La Presse Anarchiste

De l’individualité à la nation

La famille et la tribu

Par­mi les socié­tés humaines, la famille est sans contre­dit sous tous les rap­ports la première.

Par ori­gine, elle est une asso­cia­tion volon­taire et sen­ti­men­tale entre deux per­sonnes : c’est l’u­nion sexuelle. Mais la famille n’existe réel­le­ment que quand des enfants sont nés. Ce qui prouve qu’elle est une socié­té natu­relle, c’est ce carac­tère impor­tant de l’as­so­cia­tion invo­lon­taire des enfants à la vie, à la situa­tion sociale, la san­té, à la mora­li­té et à l’in­tel­li­gence des parents.

Dans la famille, l’au­to­ri­té est par­ta­gée entre le père et la mère, elle s’exerce sur les enfants dont on exige une sou­mis­sion, d’a­bord com­plète, c’est-à-dire depuis leur nais­sance, parce que leur volon­té n’existe pas encore ; cette auto­ri­té se relâche petit à petit, au fur et à mesure que leur indi­vi­dua­li­té se déve­loppe et finit par deve­nir presque nulle quand ils deviennent à leur tour chefs de famille.

Une dif­fé­rence remar­quable est à obser­ver dans le gou­ver­ne­ment de la famille, c’est la manière dont s’exerce l’au­to­ri­té pater­nelle et mater­nelle. Le père repré­sente la rai­son, la mère le sen­ti­ment. Le pre­mier applique le prin­cipe de jus­tice et de res­pon­sa­bi­li­té, par exemple : « À cha­cun selon ses œuvres » ; la deuxième applique le prin­cipe d’hu­ma­ni­té et de soli­da­ri­té : « À cha­cun selon ses besoins ». Le père s’oc­cupe des aînés et des forts, il les pro­duit dans le monde exté­rieur, les asso­cie à tous ses tra­vaux et les habi­tue à la res­pon­sa­bi­li­té de leurs actes ; la mère, elle, s’oc­cupe des jeunes et des faibles, elle les réunit autour du foyer, les pro­tège, les soigne et leur inculque à tous le beau sen­ti­ment de la solidarité.

En un mot, le père est la tête et la mère le cœur de la famille.

La mort pré­ma­tu­rée d’un des deux, pro­duit un effet dif­fé­rent sur le sort des enfants. Si c’est la mère, il est à craindre qu’un cer­tain bien-être en souffre, dans leurs mala­dies ils seront un peu moins soi­gnés ; si c’est le père, c’est leur édu­ca­tion qui en pâtira.

Les socié­tés natu­relles ont un carac­tère spé­cial : c’est la confu­sion des élé­ments consti­tu­tifs avec les élé­ments organiques.

Dans la famille, parents et enfants sont tous ensemble les élé­ments consti­tu­tifs de l’as­so­cia­tion, ils four­nissent le capi­tal social qui est com­po­sé des per­sonnes et des biens.

Ils sont en même temps orga­niques et agissent dans l’in­té­rêt com­mun, en même temps que dans l’in­té­rêt par­ti­cu­lier ; ces deux formes d’in­té­rêts se trouvent confondues.

Cepen­dant, aux élé­ments essen­tiels de la famille peuvent être ajou­tés des élé­ments acces­soires, comme les esclaves de l’an­ti­qui­té, les domes­tiques de nos jours. Ces élé­ments sont pure­ment orga­niques. Les esclaves n’a­vaient aucun droit, les domes­tiques en ont, si l’on veut, des per­son­nels, mais ils n’ont du droit social que celui qui leur est prê­té pour ain­si dire par les membres consti­tu­tifs de l’as­so­cia­tion, spé­cia­le­ment par le père et la mère, pour la mis­sion par­ti­cu­lière qui leur est confiée.

On sait que de la famille pro­cède la tri­bu, qui est la réunion de plu­sieurs familles de la même souche sous la direc­tion des plus anciens géné­ra­le­ment, qui rem­plissent un cer­tain rôle, plus effa­cé peut-être, mais ana­logue à celui du père dans la famille.

L’au­to­ri­té dans la tri­bu est bien moins forte que dans la famille, mais il est une chose remar­quable, c’est sur­tout l’au­to­ri­té fémi­nine, auto­ri­té de sen­ti­ment, d’hu­ma­ni­té et de soli­da­ri­té qui s’af­fai­blit, c’est le prin­cipe mâle d’é­qui­té, de répres­sion et de res­pon­sa­bi­li­té qui domine le plus.

Si la tri­bu à son tour aug­mente et devient de plus en plus une peu­plade, qui se com­pose de plu­sieurs tri­bus com­po­sées, elles, de plu­sieurs familles, l’au­to­ri­té devient vague et s’af­fai­blit ; elle appar­tient tou­jours aux plus anciens, décou­lant du sen­ti­ment patriarcal.

La peu­plade ne ren­con­trant plus aucun obs­tacle à son déve­lop­pe­ment ter­ri­to­rial, le lien moral qui unit tri­bus et familles ten­dra d’une façon conti­nuelle à se relâ­cher à mesure que le groupe devien­dra plus nom­breux ; l’au­to­ri­té dimi­nue­ra sans cesse.

Mais la peu­plade ren­contre des limites, d’a­bord les obs­tacles géo­gra­phiques, mers, déserts, fleuves et mon­tagnes, etc. — que la bêtise des hommes a dénom­mées fron­tières — qui sont pour elle une dif­fi­cul­té, qu’à la longue, il est vrai, elle peut sur­mon­ter, mais qui, en atten­dant, rendent sen­sible la concur­rence vitale et obligent les hommes à bien des efforts d’or­ga­ni­sa­tion sociale, ten­dant à per­mettre à l’aug­men­ta­tion de la popu­la­tion et au pro­grès sous ses diverses formes de se pro­duire dans un espace limité.

La peu­plade ren­con­tre­ra d’autres peuples qui non seule­ment l’ar­rê­te­ront, mais encore pour­ront la refou­ler sur elle-même. Alors l’as­so­cia­tion se refor­me­ra plus étroite et for­cé­ment se trans­for­me­ra : ce ne sont plus les vieux qui seront chefs, mais les plus forts, les plus har­dis ; la lutte avec les obs­tacles exté­rieurs déve­lop­pe­ra sûre­ment de nou­velles qua­li­tés indi­vi­duelles et pro­dui­ra fata­le­ment de nou­velles ins­ti­tu­tions sociales.

Il faut aus­si comp­ter avec les hasards de la guerre qui font dis­pa­raître cer­taines peu­plades, tan­dis que les autres se péné­tre­ront et for­me­ront de nou­veaux groupes dont le prin­cipe d’u­nion et la rai­son d’être ne seront plus la com­mu­nau­té d’o­ri­gine et les sen­ti­ments de fra­ter­ni­té, mais la com­mu­nau­té des inté­rêts et la néces­si­té de les garantir.

Et quand un cer­tain équi­libre se sera enfin éta­bli, tri­bus et peu­plades auront dis­pa­ru, les races se seront mêlées et il se sera for­mé des nations, dans le gou­ver­ne­ment des­quelles le prin­cipe sen­ti­men­tal n’au­ra plus rai­son d’être.

Dans un pro­chain article je trai­te­rai de la nation.

[/​Maurice Imbard/​]

(à suivre)

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