La Presse Anarchiste

Correspondance

[/​À Quimporte/]

À ton étude sur le spi­ri­tisme je veux appor­ter ma contri­bu­tion et expli­quer com­ment je pense que se pro­duit le phé­no­mène de la table par laquelle les esprits com­mu­niquent avec les vivants.

Dans une pièce où règne une demie-obs­cu­ri­té les spi­rites ont les mains posées à plat sur la table ; l’im­mo­bi­li­té engour­dit leurs membres, l’at­tente, l’ap­pré­hen­sion contra­rie la res­pi­ra­tion ; le recueille­ment des assis­tants, le silence impres­sion­nant qui n’est cou­pé que par la voix impé­rieuse de celui qui inter­roge, tout concourt à trou­bler la norme des fonc­tions vitales et des sens, à éner­ver, à faus­ser la notion exacte des choses… Mais les minutes s’é­coulent… cha­cun se rap­pelle que les mains doivent s’ap­po­ser et non appuyer or, quelque atten­tion que l’on y mette, dans la sorte d’hyp­nose dans laquelle on se trouve, selon sa force de résis­tance, selon sa ner­vo­si­té, il arrive un moment où l’on appuie ses mains sur la table qui est tou­jours une table légère à quatre pieds ou comme celle que tu as vue à un pied cen­tral. Alors quand on se sur­prend à appuyer trop for­te­ment on sou­lève ses mains pour ne les impo­ser que fai­ble­ment. Dans le cou­rant de l’at­tente, on se sur­prend constam­ment à trop appuyer. Il ne tarde pas à se pro­duire qu’au moment où l’on sou­lève ses mains, le voi­sin lui pré­ci­sé­ment appuie : la table se sou­lève de votre côté, pre­mier phé­no­mène. Mais le voi­sin s’est aper­çu qu’il appuie, la table reprend son aplomb et comme vos mains ont ten­dance à res­ter sus­pen­dues vous appuyez à votre tour étant à peu près inca­pable de contrô­ler votre pres­sion et la table se sou­lève à l’autre bout : seconde phase.

Quant aux cra­que­ments, ne sont-ils pas cau­sés par la dila­ta­tion du bois cau­sée par l’hu­mi­di­té, la pres­sion et la cha­leur des mains ?

C’est parce qu’ils ne se l’ex­pliquent pas que les spi­rites voient dans le phé­no­mène des tables dites « tour­nantes » une inter­ven­tion extra-naturelle.

Enfin il est avé­ré que des per­sonnes s’au­to­sug­ges­tionnent ; cela peut être un phé­no­mène, si déve­lop­pé, qui se pro­duit si fré­quem­ment, même en dehors des lieux consa­crés à la pra­tique du spi­ri­tisme que sou­ventes fois on est obli­gé de trai­ter les plus beaux sujets dans les mai­sons de fous.

À côté de ceux-là, com­bien sont deve­nus demi-conscients par la pra­tique des rites du spi­ri­tisme ; com­bien d’êtres à la volon­té faus­sée, dévoyée ou anéan­tie ? Que de pauvres malades hys­té­riques, névro­sés ont vu leurs maux empirer.

La sug­ges­tion, c’est-à-dire la croyance en des choses ima­gi­naires est une des carac­té­ris­tiques du spi­ri­tisme. Mais si je te dis que, comme à peu près tous nos contem­po­rains, tu es sous le coup de cer­taines sug­ges­tions, ne vas-tu pas te récrier ?

Cepen­dant tu ris, tu te moques de gens qui voient, qui entendent un esprit, qui affirment qu’ils voient alors que tu ne vois ni n’en­tends. Et moi, à mon tour, que puis-je pen­ser de celui qui pré­tend que tel ensemble de lignes, de cou­leurs le ravit par son har­mo­nie, que dans une pein­ture, un tis­sus, un assem­blage de teintes est d’un bel effet ?

