La Presse Anarchiste

L’individu moral et son milieu

De même qu’il est néces­saire à l’être phy­sique de pos­sé­der un milieu maté­riel où son pro­to­plasme trouve la sub­stance néces­saire au phé­no­mène vital, de même pour l’être moral il est indis­pen­sable de pos­sé­der un milieu moral.

Si l’on peut dire d’un être vivant, que son orga­nisme tant au point de vue his­to­lo­gique que mor­pho­lo­gique est le résul­tat maté­riel de mul­tiples mani­fes­ta­tions phy­siques s’exer­çant dans son milieu, on peut, dire éga­le­ment de l’in­di­vi­du moral qu’il est le résul­tat moral d’un milieu moral ambiant.

Mais de quoi se com­pose ce milieu moral et com­ment se mani­feste-t-il ? Il se com­pose de tous les autres (moi) et se mani­feste à tous moments par ce que nous nom­mons la critique.

La cri­tique est comme une atmo­sphère indis­pen­sable à l’être sen­sible et actif, qui enve­loppe celui-ci de toutes parts et de laquelle il ne lui est pas pos­sible d’é­chap­per. Cette atmo­sphère de cri­tique est la condi­tion sine qua non du moins autant qu’elle est judi­cieuse et bien­veillante, du déve­lop­pe­ment ration­nel et nor­mal de ce qui est l’es­sence de notre individu.

Aus­si, de même que l’or­ga­nisme est sou­mis néces­sai­re­ment à la loi du milieu phy­sique, l’in­di­vi­du moral est dépen­dant de cette loi morale d’un milieu adé­quat. Il serait donc vain de vou­loir s’en libé­rer sous le pré­texte de ne vou­loir agir qu’à sa guise, et ne pen­ser que comme bon nous semblerait.

Lorsque nous par­lons d’au­to­no­mie, de liber­té indi­vi­duelle il n’y a là ce me semble, qu’une façon de s’ex­pri­mer ; il est cer­tain qu’on ne sau­rait atta­cher à ces mots qu’une valeur rela­tive. Si l’in­di­vi­du est sou­mis à un milieu social on ne peut pas voir en lui un être com­plet, se suf­fi­sant à lui-même : l’in­di­vi­dua­li­té est donc une chose rela­tive. Dans la nature rien n’est iso­lé, tout se tient ; on ne sau­rait conce­voir dans le monde plu­sieurs uni­vers ayant leurs lois propres. L’in­di­vi­du abso­lu est un dieu, or dans le monde il n’y a point de dieu, c’est-à-dire d’être com­plet par lui-même, libre abso­lu­ment, insou­mis à toute loi, car dans le monde tout est loi pour tout, tout agis­sant et réagis­sant constam­ment et éter­nel­le­ment sur tout.

Nous devons donc nous humains comp­ter avec les autres et ne pas nous dédai­gner mutuellement.

L’in­di­vi­du est à la socié­té, ce que la cel­lule est à l’or­ga­nisme vivant : il est la cel­lule sociale ; il est donc quelque chose, mais il n’est pas tout.

Mais, il en est des indi­vi­dus comme des cel­lules orga­niques ; il en est, cer­tains, quelques-uns qui pré­sentent par eux seuls une très grande valeur intrin­sèque et ayant encore la pré­ten­tion de vou­loir mul­ti­plier cette valeur, ces neu­rones sociaux sont les indi­vi­dua­listes, alors que la mul­ti­tude n’a qu’une valeur que par sa cohé­sion, de la même façon que les atomes dans le mor­ceau de plomb n’ac­quièrent du poids que par leur grou­pe­ment considérable.

L’in­di­vi­dua­liste se carac­té­rise par ceci : qu’il se montre conscient du rôle qu’il joue, et que pour cela il se suf­fit à lui-même ; mais il ne doit pas croire qu’il est libre de faire tout ce qui lui plaît ; il ne doit point s’i­ma­gi­ner, à mon avis, que son (moi) est le centre réel du monde, et ne point se sou­cier des autres vies, car s’il ten­tait d’a­gir ain­si, de vou­loir jouer plus que son rôle, il ne tar­de­rait pas à être auto­ma­ti­que­ment remis à sa place par le milieu moral dans lequel il vit.

Nous sommes indi­vi­dua­listes, certes, mais nous savons appré­cier la rela­ti­vi­té de cet indi­vi­dua­lisme légi­time, et nous savons aus­si qu’il est pué­ril et dan­ge­reux pour nous-mêmes comme pour autrui, de lui don­ner un sens absolu.

L’in­di­vi­du est un fait, mais à la façon de la cel­lule, l’a­van­tage de celle-ci est dans l’a­van­tage de toutes les autres.

Notre sum­mum de bien-être, de savoir, de pou­voir, c’est-à-dire de liber­té est pla­cé dans le maxi­mum de science, de liber­té et de bien-être de notre milieu social. Soyons des égoïstes, mais sachons nous convaincre que le milieu est aus­si par­tie inté­grante de l’être vivant, et que nous ne sau­rions être indi­vi­duel­le­ment sans un milieu social et moral. Sachons nous rap­pe­ler que c’est dans ce milieu que nous pui­sons le suc néces­saire à notre vie ; c’est ce qu’ou­blient trop faci­le­ment cer­tains indi­vi­dua­listes, qui s’en vont fiers et dédai­gneux à tra­vers l’exis­tence, mépri­sant ce qu’ils appellent la masse ava­chie ; ne ten­tant même pas de l’é­du­quer, ne. voyant pas que par ce trop grand dédain, ils se font à eux-mêmes le plus grand tort.

[/​Maurice Robi­net/​]

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