La Presse Anarchiste

L’individu intégral

Si nous avons recours à l’é­ty­molo­gie latine du terme indi­vidu (indi­vidus, indi­vis­i­ble), nous voyons qu’il s’ag­it de désign­er un être, qui non seule­ment n’est pas une col­lec­tion, mais encore qui n’est pas par­tie inté­grante d’un tout. En un mot, par indi­vidu nous devons enten­dre un être com­plet par lui-même et qui se suffit.

Or, si nous regar­dons autour de nous, si nous nous met­tons de tous côtés à la recherche d’un tel être, nous ne tar­dons pas à nous apercevoir que nos recherch­es sont vaines. Si Dio­gène eut la con­vic­tion, après avoir exploré les rues d’Athènes à l’aide de son lumignon, que l’ex­is­tence de l’homme était un vain mot, nous-mêmes si nous savons ne pas aban­don­ner de vue la vraie sig­ni­fi­ca­tion du terme indi­vidu, à l’in­star du philosophe grec, nous ne trou­verons à aucun moment l’oc­ca­sion de nous écrier : « Eurê­ka », et nos recherch­es de l’in­di­vidu auront été aus­si vaines, que l’ont été celles de l’homme faites par Diogène.

L’in­di­vidu, c’est l’in­di­vis­i­ble ; c’est l’être dont on ne peut retranch­er la moin­dre par­tie sans l’anéan­tir aus­sitôt. L’in­di­vidu, c’est aus­si l’être com­plet ; il n’a plus rien à appren­dre, il n’y a plus rien à ajouter à son être : il est l’ab­solu, c’est un dieu, il est l’universel.

L’in­di­vidu, comme dieu, est un être absolu qui n’a jamais existé, qui n’ex­iste pas : il est dans un per­pétuel devenir. L’é­tat d’in­di­vidu, comme la per­fec­tion, comme le bon­heur, est une chose absolue placée dans l’avenir, au tré­fonds de l’in­fi­ni des temps et vers lequel les infinités d’in­finités d’êtres, qui sont et qui seront dans l’u­ni­versel cos­mos, ten­dent et con­ver­gent, un état vers lequel ils s’a­van­cent con­stam­ment et que jamais ils ne pour­ront atteindre.

L’in­di­vidu, c’est l’u­ni­versel : pour moi les deux mots sont syn­onymes. Si ce que nous appelons couram­ment indi­vidu était vrai­ment tel, il n’y aurait aucune dif­férence entre les hommes : ils seraient autant d’u­nivers. S’il en était ain­si, il n’y aurait que des égaux, des quan­tités de même valeur, puisque cette valeur serait absolue. Cha­cun de ces dieux n’éprou­verait plus le besoin de com­mu­ni­quer ses impres­sions et ses idées à son égal, ni celui d’ac­quérir des con­nais­sances. Étant autant d’u­nivers, il n’y aurait plus de lois naturelles les reliant les uns aux autres, et le but pour­suivi par cha­cun d’eux, serait con­tenu en eux-mêmes.

Or, cela n’est pas ; les hommes sont reliés entre eux par les lois naturelles qui les gou­ver­nent et for­ment tous par­tie d’un même monde. La terre et la mul­ti­tude d’êtres qu’elle com­porte et qu’elle entre­tient ne font qu’un ; mais à son tour, notre monde fait par­tie d’un sys­tème plané­taire, lequel est relié aus­si sol­idaire­ment à une infinité d’autres sys­tèmes. Cet ensem­ble incom­men­su­rable de tous les mon­des, qui gravi­tent dans l’e­space sans bornes, est juste­ment cet univers, cet être com­plet, vers lequel par notre vouloir, notre com­préhen­sion, notre amour, notre désir de con­naître, nous ten­dons tous. L’é­tat d’in­di­vidu, d’u­nivers, d’ab­solu est en nous, mais en désir, l’in­di­vidu est en nous, mais d’une façon virtuelle. Tous nous désirons d’une façon plus ou moins con­sciente nous libér­er de toutes les lois humaines ou naturelles qui nous gou­ver­nent ; nous désirons tout con­naître, afin de ne plus ressen­tir l’ar­dent besoin de savoir ; nous souhaitons nous élever par la pen­sée au-dessus de toutes choses et d’embrasser tout ce qui est dans le monde.

Tant que l’homme aura en lui des besoins, il ne sera pas com­plet ; son indi­vid­u­al­ité ne sera pas entière. Aus­si bien loin de se lim­iter à lui-même, de se ren­fer­mer dans son seul être, l’homme pour attein­dre l’é­tat d’in­di­vid­u­al­ité, doit au con­traire s’ex­téri­oris­er, s’é­ten­dre au dehors, s’as­sim­i­l­er par le cœur et par l’in­tel­li­gence, tout ce que les autres cœurs et les autres intel­li­gences con­ti­en­nent de bon, de grand, de beau, de généreux et de vivifiant.

Comme la moin­dre étin­celle con­tient en elle le désir et la puis­sance d’embraser le monde, l’homme aus­si a le désir et la puis­sance d’at­tein­dre l’u­ni­versel ; et vivre, c’est se dévelop­per, et se dévelop­per, c’est vouloir devenir l’universel.

Être indi­vid­u­al­iste n’est pas se croire suff­isant à soi-même, c’est avoir con­fi­ance en la ten­dance de la vie. Être indi­vid­u­al­iste, n’est pas s’af­firmer indi­vidu, c’est désir­er con­sciem­ment le devenir.

L’in­di­vid­u­al­isme inté­gral ne con­siste pas seule­ment à réa­gir con­tre les lois humaines, mais encore con­tre les lois naturelles, avec l’idée de s’en débar­rass­er ou tout au moins de les assu­jet­tir ; car l’In­di­vidu, c’est l’In­tel­li­gence, c’est la Puis­sance, c’est Dieu, c’est Tout, c’est l’Absolu.

L’In­di­vidu inté­gral, c’est le but infi­ni du monde uni­versel ; c’est la pen­sée dev­enue maîtresse du monde matériel, c’est la coor­di­na­tion de toutes choses, c’est l’har­monie établie partout, au moyen de la sym­pa­thie et de l’amour.

[/Maurice Robi­net/]


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