La Presse Anarchiste

Individualisme ou anarchisme

Je n’ai jamais pu admettre l’as­so­cia­tion de ces deux termes : indi­vi­dua­liste et anarchiste. 

J’ai maintes fois essayé d’ex­po­ser les rai­sons qui me les font consi­dé­rer comme incom­pa­tibles, mais chaque fois j’ai eu les hon­neurs du panier ; ce qui n’a fait que me for­ti­fier dans mon idée.

Je pro­fite de l’ar­ticle de Xavier et sur­tout de ce que la Vie Anar­chiste s’in­ti­tule « tri­bune libre » pour récidiver.

Si cha­cun était d’ac­cord sur la valeur des mots bien des dis­cus­sions seraient évi­tées. Celui qui disait cela avait bien rai­son, et je ne puis admettre l’as­so­cia­tion des éti­quettes indi­vi­dua­liste et anar­chiste sim­ple­ment parce que je leur accorde une autre valeur que celle que leur accordent les cama­rades qui les adoptent.

Ain­si l’in­di­vi­dua­lisme de Loru­lot (pour ne citer que celui-là) s’ac­com­mode fort bien de l’a­nar­chisme ; si bien même que je n’y vois pas un brin d’individualisme. 

Les cama­rades qui adoptent les deux éti­quettes disent sou­vent que s’ils sont anar­chistes c’est par égoïsme. C’est pour eux qu’ils veulent réa­li­ser la soli­da­ri­té humaine et c’est leur vie qu’ils veulent vivre.

J’en­tends bien, mais … n’est-ce pas aus­si par égoïsme que d’autres veulent une répu­blique ou un roi ? Tous ceux qui luttent pour une cause quel­conque ne disent-ils pas aus­si que c’est pour eux d’a­bord qu’ils veulent le suc­cès de cette cause et enfin cha­cun depuis le sau­vage jus­qu’à l’a­nar­chiste n’a-t-il pas ce même idéal : vivre sa vie ? C’est seule­ment dans la concep­tion que l’on a de la vie qu’il y a une dif­fé­rence, une énorme différence.

Incons­ciem­ment ou invo­lon­tai­re­ment cha­cun de nous a une ten­dance à l’in­di­vi­dua­li­té, à l’é­goïsme. Mais ce n’est pas de ce fonds com­mun d’é­goïsme que l’on peut se conten­ter pour se dire individualiste.

Et si c’é­tait là l’in­di­vi­dua­lisme, nous le serions tous, depuis le came­lot du roi qui serait indi­vi­dua­liste roya­liste jus­qu’à Xavier qui serait indi­vi­dua­liste bour­geois. Le mot n’au­rait alors plus aucune valeur et devien­drait aus­si inutile que celui de « bipède » pré­cé­dant le mot homme.

Ce ne peut-être là l’in­di­vi­dua­lisme, qui est une phi­lo­so­phie, qui n’a rien à voir avec l’a­nar­chisme, le socia­lisme ou le monar­chisme. Et c’est ce qui explique le gali­ma­tias, le gâchis qui règnent dans les idées des jeunes cama­rades qui se four­voient dans cette bizarre association.

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L’a­nar­chiste veut sup­pri­mer l’au­to­ri­té. Il veut voir l’en­traide suc­cé­der à la lutte entre les indi­vi­dus. L’a­nar­chisme (tous les théo­ri­ciens sont d’ac­cord là-des­sus) veut réa­li­ser la soli­da­ri­té humaine, l’har­mo­nie uni­ver­selle, une socié­té où n’o­béis­sant à aucune contrainte exté­rieure les indi­vi­dus pour­ront s’é­pa­nouir libre­ment. Là est le but. Que cer­taines diver­gences existent quant aux moyens, c’est indis­cu­table, mais ces diver­gences ne sau­raient expli­quer l’ap­pel­la­tion d’individualistes.

