préciser certains caractères, elle n’apparut plus comme un article de foi, mais comme une chose de raison que l’on n’établirait que par une volonté opiniâtre et éclairée et du même coup on fut conduit à étudier ce que devaient être les artisans d’une œuvre si considérable, de longue haleine, qui ne se réaliserait pour l’humanité entière qu’avec le concours des siècles.
On avait trouvé des foules pour acclamer la vision d’un rêve de félicité, des enthousiastes pour tenter de l’atteindre. Il est humain, il est compréhensible que l’on ne trouve pas de grandes quantités de gens qui veulent se préparer par un travail constant d’étude et de transformation individuelle à être les bons ouvriers d’une œuvre, dont les qualités seront exactement en rapport avec les leurs.
Telle est la cause de là prétendue décadence anarchiste.
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