Que pen­ser d’un voyant qui se refuse à me démon­trer la réa­li­té de sa vision, qui pré­tend, parce qu’une table oscille sous le poids d’a­vants-bras humains, que les esprits se mani­festent et que la vue d’un ensemble de cou­leurs, de formes, plonge dans l’ex­tase en s’é­criant : Allan Kar­dec parle, la beau­té se mani­feste à moi, par la ligne, la forme, la cou­leur, l’art !

Le détra­que­ment cau­sé par la sug­ges­tion est patent. Des mil­lions et des mil­lions d’in­di­vi­dus tissent, cousent, bâtissent, construisent, peignent, pro­duisent en un mot, pour satis­faire au goût dis­pen­dieux qu’oc­ca­sionne la sug­ges­tion, et des mil­lions et des mil­lions d’êtres s’ef­forcent à don­ner à leur visage, à leur corps, à leur peau, à leurs che­veux et à leurs poils, à leurs vête­ments et à leur demeure une appa­rence telle qu’ils devien­dront par là l’ob­jet d’une contem­pla­tion admi­ra­tive pour beau­coup de leurs concitoyens.

Peut-être les auto-sug­ges­tion­nés sont-ils nor­maux et ce qui te manque, Quim­porte, pour com­prendre et voir les esprits, me manque-t-il à moi pour com­prendre l’har­mo­nie qui se dégage de cer­taines lignes, formes et cou­leurs. Je ne sais que pen­ser, car tu vois ce que je ne vois pas. Tu dois man­quer d’un cer­tain sens et moi de deux.

Quand la presque una­ni­mi­té des gens étaient croyants en Dieu, on écar­te­lait, brû­lait les non-croyants ; je sou­haite que le spi­ri­tisme ne se déve­loppe pas trop, car pro­ba­ble­ment nous pas­se­rions un mau­vais quart d’heure. Il y a peu de temps un spi­rite de ma connais­sance ne disait-il pas furieu­se­ment que tous ceux qui pensent que le spi­ri­tisme est une sot­tise sont des canailles. Celui qui s’a­dresse aux spi­rites et leur veut par­ler rai­son n’est guère mieux com­pris que celui qui stig­ma­tise la sug­ges­tion de l’es­thé­tique et qui fait remon­ter à cette sug­ges­tion une bonne par­tie des luttes humaines. Encore peut-on mettre en garde des gens qui ne sont pas encore vision­naires, tan­dis que la sug­ges­tion esthé­tique com­mence dès le ber­ceau, aus­si faut-il un esprit réel­le­ment volon­taire et rai­son­neur pour s’en dégager.

Médium­ni­té, esprits, fleurs et plumes, poin­tillés, rayures, petits et grands car­reaux, modes, visages de camée, nez grec, gra­cieux contours, pure­té des lignes, tables val­santes, prêtres, artistes et médiums vous êtes les ins­tru­ments, objets et tru­che­ments néfastes de sug­ges­tions, qui ont dis­pa­ru, qui dis­pa­raissent, qui dis­pa­raî­tront, car les dieux sont dans la fosse, toi et d’autres vous nous faites voir le ridi­cule et le dan­ger du spi­ri­tisme et moi, je te dis esthète : le déve­lop­pe­ment scien­ti­fique n’est par­ve­nu qu’à dis­si­mu­ler sous la jupe entra­vée, l’ha­bit, le haut-de-forme, la cloche, notre nudi­té, notre fai­blesse natives, qu’à ajou­ter à nos chaînes d’autres chaînes, qu’à com­pli­quer les dif­fi­cul­tés de l’exis­tence, qu’à mul­ti­plier, ampli­fier nos appé­tits, qu’a nous rendre insa­tiables, tou­jours déçus, mécontents !

En dehors de la réa­li­té, y a‑t-il autre chose que la fic­tion, l’er­reur, le men­songe, le vice, la folie : causes de douleur ?

Oui, Quim­porte les chi­mères sont à craindre.

[/​G. Butaud/​]

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