Le but de l’a­nar­chiste n’a rien de com­mun avec celui de l’in­di­vi­dua­liste, qui est son moi. Que sont pour l’in­di­vi­dua­liste : l’hu­ma­ni­té, la socié­té, l’har­mo­nie, la soli­da­ri­té humaine ? Des enti­tés, des causes exté­rieures à lui-même et pour les­quelles il ne lutte pas. Il lutte pour lui. Il est son but. S’il s’oc­cupe de l’hu­ma­ni­té c’est pour s’en ser­vir, mais jamais pour faire ser­vir son moi à la cause de l’hu­ma­ni­té. Pour l’in­di­vi­dua­liste, l’in­di­vi­du est le but. Pour l’a­nar­chiste, l’in­di­vi­du est le moyen propre à réa­li­ser le but qui est l’anarchie.

La soli­da­ri­té humaine ne peut être réa­li­sée que par des indi­vi­dus ayant évo­lué vers un même but, ayant subi une même trans­for­ma­tion, ayant une même concep­tion du bien et du mal, c’est-à-dire une morale commune.

Le mot anar­chiste suf­fit à expli­quer que cette morale ne peut être impo­sée. Mais pour que l’har­mo­nie puisse exis­ter les indi­vi­dus auront dû au préa­lable se l’as­si­mi­ler c’est-à-dire d’au­to­ri­taires se muer en libertaires.

Pour l’in­di­vi­dua­liste il ne sau­rait être ques­tion de morale même liber­taire. Il n’y a pour lui ni droit humain, ni véri­té, ni jus­tice, ni rai­son ; sa puis­sance comme sa pro­prié­té ne connaissent de limite que dans la force adverse, comme Stir­ner, il dit : « je peux, donc c’est juste ». « Il se peut que ce ne soit pas jugé juste par autrui, mais tant pis, à lui de se garder ».

Enfin l’in­di­vi­dua­liste vit sa vie, dans la socié­té telle qu’elle est organisée.

L’ar­ticle de Xavier nous le montre bien. Pour lui il est pos­sible d’être heu­reux pré­sen­te­ment en reje­tant tout scru­pule, toute morale, tout sen­ti­ment humanitaire.

L’a­nar­chiste veut vivre sa vie … mais il ne la vit pas. Pour lui le bon­heur ne consiste pas seule­ment dans la satis­fac­tion des besoins natu­rels, mais aus­si dans la pos­si­bi­li­té de déve­lop­per libre­ment toutes ses facultés.

Pour trou­ver le bon­heur dans la socié­té actuelle l’in­di­vi­dua­liste doit déve­lop­per son égoïsme au point de n’être affec­té que de ce qui le touche per­son­nel­le­ment ; il doit arra­cher de son cœur tout sen­ti­ment de pitié, il doit tarir toutes ces sources de souf­frances et aus­si de jouis­sances, qui s’ap­pellent : la sen­si­bi­li­té, l’af­fec­tion, etc. et domp­ter son esprit de révolte et d’indépendance.

Non, il ne peut y avoir de com­pa­ti­bi­li­té entre anar­chiste et indi­vi­dua­liste. L’un ou l’autre, mais pas l’un et l’autre.

L’a­nar­chiste ne veut pas se plier à la forme sociale, mais il veut une forme sociale cor­res­pon­dant à son déve­lop­pe­ment individuel.

Et à la concep­tion indi­vi­dua­liste du bon­heur, de Xavier, j’op­pose la concep­tion suivante :

L’in­di­vi­du pour être heu­reux, (rela­ti­ve­ment) doit détruire l’au­to­ri­té inté­rieure de ses vices, de ses pas­sions, de ses pré­ju­gés, qui lui créent des besoins inutiles ou dan­ge­reux ; et com­battre toute auto­ri­té exté­rieure, qui s’op­pose à la satis­fac­tion de ses besoins natu­rels, et au libre déve­lop­pe­ment de toutes ses facultés.

[/​Ludovic Canoy/​]

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